Resituer la lutte féministe dans une perspective antipatriarcale et anticapitaliste, par Vanina

L’émission « Femmes libres » sur Radio libertaire a reçu, le 31 janvier 2024, Vanina, militante communiste libertaire de l’OCL, pour son dernier ouvrage : Les leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes, aux éditions Acratie, son troisième livre sur le féminisme après Où va le féminisme ? et À bas le patriarcat !
Pour elle, le projet anarchiste doit être anticapitaliste et antipatriarcal, allant vers une société prenant en compte et l’individu et le collectif.
Propos recueillis par Hélène Hernandez, extraits retranscrits par Caillou. Cette interview est parue dans Le Monde libertaire, mars 2024, no 1859.


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Ton ouvrage aborde les questions actuelles qui traversent le féminisme, mais aussi toutes les associations, les organisations politiques, syndicales et même les institutions. Nous voyons le point de vue culturel et moral qui prend le dessus sur le point de vue social dans les analyses de l’histoire des dominé·es. Nous avons fait le choix de discuter avec toi de l’introduction, qui présente bien les enjeux. Puis trois autres sujets : le postmodernisme sur le lit du néo-libéralisme, les tentatives de rapprochement sur la question du néo-féminisme et le dépassement des théories postmodernes. Nous laissons de côté, faute de temps, beaucoup d’autres thèmes abordés, comme l’histoire du féminisme, le MLF… sujets traités depuis près de 40 ans dans notre émission.
Tu écris : « Comment en est-on arrivé à une situation aussi invraisemblable quand des féministes matérialistes se font taxer d’essentialisme ? Comment le féminisme est-il devenu si inclusif qu’il noie l’oppression féminine dans une foule de discriminations et tolère en son sein des ambiances d’Inquisition ? Comment y remédier pour que les femmes ne soient pas, une fois de plus, les grandes perdantes au jeu du patriarcat, étant donné que la définition queer d’une femme tend à devenir une de ses cartes maîtresses ? »

Dans les années 70, il y avait dans le féminisme deux courants principaux, le matérialisme et l’essentialisme. On parlait du sexe biologique des femmes sur lequel est construit un rôle social, imposé aux femmes par les institutions patriarcales, parce que les hommes et les institutions patriarcales veulent contrôler la sexualité des femmes et leur capacité reproductive, grâce à leurs organes génitaux. Maintenant, si on parle de sexe biologique, on se fait taxer d’essentialisme que l’on soit matérialiste ou non. C’est un des côtés aberrants de la situation actuelle. Les filles sont éduquées, dès la naissance, à avoir un certain type de comportement : le dévouement à autrui, l’empathie… ce ne sont pas des qualités naturelles… En parler, c’est décrire une réalité qui fait le malheur des femmes, qui leur vaut d’être enfermées, assignées aux tâches domestiques, dans la sphère privée, d’être dominées dans une société patriarcale. Faire l’impasse là-dessus, c’est ne plus comprendre où est l’origine de l’oppression des femmes. (…)
Si on n’a pas la capacité à globaliser, à avoir un projet collectif, à construire des fonctionnements de solidarité, si on ne pense plus qu’individuellement, on ne peut pas avoir de démarche révolutionnaire, on ne peut plus changer la société.
Dans l’après-68, nous étions sur une vague de rupture avec l’ordre établi, les gens rêvaient d’une autre société. Et même si toutes les femmes n’étaient pas révolutionnaires, dans cette recherche d’une autre société où il y avait énormément de mobilisations contre l’ordre établi, le mouvement des femmes, qui revendiquait le droit à disposer de son corps, contestait l’ordre patriarcal et le capitalisme avec.

Tu dis que les questions théoriques ne sortent jamais de rien. Alors comment le néo-libéralisme et le postmodernisme ont imprégné la réflexion et l’action militantes ?

Le néo-libéralisme et le postmodernisme se sont développés en même temps puis se sont conjugués au niveau idéologique. Cela repose sur une régression sociale extrêmement forte qu’il y a eu à la fin des années 70 et tout au long des années 80. Ce contexte de régression sociale a amené une régression idéologique. Les raisons en sont multiples, j’ai essayé d’en lister un certain nombre.
Au niveau économique et social, c’est la fin des Trente Glorieuses (période de croissance économique entre 1945 et 1975), la montée du chômage et de la précarité, on change de contexte. Il n’est plus aussi facile de changer rapidement d’employeur, de militer, de rêver.
En 1981, c’est l’arrivée au pouvoir de la social-démocratie avec Mitterrand. Et ce sont les restructurations, les délocalisations. La présence d’un gouvernement socialiste coince les syndicats, qui se mobilisent beaucoup moins qu’avec un gouvernement de droite. La gauche a beaucoup déçu. Les bastions ouvriers ont disparu, la conscience ouvrière a décliné. Et à chaque fois que la gauche est revenue au pouvoir, elle s’est employée à réduire la revendication antipatriarcale à de l’antisexisme, et elle a beaucoup centré son intervention sur les sujets sociétaux en mettant de côté la question sociale.
Puis c’est la disparition de l’URSS et du bloc de l’Est en 91. À partir de là c’est le triomphe du capitalisme. Les médias ont déversé toute une propagande néo-libérale. Il ne fallait plus parler de révolution. Le libéralisme a été présenté comme le stade ultime de l’Histoire. Et c’est le retour de l’ordre moral, la libération sexuelle a été critiquée ainsi que l’éducation antiautoritaire. Avec la pandémie de sida, il fallait faire très attention lors des relations sexuelles. Le livre de Susan Faludi, Backlash, fait état de ce « retour de bâton ».
Il y a une rupture entre les générations : les jeunes femmes n’ont plus envie d’être étiquetées féministes, elles ont peur d’être traitées d’hystériques et de coincées sexuellement…
Et enfin il y a le néo-libéralisme porté par une droite réactionnaire, et le postmodernisme porté par une partie de la gauche. Ces deux discours différents vont se retrouver pour faire oublier la lutte des classes et l’idée d’une révolution sociale.

