Une conception néolibérale de la liberté a permis la montée d’une nouvelle idéologie, celle de la prétendue «identité sexuelle»*

Elle a ouvert un créneau où un autoritarisme patriarcal, qu’illustre bien la politique de l’identité sexuelle, a pu s’enraciner et prospérer.

Une réflexion de l’autrice britannique HEATHER BRUNSKELL-EVANS, d’abord publiée le 2 décembre 2018, sur Feminist Current.

Le néolibéralisme est la philosophie politique (de la gauche et de la droite) que l’on a imposée en Occident dans les années 1980 comme relevant du « bon sens » populiste. Elle présente un certain nombre de problèmes :

1) Elle considère l’individu comme un sujet autonome, principalement motivé par l’intérêt personnel ;

2) Elle nous dit qu’une économie de marché non réglementée a pour effet d’atténuer les inégalités sociales ;

3) Elle décrit la liberté personnelle comme une capacité de l’individu à « faire des choix » dans un marché constitué de tels choix.

Qu’est-ce qui ne va pas avec cette vision néolibérale et économiste de l’être humain ? Elle est réductrice. En plus d’être des sujets individuels, les êtres humains sont aussi situés dans des contextes psychologiques, sociaux et politiques qui rendent notre autonomie et nos relations avec les autres plus complexes que ce qu’une telle idéologie permet de concevoir.

La philosophie néolibérale crée un problème politique spécifique pour les jeunes filles et les femmes. Le cas du corps féminin l’illustre parfaitement : d’une part, le corps des femmes est considéré comme un objet matériel qui peut être vendu par le biais de la pornographie et du « travail du sexe », pour être consommé comme tout autre produit mis en marché. D’autre part, le corps des femmes est depuis peu positionné comme immatériel, puisque tout homme peut prétendument « devenir » une femme, non pas au sens de Beauvoir qui soutient que les personnes à corps féminin ne naissent pas « féminines » mais se font enseigner la féminité, mais du simple fait pour des hommes de s’identifier comme femmes.

Au cours des derniers mois, des transactivistes se sont activés au Royaume-Uni pour réduire au silence les femmes qui souhaitent discuter des changements proposés à la Loi sur la reconnaissance du sexe (Gender Recognition Act 2004). Les transactivistes veulent y intégrer le principe de l’auto-identification sexuelle. On a ainsi vu mises en œuvre différentes stratégies de censure des femmes, allant de l’accusation de « propos haineux » de sectarisme ou de transphobie à des pressions couronnées de succès pour dissuader des salles communautaires d’accueillir les diverses assemblées que tiennent des groupes de femmes pour explorer les enjeux de la loi et de l’idéologie de l’identité sexuelle. On a accusé les organisatrices d’être des « groupes haineux », on a lancé des alertes à la bombe contre les salles n’ayant pas capitulé, et l’on a même agressé physiquement une femme.

Des questions plus générales ont également été soulevées concernant le vocabulaire que les femmes sont autorisées à utiliser pour discuter de ces enjeux. En effet, des femmes qui écrivent que les êtres humains dotés de pénis sont des hommes ont vu leurs comptes Twitter verrouillés temporairement ou suspendus indéfiniment. Récemment, Meghan Murphy, fondatrice et rédactrice en chef du site Feminist Current, a été définitivement bannie de Twitter après avoir utilisé le mot « lui » en référence à un homme. Les mots que nous sommes autorisés à utiliser pour désigner nos propres organes sexuels sont également altérés – ainsi que le terme utilisé pour désigner les êtres humains adultes de sexe féminin, puisque le Parti Vert britannique ne parle plus de « femmes » mais de « non-hommes » et que le Musée de la Wellcome Collection, le collège Goldsmiths et l’Université de Londres ont décidé d’adopter le mot « womxn » dans le but de se montrer plus « inclusifs ».

Il est apparemment insuffisant d’insister, comme moi, sur le fait que les individus ont bien le droit d’établir leur rapport au « genre » selon les façons qui leur conviennent le mieux, que personne ne devrait faire l’objet d’une discrimination en raison de son identité ou de son expression sexuelle et que toute personne, sans la moindre exception, doit être juridiquement protégée contre toute violence. Mais au-delà de ces assurances, les femmes et les hommes critiques des stéréotypes du genre sont contraints de faire un saut de plus à l’égard de l’idéologie transgenre et d’accepter, comme article de foi, la proposition totalement irrationnelle selon laquelle les hommes qui « s’identifient comme » femmes doivent non seulement être respectés et protégés dans leur choix de le faire, mais que ces hommes sont effectivement des femmes. De plus, au cas où le public serait trop régressif au plan intellectuel ou politique pour bien comprendre le message, on nous ordonne de répéter le mantra « Les transfemmes sont des femmes » jusqu’à ce que nous l’acceptions sans conteste.

