Andrea Dworkin: Je veux une trêve de 24 heures durant laquelle il n’y aura pas de viol

Extrait d’une anthologie de Dworkin, traduite par la collective TRADFEM, parue en novembre 2017 aux Éditions du remue-ménage et Syllepse.

cover anthologie dworkin

         Ce discours a été prononcé à la Midwest Regional Conference de la National Organisation for Changing Men, au cours de l’automne 1983 à Saint Paul, dans le Minnesota. Un des organisateurs m’a aimablement envoyé une cassette et une retranscription de mon intervention. La revue du mouvement des hommes, M., l’a publiée. (1) J’enseignais à l’époque à Minneapolis. C’était avant que Catharine MacKinnon et moi ne proposions et développions une stratégie juridique qui traitait de la pornographie en termes de droits civiques. Dans le public étaient présentes beaucoup de personnes qui devinrent plus tard des acteurs et actrices essentiel-les dans le combat pour le projet de loi sur les droits civiques. Je ne les connaissais pas alors. Il y avait environ 500 hommes et quelques femmes par-ci par-là. J’ai parlé à partir de notes et j’étais, à vrai dire, en route vers l’Idaho – un voyage de huit heures aller, huit heures retour (à cause des turbulences) pour donner une conférence d’une heure sur l’Art. Décoller le samedi, revenir le dimanche, ne pas pouvoir parler plus d’une heure à moins de rater le seul avion qui partait ce jour-là, courir de la tribune à la voiture et rouler pendant deux heures jusqu’à mon avion. Pourquoi une féministe militante soumise à ce type de pression s’arrêterait en cours de route vers l’aéroport pour saluer 500 hommes ? En un sens, c’était un rêve féministe devenu réalité : qu’est-ce que tu dirais à 500 hommes si tu le pouvais ? Voici ce que j’ai dit, comment j’ai saisi ma chance. Les hommes ont réagi avec un amour et un soutien considérables, et aussi avec une animosité considérable. Les deux. J’ai filé pour attraper mon avion, la première étape pour me rendre en Idaho. Seul un homme sur 500 m’a menacée physiquement. Il a été stoppé par une garde du corps (et amie) qui m’accompagnait.

* * *

J’ai beaucoup réfléchi à la façon dont une féministe, comme moi, s’adresserait à un public principalement composé d’hommes militants, qui se disent antisexistes. Et j’ai beaucoup réfléchi à si oui ou non, il y aurait une différence qualitative dans le type de discours que je vous tiendrais. Je me suis alors trouvée bien incapable de faire semblant de croire en l’existence d’une telle différence. J’ai observé le mouvement des hommes pendant plusieurs années. Je suis proche de certains hommes qui y participent. Je ne peux pas venir ici en tant qu’amie, même si je le voulais peut-être vraiment. Ce que je voudrais faire, c’est crier. Et dans ce cri, il y aurait les cris des femmes violées et les pleurs des femmes battues. Et bien pire encore: au centre de ce cri, il y aurait le son assourdissant du silence des femmes, ce silence dans lequel nous sommes nées parce que nous sommes des femmes et dans lequel la plupart d’entre nous meurent.

         Et s’il devait y avoir une requête, une question ou une interpellation humaine dans ce cri, ce serait ceci : pourquoi êtes-vous si lents ? Pourquoi êtes-vous si lents à comprendre les choses les plus élémentaires ? Pas les choses idéologiques compliquées ; celles-ci, vous les comprenez. Les choses simples. Les banalités comme celles-là : les femmes sont tout aussi humaines que vous, en degré et en qualité.

         Et aussi : que nous n’avons pas le temps. Nous les femmes. Nous n’avons pas l’éternité devant nous. Certaines d’entre nous n’ont pas une semaine de plus ou un jour de plus à perdre pendant que vous discutez de ce qui pourra bien vous permettre de sortir dans la rue et de faire quelque chose. Nous sommes tout près de la mort. Toutes les femmes le sont. Et nous sommes tout près du viol et nous sommes tout près des coups. Et nous sommes dans un système d’humiliation duquel il n’y a pour nous aucune échappatoire. Nous utilisons les statistiques non pour essayer de quantifier les blessures, mais pour simplement convaincre le monde qu’elles existent bel et bien. Ces statistiques ne sont pas des abstractions. C’est facile de dire « Ah, les statistiques, quelqu’un les tourne d’une façon et quelqu’un d’autre les tourne d’une autre façon. » C’est vrai. Mais j’entends le récit des viols l’un après l’autre, après l’autre, après l’autre, après l’autre, ce qui est aussi la manière dont ils surviennent. Ces statistiques ne sont pas abstraites pour moi. Toutes les trois minutes une femme est violée. Toutes les dix-huit secondes une femme est battue par son conjoint. Il n’y a rien d’abstrait dans tout cela. Ça se passe maintenant, au moment même où je vous parle.

