Défendre (à nouveau) l’espace des femmes

Au moment où des hommes se disant « femmes » cherchent à s’approprier de plus en plus des ressources dédiées aux droits des femmes, la journaliste Victoria Smith recommande « un livre essentiel qui n’aurait pas dû avoir à être écrit »…

Defending Women’s Spaces, Artillery Row Books

Article publié dans The Critic, le 30 novembre, 2022

C’est il y a dix ans que l’on m’a suggéré pour la première fois que le transactivisme pouvait compromettre les droits des femmes et des filles. J’avais déjà éprouvé de vagues soupçons à cet égard, mais je ne m’attendais tout simplement pas à ce que quelqu’un pousse jusqu’à sa conclusion logique la notion farfelue d’identité de genre

Je ne pensais pas que les hommes s’identifiant comme femmes iraient jusqu’à imposer de telles exigences.

Et même si une telle hypothèse s’avérait sexiste et franchement incohérente ? Beaucoup de prétentions le sont. En matière de féminisme, je me suis alors dit qu’il fallait choisir ses combats. Puis j’ai parlé à une femme impliquée dans le dossier de la violence masculine envers les femmes (VMF).

« La limite que je tracerais, m’a-t-elle dit, serait celle d’un accès des hommes aux refuges pour femmes. Voilà ce qui m’inquiète. »

Je l’ai regardée l’air interdit, ne sachant quoi lui répondre. Ce que j’ai alors pensé, c’est que personne n’oserait aller jusque là. Ça ne pourrait simplement pas se produire. Et si ça arrivait, les gens s’y opposeraient. 

Je ne pensais pas que les hommes s’identifiant comme trans formuleraient de telles exigences. Après tout, n’étaient-ils pas en train de se désinvestir de leurs privilèges masculins? Pourquoi voudraient-ils en étendre la portée ? Je ne pensais pas non plus que le personnel des refuges ou les responsables qui les subventionnent permettraient une telle dérive. Cet argument me donnait l’impression de chercher à établir une limite virtuelle; c’était peut-être même une tentative de discréditer les hommes transidentifiés. 

Defending Women’s Spaces, Karen Ingala Smith (Éditeur : Polity, livre de poche 15,99 £, livre relié 50 £)

Une décennie plus tard, il est devenu difficile d’exprimer l’opinion selon laquelle un refuge pour femmes battues – ou un centre d’aide aux femmes violées – ne devrait PAS accepter de clients masculins qui prétendent être des femmes. On a vu rapidement basculer l’argument voulant que « quiconque suggère que cela pourrait arriver est alarmiste », qui est devenu « quiconque suggère que cela pose problème est alarmiste ». Malgré les exceptions explicitement inscrites dans la Loi sur l’égalité des sexes de 2010 pour protéger la non-mixité de telles ressources, il est devenu extrêmement difficile pour les personnes oeuvrant contre la violence masculine envers les femmes d’insister sur la nécessité d’espaces non mixtes, sous peine de mettre en péril leur réputation, leur sécurité et leur financement. Heureusement, Karen Ingala Smith (directrice générale de l’organisme nia) et Shonagh Dillon (directrice générale du refuge Aurora New Dawn) font exception du fait d’avoir tenu bon et défendu les droits de leurs clientes vulnérables face à des accusations de sectarisme et de transphobie. 

Le livre de Karen Ingala Smith, Defending Women’s Spaces, n’aurait pas dû avoir besoin d’être écrit. Publié le 25 novembre 2022, Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, il ne réclame rien d’autre que le maintien de protections que les femmes de ma génération ont tenues pour acquises. 