Repeat after us

L’année même où nous célébrons le centenaire de l’obtention du droit de vote par (certaines) femmes au Royaume-Uni – un exploit réalisé par des femmes critiques à l’égard du genre qui se sont élevées contre le pouvoir patriarcal et qui ont, en récompense de leurs efforts, été diffamées par des hommes et même par d’autres femmes –, nous avons vu des transactivistes s’activer à empêcher des femmes de parler de nos corps et des limites que nous souhaitons préserver. Lorsque de minuscules autocollants portant la mention « Les femmes n’ont pas de pénis » ont été apposés dans les lieux publics et des immeubles pour protester contre l’affirmation que les transfemmes sont littéralement des femmes, la police a gaspillé l’argent de nos impôts à enquêter sur ces témoignages de vérité et de résistance en les traitant comme des propos haineux.

C’est de tout temps que des hommes disent aux femmes comment comprendre leur corps et y vivre. Depuis que notre mère Ève a été piégée, les hommes se sont positionnés comme l’incarnation générique de l’être humain. La religion, la biologie évolutionniste populiste et la médecine ont toujours construit l’Homme comme la norme et la Femme comme son « Autre ». Dans les années 1970 et 1980, des théoriciennes féministes ont déployé le terme patriarcat, qui signifie littéralement le pouvoir du père, pour décrire également une structure sociale d’iniquité fondée sur la naturalisation de la « féminité ». Cette avancée épistémologique et politique n’a jamais eu pour but de rejeter la réalité matérielle de la dichotomie sexuelle. Cette théorisation politique a évolué de concert avec un militantisme populaire qui a donné naissance à des groupes de sensibilisation et a permis aux femmes de mettre en commun leurs histoires personnelles. Ce faisant, elles ont révélé l’étonnante similitude de leurs vécus sexuels et mis au jour une violence sexuelle structurelle infligée aux femmes et aux filles, par les hommes. En ce sens, l’actuelle déferlante #MeToo n’est pas nouvelle, mais bien la relance politique d’un « affrontement » de la conduite sexuelle des hommes. Peut-être devrait-elle changer de nom pour être adressée aux hommes sous l’appellation #YouToo.

Les années 1990 ont été marquées par une vive réaction contre la critique féministe radicale du patriarcat. On nous a dit que la société avait atteint un stade de « post-féminisme » et que nous pouvions toutes nous rendormir parce que les revendications du mouvement féministe avaient maintenant été satisfaites. Au Royaume-Uni, les Spice Girls sont devenues l’incarnation même de l’autonomisation sexuelle nouvelle et individualisée des jeunes femmes. Le féminisme est devenu un mot tabou, évoquant un tableau spectral de femmes misérables, sexuellement frustrées, réprimées et qui haïssaient les hommes. Au collège Goldsmiths (l’un des premiers établissements à s’être engagé sans équivoque à réinterpréter le sexe et le genre à travers la lentille de la théorie queer, et maintenant le fier foyer britannique de cette dernière), mes étudiantes manifestaient une véritable révulsion envers le « mot débutant par F ». Elles désavouaient toute suggestion selon laquelle les lois sur l’égalité et les libertés sexuelles dont elles bénéficiaient étaient le fruit du militantisme féministe et de notre rejet des rôles sexistes de genre. En toute confiance, elles tournaient en dérision les mentions que les féministes de la deuxième vague s’étaient battues pour la liberté sexuelle.