         Cela se passe pour une simple raison. Rien de complexe ou de difficile à comprendre : les hommes le font en raison du type de pouvoir que les hommes ont sur les femmes. Ce pouvoir est réel, concret, exercé à partir d’un corps sur un autre corps, exercé par quelqu’un qui considère avoir le droit de l’exercer, de l’exercer en public et de l’exercer en privé. C’est le résumé et l’essentiel de l’oppression des femmes.

         Ça ne se déroule pas à 8000 kilomètres ou à 5000 kilomètres d’ici. C’est fait ici et c’est fait maintenant et c’est fait par les gens dans cette salle aussi bien que par d’autres contemporains : nos amis, nos voisins, des gens que l’on connaît. Les femmes n’ont pas besoin d’aller à l’école pour savoir ce qu’est le pouvoir. Nous avons juste à être des femmes, à marcher dans la rue ou à essayer de finir le ménage après avoir donné notre corps en mariage et n’avoir plus aucun droit sur lui.

         Le pouvoir exercé par les hommes dans la vie quotidienne est un pouvoir qui est institutionnalisé. Il est protégé par la loi. Il est protégé par la religion et les pratiques religieuses. Il est protégé par les universités, qui sont des bastions de la domination masculine. Il est protégé par une police, et par ceux que Shelley appelait « les législateurs non reconnus du monde » : les poètes, les artistes. Contre ce pouvoir, nous avons le silence.

         C’est une chose extraordinaire que d’essayer de comprendre et de confronter pourquoi les hommes croient – et les hommes le croient – qu’ils ont le droit de violer. Les hommes peuvent ne pas le croire quand on le leur demande. Que tous ceux qui croient que vous avez le droit de violer lèvent la main. Peu de mains vont se lever. C’est dans le quotidien que les hommes croient qu’ils ont le droit à la contrainte sexuelle, qu’ils n’appellent pas viol. Et c’est une chose extraordinaire d’essayer de comprendre que les hommes croient réellement qu’ils ont le droit de frapper et de blesser. Et c’est une chose tout aussi extraordinaire que d’essayer de comprendre que les hommes croient réellement qu’ils ont le droit d’acheter le corps d’une femme à des fins sexuelles : que c’est un droit. Et c’est totalement ahurissant d’essayer de comprendre que les hommes considèrent comme un droit le fait qu’une industrie de sept milliards de dollars par an, le système prostitutionnel, les approvisionne en vagins.

         C’est la manière dont le pouvoir des hommes est manifeste dans la vie réelle. C’est ce que la théorie de la domination masculine dit. Elle dit que vous pouvez violer. Elle dit que vous pouvez frapper. Elle dit que vous pouvez blesser. Elle dit que vous pouvez acheter et vendre des femmes. Elle dit qu’il y a une classe de personnes disponibles pour vous fournir ce dont vous avez besoin. Vous restez plus riches qu’elles, de sorte qu’elles doivent vous vendre du sexe. Pas simplement aux coins des rues, mais au travail. C’est un autre droit auquel vous pouvez prétendre : l’accès sexuel à n’importe quelle femme dans votre entourage, quand vous le voulez.

         Aujourd’hui, le mouvement des hommes laisse entendre que les hommes ne veulent pas le type de pouvoir que je viens de décrire. J’ai effectivement entendu des déclarations explicites à ce sujet. Et pourtant, vous trouvez toujours une bonne raison de ne rien faire contre ce pouvoir qui est le vôtre.

         Se cacher derrière la culpabilité, c’est ma préférée. J’adore cette raison-là. Oh c’est horrible, oui, et je suis si désolé. Vous avez le temps de vous sentir coupable. Nous n’avons pas le temps que vous vous sentiez coupables. Votre culpabilité est une forme d’acquiescement à ce qui continue d’arriver. Votre culpabilité aide à maintenir les choses telles qu’elles sont.

         J’ai beaucoup entendu parler ces dernières années de la souffrance des hommes sous le régime sexiste. Bien sûr, j’ai beaucoup entendu parler de la souffrance des hommes toute ma vie. J’ai lu Hamlet, bien sûr ; j’ai lu Le Roi Lear. Je suis une femme cultivée. Je sais que les hommes souffrent. Mais il y a un nouveau truc. Vous souffririez, cette fois, d’être informés de la souffrance d’autres personnes. En effet ce serait nouveau.

         Mais en gros votre culpabilité, votre souffrance, se réduit à : bah, nous nous sentons vraiment très mal. Tout contribue à ce malaise si profond des hommes : ce que vous faites, ce que vous ne faites pas, ce que vous voulez faire, ce que vous ne voulez pas vouloir faire mais que vous allez faire quand même. Je pense que votre angoisse se résume à : bah, nous nous sentons vraiment très mal. Et je suis désolée que vous vous sentiez si mal, si inutilement et bêtement mal, parce que d’une certaine manière, c’est cela votre tragédie. Et je ne dis pas que c’est parce que vous ne pouvez pas pleurer, et je ne dis pas que c’est parce qu’il n’y a pas de réelle intimité dans votre vie. Et je ne dis pas cela .parce que l’armure avec laquelle vous vivez en tant qu’hommes est abrutissante : et je ne doute pas qu’il en soit ainsi. Mais je ne dis rien de cela.