« C’est intéressant, me dit l’autrice, de voir comment des choses qui nous semblaient évidentes doivent maintenant être prouvées, justifiées et expliquées. » Lorsque les refuges pour femmes ont été créés dans les années 1970, « les gens ont immédiatement compris pourquoi ces ressources devaient être réservées aux femmes ». Depuis lors, personne n’a pu contester l’argument que les hommes exercent plus de violence que les femmes ; c’est une évidence. Mais la voie de contournement de cette réalité, un demi-siècle plus tard, a consisté à prétendre que certains hommes ne sont tout simplement pas des hommes…

La lecture que l’on fait de Defending Women’s Spaces dépend de la mesure dans laquelle on s’autorise à côtoyer des notions qui sont soudain devenues toxiques. Karen Ingala Smith décrit les longues discussions qu’elle a eues avec son éditeur sur « l’acceptabilité et l’utilisation de certains mots ». Ce n’est pas que personne ne comprenne plus ce que signifie le mot « femme », mais plutôt qu’une lecture hyper-libérale conduit à un climat d’extrême censure sociale. En revanche, une prétention à ne plus comprendre ce dont on parle est devenue une stratégie gagnante pour quiconque souhaite paraître plus progressiste que son voisin. Madame Smith me cite la chroniqueuse Ellie Mae O’Hagan, qui a lancé la phrase « Personne ne sait pourquoi certaines personnes sont des femmes … et quiconque prétend connaître la réponse à cette question est une menteuse ». 

Une confusion très sélective semble être en jeu lorsqu’il s’agit de reconnaître une priorité aux femmes.

Les conséquences de ce manque de sincérité, sous couvert d’une apparente généreuse ouverture d’esprit, peuvent être profondément néfastes pour des femmes traumatisées qui cherchent un endroit sûr où se rétablir de violences masculines. Pourquoi leur douleur est-elle considérée comme comptant aussi peu ? Dans son ouvrage Down Girl, la philosophe Kate Manne a forgé l’expression « himpathy » pour désigner l’excès de sympathie présentement accordée aux hommes au détriment des femmes victimes de violence et de traumatismes sexuels. Je suis convaincue que Mme Manne voit juste (notamment parce qu’elle a elle-même refusé de déplorer les procès intentés aux femmes philosophes critiques du genrisme). Sa réserve se justifie sans doute par le fait que prendre parti pour les hommes ne compte plus comme de l’« himpathie » si ces derniers recourent à des prénoms féminins… Ce problème de l’ascendant masculin a toujours existé, mais les ruses linguistiques de l’idéologie transgenriste ont facilité le transfert d’une identification émotionnelle aux femmes, dont la valeur est faible, au profit d’un soutien aux hommes, dont la valeur demeure élevée. 

Il y aura des gens qui ne liront pas le livre d’Ingala Smith mais qui s’attarderont sur son titre pour annoncer, avec suffisance, qu’ils défendent eux aussi les espaces réservés aux femmes – « mais à toutes les femmes ! ». Certaines, comme O’Hagan, iront jusqu’à dire que les femmes terrifiées jouent la comédie lorsqu’elles prétendent reconnaître de visu un homme. « Comment font-elles ? Par des tests chromosomiques à l’entrée du refuge ? », demanderont-elles ironiquement. D’autres encore exigeront des féministes qu’elles réinventent la roue: « Pourquoi ces intolérantes ne créent-elles pas leurs propres refuges ? » 

Toutes ces personnes font preuve de mauvaise foi. On ne peut pas réellement croire que le sexe est arbitrairement « assigné » à la naissance alors même que l’on milite pour l’administration aux jeunes de bloqueurs destinés à prévenir « la mauvaise puberté ». On ne peut pas prétendre que tous les délinquants sexuels qui réclament l’accès aux prisons pour femmes sont réellement transgenres, tout en affirmant que le meurtrier arrêté après la tuerie de Colorado Springs la semaine dernière n’en est évidemment pas un. Une confusion très sélective semble être en jeu lorsqu’il s’agit de reconnaître une priorité à la vie intérieure et aux besoins des femmes et des filles. 

À un moment donné de notre conversation, Karen Ingala Smith décrit les victimes de violences conjugales comme soumises à un « gaslighting » (manipulation mentale) par les personnes mêmes auxquelles elles demandent de l’aide :

« Lorsqu’on vous dit depuis suffisamment longtemps que vous êtes stupide ou folle, se faire dire quelque chose qui est clairement faux par quelqu’un qui vous dit être dans votre camp peut s’avérer extrêmement déroutant … Une partie du rôle des personnes qui soutiennent les femmes qui reconstruisent leur vie après des violences masculines et toutes les répercussions de la maltraitance est d’aider les femmes à réapprendre à se faire confiance – pas à remplacer les mensonges avec lesquels l’agresseur a rempli leur tête par une nouvelle fiction. Il ne faut pas remplacer leurs doutes sur leurs perceptions par une fausse réalité, ni les faire se sentir mal dans leur peau en les accusant d’intolérance. »