Dès le début des années 1990, l’idée que les femmes constituaient une classe de sexe avait été rejetée et les oppressions particulières subies par les femmes en tant que collectivité, et vécues physiquement par les femmes, avaient disparu. La théorie queer a poussé le concept de constructionnisme social bien au-delà de ce que l’analyse poststructuraliste et féministe avait souhaité. L’idéologie transgenriste est un résultat de la montée fulgurante de la théorie queer qui, contrairement à ce que prétendent les transactivistes, ne rejette pas l’essentialisme biologique, mais le réifie en en inversant simplement l’ordre : cette idéologie prétend que le sexe binaire, qu’il soit féminin ou masculin, est socialement « assigné », plutôt qu’un fait biologique ; en revanche, le genre – le sentiment de « féminité » ou de « masculinité » d’un individu – est qualifié de présocial, émergeant de l’être intérieur. Cette idéologie n’a aucun fondement scientifique humain et l’emporte sur les faits les plus simples.

Et malheur à celle ou celui qui ose critiquer les nouveaux diktats transgenristes, car l’autre visage de ce prétendu progressisme peut être un autoritarisme furieux. L’enjeu particulier pour lequel on m’a vilipendée est mon opinion selon laquelle la société devrait faire preuve de prudence auprès des enfants qui sortent des rôles stéréotypés de genre en évitant de les aiguiller vers une voie médicalisée de traitements hormonaux qui aura presque inévitablement des conséquences irréversibles, dont la stérilité, et – tendance qui se répand – la mastectomie pour les jeunes femmes.

L’intervention médicale et la chirurgie ne transformeront jamais un individu en quelqu’un du sexe opposé, malgré le fait que nous alimentons le fantasme des jeunes que cela se peut. La chirurgie du « changement de sexe » (ou « réassignation sexuelle ») ne peut que simuler l’apparence d’organes sexuels, par exemple en excisant le pénis et les testicules pour construire une cavité interne dénuée de sensibilité dans le corps masculin, ou en créant une prothèse de pénis faite de chair prélevée ailleurs sur le corps féminin. La conséquence de ces procédures est la stérilité, ainsi que la réduction, voire l’élimination complète, des sensations sexuelles et génitales.

Au moment même où des célébrités masculines qui s’identifient comme des femmes insistent pour dire qu’ils SONT des femmes, et où ils subissent une chirurgie reconstructive faciale et achètent des implants mammaires, mais ne voient pas la nécessité de se faire enlever le pénis (peut-être pour les raisons décrites ci-dessus), on voit des organisations dévouées à l’application aux enfants de l’idéologie trans, comme Mermaids, affirmer avec insistance qu’une intervention médicale précoce sur le corps des jeunes, sous la forme d’agents bloquants de puberté et d’hormones du sexe opposé, est essentielle à la santé et au bien-être de ces jeunes.

Il faut aujourd’hui faire une pause pour vérifier si des enfants ne sont pas sacrifiés sur l’autel idéologique d’une « identité sexuelle inhérente » qui permet à des hommes s’identifiant comme femme d’expliquer leur comportement adulte hors de tout contexte psychologique ou social. Nous pourrions aussi débattre publiquement des statistiques du suicide chez les jeunes que l’on incite à interpréter leur vécu sous l’angle de la théorie transgenriste, en réclamant des données rigoureuses fournies par la méthodologie reconnue en sciences sociales, contrairement aux données recueillies et aux conclusions tirées par le groupe de pression transgenriste StonewallUK.

La notion d’une « identité sexuelle » joue un rôle essentiel pour une autre organisation transgenriste, Gendered Intelligence, dont le PDG est un partisan de la théorie queer. Un « Livret sur la santé sexuelle des jeunes transgenres » produit par cet organisme tient les propos suivants :

« Votre apparence, votre façon de parler, votre façon d’avoir des relations sexuelles sont tous des aspects de vous-même, mais votre identité est primordiale. Une femme est toujours une femme, même si elle aime se faire sucer le pénis. Un homme est toujours un homme même s’il aime se faire pénétrer par le vagin. »

Gendered Intelligence présente une notion de la liberté en tant que réalisation personnelle de soi qui peut sembler progressiste, inclusive et compatible avec les droits des enfants et des femmes. Cependant, leur discours a la fonction inverse : il réhabilite en fait des idées traditionnelles sur l’enfance, l’adolescence et la féminité, et renforce la politique sexuelle réactionnaire qu’il prétend subvertir.