Mais le postmodernisme c’est aussi une réflexion théorique qui nous vient des États-Unis.

Le postmodernisme s’est d’abord développé dans les universités américaines puis ailleurs. Il a été porté par des mouvances intellectuelles qui avant étaient contestataires, souvent des universitaires marxistes. Mais, brusquement, ces intellectuels ont rejeté le marxisme parce qu’il avait débouché sur le stalinisme. Et le courant du postmodernisme a élargi la critique du marxisme en critiquant l’universalisme et la pensée des Lumières. Cette critique s’est élargie à tout « grand récit » et à tout projet de société, parce que cela allait obligatoirement déboucher sur de nouveaux totalitarismes. Il a donc rejeté toute vision globale de l’Histoire.
Le courant postmoderne accorde un grand intérêt aux structures, en particulier linguistiques, et aux modèles de pensée, d’organisation sociale et de comportement que ces structures déterminent, mais toujours pour en souligner le caractère instable et temporaire. Donc la réalité est forcément précaire, morcelée, et elle se confond avec les interprétations subjectives qu’on en fait. Le langage a son importance dans la façon dont on la présente.
Le postmodernisme affirme que le monde est désormais beaucoup trop complexe, ce qui va dans le sens du néo-libéralisme et des médias. En effet, ceux-ci montrent un monde devenu trop compliqué, dont l’économie mondialisée est telle que l’on ne peut plus arrêter la marche du capitalisme.
Le postmodernisme met l’accent sur l’individu et ses émotions. Là aussi il y a un lien avec le néolibéralisme, le capitalisme, qui met l’individu au centre. Des émotions et des ressentis, on en arrive à la définition d’une femme sur la base d’un ressenti.
On écarte l’idée d’un sujet autonome qui serait capable d’action, d’un choix conscient, et qui pourrait être porteur d’un projet de choix de société. La pensée postmoderne défait complètement l’idée d’un projet révolutionnaire. Et elle critique très fortement l’idée même de l’universalisme.
On peut bien sûr critiquer l’universalisme : à partir des droits de l’Homme avec un grand H, abstraits, il a servi à imposer partout dans le monde des normes favorables à l’impérialisme occidental. Le colonialisme et le patriarcat ont été présentés comme légitimes et bénéfiques aux peuples de couleur, aux femmes… mais en même temps on ne peut pas rejeter l’universalisme si on remarque ensuite que le féminisme, le mouvement antiesclavagiste, le mouvement pacifiste, ont émergé au XIXe siècle dans son sillage. Il ne faut donc pas tout bazarder.
Le postmodernisme, parti des travaux d’universitaires français (ce qu’on a appelé la French theory : Foucault, Derrida, Lyotard…) s’est développé aux États-Unis à un moment bien précis où ceux-ci devenaient les seuls maîtres de la planète avec la disparition du bloc de l’Est. Maîtres d’un point de vue économique, mais aussi d’un point de vue culturel depuis les années 90.
L’autre point commun entre le postmodernisme et le néolibéralisme, c’est que ce sont des courants de pensée qui s’appuient et sont soutenus par les classes moyennes. En fait, les sociétés « développées » s’appuient beaucoup sur les classes moyennes : pour convaincre les classes populaires de laisser tomber l’idée de tout changement social, elles font miroiter la possibilité d’une ascension sociale. Ces classes moyennes qui se sont beaucoup développées sont basées sur l’individualisme, le consumérisme et le sécuritaire. Elles acceptent la hiérarchie sociale et la valorisent. Il y a par exemple recherche d’une égalité salariale ou professionnelle entre femmes et hommes, mais il n’y a pas revendication d’une disparition des inégalités sociales.

Le cœur de ton livre, c’est la démultiplication des « identités particulières ». Ce qui convient parfaitement à tous les gouvernements, car diviser pour mieux régner, il n’y a pas mieux, ainsi qu’au capitalisme, car cela ouvre de nouveaux marchés. Pour ces identités démultipliées, il y a à chaque fois un marché qui s’ouvre.

Pour affirmer son identité, il faut en posséder les bons signes identitaires, les bons produits, et c’est donc vers le marché que l’on se tourne pour affirmer son moi, son identité. Et le commerce des identités entretient le capitalisme, qui s’en sert pour en tirer le plus de profit possible.