(Karen Ingala Smith)

C’est un argument extrêmement important. Il importe peu qu’un homme entre dans un espace réservé aux femmes avec l’intention explicite ou non de leur infliger des sévices physiques. Lorsque vous dites à une femme traumatisée qu’elle doit recadrer ses perceptions pour accepter cet homme en tant que « femme », et que sa vision de la réalité doit à nouveau être subordonnée à sa vision à lui, vous lui infligez déjà un préjudice. 

C’est le même préjudice qui est en cause, même si c’est à un niveau moindre, chaque fois que l’on dit à une femme ou à une fille que sa perception de la réalité – sinon sa crainte – fait d’elle une réactionnaire qui doit « se réformer ». C’est particulièrement impardonnable lorsque cela devient le prolongement d’une violence de longue date, dispensé en guise de soutien. 

Ingala Smith n’a pas décidé d’écrire un livre – elle était déjà engagée dans son travail avec l’organisation nia, ainsi que par son activité de décompte des féminicides au Royaume-Uni (Counting Dead Women) et par un doctorat qu’elle est sur le point de terminer – mais elle a été approchée par un éditeur. Puis, dit-elle, « je ne voulais pas que n’importe qui d’autre rédige ce livre ». La longueur finale du manuscrit est deux fois supérieure à ce qui était prévu au départ. Cela a pris beaucoup de temps à Mme Smith et, bien que cela n’ait pas diminué l’impact de son militantisme, il y a une grande injustice dans le fait qu’une personne ayant son expérience se retrouve forcée à défendre cette cause. 

« Cela montre à quel point le patriarcat est habile pour obliger les femmes à refaire constamment leur travail, dit-elle. À peine avons-nous progressé un peu que nous devons réexpliquer quelque chose que nous savions il y a déjà un siècle. » Mais Defending Women’s Spaces explique cet enjeu avec  clarté et éloquence. Ce livre n’aurait pas dû avoir à être écrit, mais il doit être lu. 

Victoria Smith

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Version originale : https://thecritic.co.uk/Defending-womens-spaces-again/

Traduction : TRADFEM

Une réflexion sur “Défendre (à nouveau) l’espace des femmes

  1. « Lorsque vous dites à une femme traumatisée qu’elle doit recadrer ses perceptions pour accepter cet homme en tant que femme, et que sa vision de la réalité doit à nouveau être subordonnée à sa vision à lui, vous lui infligez déjà un préjudice. »

    L’idéologie transgenriste est préjudiciable aux femmes, et sans aller jusqu’aux femmes traumatisées : en voulant imposer aux femmes une définition de leur caste de sexe, en les réduisant à des stéréotypes déshumanisants et dégradants, les transactivistes infligent à toutes les femmes un préjudice moral. C’est une insulte aux femmes que de leur dire que leur être profond (« identité de genre » en novlangue transactiviste) s’exprime (« expression de genre » en novlangue) par le port de maquillage, de talons qui ralentissent le pas et obligent à se concentrer sur sa démarche, plutôt que sur le monde, par l’exercice d’activités imposées et souvent peu gratifiantes socialement (le shopping, le tricot, jouer à la cruche en toute occasion…)

    Une femme, ce n’est pas un « ressenti » et l’adoption d’une partie des stéréotypes de genre. C’est être une humaine femelle, éduquée par toute la société, de près ou de loin, pour devenir un paillasson, dès le berceau et avec un contrôle à vie de conformité. En cas de non-conformité, des sanctions, sociales, légales mêmes, sont prévues. C’est la règle, avec quelques exceptions par moments (un parent moins sexiste que d’autres par ex), mais exceptionnelles.
    Un homme, ça n’est pas non plus un « ressenti » et l’adoption d’une partie des stéréotypes de genre, c’est être un humain mâle, éduqué par toute la société, de près ou de loin, pour devenir un exploiteur des femmes et des enfants, dès le berceau. Là aussi, il y a des moments où cette règle subit des entorses, mais ça reste la règle.

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