We stand with Heather BE

On prétend souvent que l’auto-identification sexuelle est une question d’égalité des chances, puisque des femmes peuvent également s’identifier en tant qu’hommes! Mais la disparité entre les réactions des hommes qui s’identifient comme femmes et celles des femmes qui s’identifient comme hommes démontre plutôt qu’elle ne réfute l’argument féministe. Dans tout le débat actuel sur ce qui est perçu comme progressiste, il est significatif que les femmes qui s’identifient comme hommes n’insistent pas, par souci d’inclusion, pour que les hommes renomment leurs parties génitales en termes non biologiques, sous prétexte que nommer le pénis comme pénis exclurait les hommes au corps féminin qui n’en ont pas. Elles n’exhortent pas non plus les organisations à reformuler le mot « hommes » pour en faire « hxmmes » (je remarque que Goldsmiths est particulièrement négligent dans son prétendu engagement à la diversité sur ce point !) ou à protester avec véhémence et agressivité que « les transhommes SONT des hommes ». Enfin, elles n’attisent aucune misandrie et ne tiennent pas de propos sexuellement menaçants à l’égard des hommes qui ne sont pas d’accord avec les idées transgenristes.

Personnellement, j’affirme qu’une femme est un être adulte de sexe féminin. Notre sexe, comme celui des hommes, n’a pas été « assigné » à la naissance, mais observé empiriquement. Les femmes ne sont pas des « cisfemmes », comme le veut la nouvelle nomenclature de l’idéologie transgenriste. Le préfixe « cis » établit une hiérarchie dans laquelle les femmes prétendument « cis » seraient privilégiées parce que leur corps biologique et leur « féminité » correspondent. De ce point de vue, les « femmes dotées de pénis » deviennent les plus opprimées de toutes les femmes et sont encore plus essentiellement des femmes que les femmes elles-mêmes. Le préfixe « cis » a aussi pour fonction de définir la « féminité » comme innée, ce que les féministes rejettent. Enfin, le terme « cis » efface la corporéité comme ne faisant aucunement partie du vécu féminin.

J’espère que nous nous souviendrons un jour avec incrédulité avoir vécu dans une culture où il était devenu interdit de reconnaître, à la suite de Simone de Beauvoir, que le genre n’est pas inhérent à l’enfant, mais acquis socialement par les garçons et les filles, et que les enfants devraient pouvoir être qui ils sont, en dehors des contraintes du genre. C’est la société qu’il nous faut changer et non le corps des enfants.  La prise de responsabilité es adultes nous appelle – non, nous oblige – à agir en adultes et (dans tous les cas, sauf les plus exceptionnels) à guider l’ensemble de nos jeunes à travers les étapes psychologiques et évolutionnaires de l’adolescence qui s’avèrent nécessaires pour atteindre l’âge adulte, avant de leur permettre de prendre des décisions profondes et irréversibles concernant leur corps.  J’espère qu’il viendra un jour où nous trouverons incompréhensible d’avoir stérilisé des enfants en bonne santé et censuré avec colère les voix qui lançaient des signaux d’alarme, et tout cela au nom, ironie ultime, de la protection des enfants.

Le néolibéralisme, avec son accent sur l’individualisme et le choix personnel, ferme les yeux sur l’existence du patriarcat comme structure sociale. Cela a conduit à une toute nouvelle forme d’exercice patriarcal : l’émergence au XXIe siècle d’un récit masculiniste désincarné de la condition féminine qui a été élevé au rang de progressiste par tous les partis politiques, en particulier ceux de gauche. Mais la conséquence du concept néolibéral de liberté est tout l’opposé du progressisme, puisqu’il a ouvert un espace où un autoritarisme patriarcal, illustré par la politique de l’identité sexuelle, a pu prendre racine et prospérer, et où les soi-disant libéraux ne tolèrent aucune dissidence et réclament à hauts cris la liberté des hommes aux dépens des femmes.

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cov The Sexualized Body

Heather Brunskell-Evans est chercheuse senior au King’s College de Londres, cofondatrice de l’organisme Resist Porn Culture, codirectrice avec Michele Moore de l’anthologie Transgender Children and Young People : Born in Your Own Body, et autrice du livre The Sexualized Body and the Medical Authority of Pornography.

 

Version originale : https://www.feministcurrent.com/2018/12/02/neoliberalism-patriarchy-gender-identity/

Traduction : TRADFEM

*NDT: Nous avons traduit l’expression gender identity par identité sexuelle, en raison de la polysémie du terme gender et pour mieux marquer le basculement réclamé entre les critères de sexe et d’identité sexuelle dans la conjoncture actuelle.

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