Dans un chapitre, tu abordes les tentatives de rapprochement autour de la question féministe. Tu y analyses un certain nombre de textes, comme celui de Catherine Bloch-London, Christiane Marty ou Josette Trat (1), ou l’article de Sophie Noyé (2). Il y a aussi un problème de vocabulaire. Avec Danièle Kergoat, on parlait de rapports sociaux de race, de classe, de sexe, mais toujours en mettant des guillemets à race. Nous sommes à l’intersection de ces rapports sociaux. L’approche intersectionnelle est un outil utile pour analyser ces rapports, ce n’est pas une identité.

D’autant que l’intersectionnalité telle qu’elle est utilisée est une fausse intersectionnalité : le rapport de classe en est très souvent exclu et on se focalise sur la race en premier, puis le genre. Mais les révolutionnaires étaient déjà dans une approche intersectionnelle avant que le terme existe : on s’est toujours battu sur tous les terrains en même temps. Nous étions sur les luttes antiracistes, anticolonialistes, contre les centrales nucléaires, contre l’armée, et nous avions une vision d’ensemble, alors qu’à l’heure actuelle, c’est un puzzle, sans vue d’ensemble. Il n’y a pas de vision globalisante pour s’attaquer aux structures qui sont à l’origine de l’oppression et de l’exploitation.
Rien ne me convainc dans ces tentatives de rapprochement entre matérialisme et queer. Pour moi, tout cela reste très individualiste, relativiste et libéral. On s’attaque aux normes et pas aux structures. On reste dans l’individuel, or attaquer des structures sur une base individuelle ce n’est pas possible. Il faut un mouvement, un projet collectif.

Ton dernier chapitre de ce gros livre de 330 pages porte sur le dépassement des théories postmodernes.

J’ai essayé d’aborder dans ce livre la réalité sociale des femmes. Pour une grande majorité des femmes, la réalité sociale n’est toujours pas brillante. Ce sont toujours les femmes qui occupent les emplois les moins payés, les plus précaires, les temps partiels contraints, les horaires éclatés… et dans leur très grande majorité, les familles monoparentales (une famille sur quatre) sont constituées d’une femme et d’enfants…
Cette réalité découle du rôle social imposé aux femmes. C’est pour cela qu’il est primordial de toujours dénoncer ce rôle social. Si on oublie son origine, à savoir le sexe biologique des femmes, alors on oublie également le rôle social. Mais ce n’est plus cela qui est au cœur du combat féministe. On se préoccupe beaucoup plus de la question des trans.
Les études sur les inégalités entre hommes et femmes – chaque année il y en a beaucoup – sont très justes. Mais elles ne font pas assez attention aux classes sociales que renferme la catégorie femmes. La réalité sociale des femmes n’est pas du tout la même suivant la classe sociale.
C’est sûr que les femmes des classes sociales supérieures sont moins payées que les hommes de ces mêmes classes, mais elles peuvent arriver à vivre plus ou moins comme eux. Elles peuvent employer des femmes et des hommes pour leurs tâches ménagères ou pour s’occuper des enfants. Il n’y a donc plus de problème de répartition des tâches domestiques pour elles. Mais la majorité des femmes reste dévalorisée et exploitée.
Il y a un secteur qui illustre pour moi très bien cette réalité sociale des femmes, c’est celui du care (le lien, le soin, le nettoyage), qui est le prolongement caricatural du travail réalisé par la plupart des femmes dans la sphère privée. Le care, c’est un secteur économique en pleine expansion et appelé à un grand avenir vu le vieillissement de la population et la demande croissante de services à la personne.
Il faut relancer la critique et la lutte contre l’éducation genrée, contre les jouets sexués, contre les normes sociales, les rôles sociaux ; défendre toujours le droit des femmes à disposer de leur corps, à vivre la sexualité de leurs choix. Actuellement il y a des attaques contre le droit à l’IVG aux États-Unis. En Russie il y a des campagnes du pouvoir pour imposer aux femmes de rentrer à la maison, de s’intéresser plus à leurs familles qu’à leurs études… Tout cela revient un peu partout, avec des campagnes natalistes…
Et puis je voudrais ajouter qu’il faut défendre la liberté d’expression. Dans les milieux féministes, on est tout de suite attaqué si on apporte des critiques aux théories queers. On est immédiatement insultées, agressées, traitées de réacs, de transphobes… Cela s’aggrave en France. C’était le cas dans les pays anglo-saxons.

À la fin de ton livre, tu rappelles un slogan du MLF : « Pas de révolution sociale sans libération des femmes, pas de libération des femmes sans révolution sociale ».

La lutte contre le capitalisme ne peut, à elle seule, venir à bout du patriarcat ; mais, sans elle, le féminisme restera dans l’impasse des leurres postmodernes.

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  1. « Dépasser le clivage entre féminisme intersectionnel et féminisme universalisme », Attac, 2022.
  2. « Pour un féminisme matérialisme et queer », Contretemps, 2014.

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