         Je veux dire qu’il y a une relation entre la manière dont les femmes sont violées et votre socialisation à violer et la machine de guerre qui vous broie et qui vous recrache : la machine de guerre à travers laquelle vous passez, tout comme cette femme passait dans le hachoir à viande de Larry Flynt sur la couverture du magazine Hustler. Vous feriez sacrément mieux de croire que vous êtes impliqués dans cette tragédie, que c’est aussi la vôtre. Parce que vous devenez des enfants soldats à partir du jour où vous êtes nés, et tout ce que vous apprenez sur comment mettre de côté l’humanité des femmes vient s´ajouter au militarisme du pays dans lequel vous vivez et du monde dans lequel vous vivez. Cela s’intègre aussi au système économique que vous prétendez souvent combattre.

         Et le problème, c’est que vous croyez que c’est ailleurs : et ce n’est pas ailleurs. C’est en vous. Les macs et les faiseurs de guerre parlent pour vous. Le viol et la guerre ne sont pas si différents. Et ce que les macs et les faiseurs de guerre font, c’est vous rendre si fiers d’être des hommes qui peuvent l’avoir dure et la mettre profond. Et ils prennent cette sexualité acculturée, ils vous mettent dans de petits uniformes et ils vous envoient tuer et mourir. Mais pour autant, je ne vais pas vous laisser entendre que je pense que cela est plus important que ce que vous faites aux femmes, parce que je ne le pense pas.

         Mais je pense que si vous voulez regarder ce que ce système vous fait, alors voici où vous devriez commencer à regarder : les politiques sexuelles de l’agression les politiques sexuelles du militarisme. Je pense que les hommes ont très peur des autres hommes. C’est quelque chose que vous essayez quelquefois d’aborder dans vos petits groupes, comme si changer vos attitudes les uns envers les autres pouvait faire disparaître cette peur.

         Mais tant que votre sexualité aura quelque chose à voir avec l’agression et que votre appartenance à l’humanité dépendra à vos yeux d’être supérieur à d’autres personnes – et il y a tellement de mépris et d’hostilité dans vos attitudes à l’égard des femmes et des enfants – comment pourriez-vous ne pas avoir peur les uns des autres ? Je crois que vous saisissez bien, sans vouloir l’assumer politiquement, que les hommes sont très dangereux : parce que vous l’êtes.

         La solution du mouvement des hommes pour rendre les hommes moins dangereux en changeant la façon de vous toucher et de vous percevoir les uns les autres n’est pas une solution. C’est une récréation.

         Ce congrès traite aussi de l’homophobie. L’homophobie est très importante : c’est très important dans la façon dont fonctionne la domination masculine. A mon avis, la répression de l’homosexualité masculine existe dans le but de protéger le pouvoir masculin. Fais-le à elle. C’est-à-dire : tant que les hommes violent, il est important que ce soient des femmes que les hommes soient incités à violer. Tant que la sexualité sera chargée d’hostilité et exprimera à la fois le pouvoir sur et le mépris pour l’autre personne, il est très important pour les hommes de ne pas être déclassés, stigmatisés comme féminins, utilisés de la même manière.

         Le pouvoir des hommes en tant que classe repose sur le fait de maintenir les hommes sexuellement inviolés et les femmes sexuellement utilisées par les hommes. L’homophobie aide à maintenir ce pouvoir de classe : elle vous aide également en tant qu’individus à vous protéger les uns des autres, à vous protéger du viol. Si vous voulez faire quelque chose concernant l’homophobie, vous allez devoir faire quelque chose concernant le fait que les hommes violent, et que la contrainte sexuelle n’est pas accessoire dans la sexualité masculine dans sa pratique, elle en est le paradigme, le fondement.

         Certains d’entre vous sont très préoccupés par la montée de la droite dans ce pays, comme si c’était une chose qui était étrangère aux enjeux du féminisme ou du mouvement des hommes. Il y a cette caricature que j’ai vue et qui l’illustrait joliment. C’était un grand dessin de Ronald Reagan représenté en cow-boy avec un gros chapeau et un flingue. Et ça disait : « Un flingue dans chaque étui, une femme enceinte dans chaque maison. Faites de l’Amérique un homme à nouveau. » Voilà la politique de la droite.

         Si vous êtes effrayés par la montée du fascisme dans ce pays – et vous seriez bien stupides de ne pas l’être en ce moment –, alors vous feriez mieux de comprendre que la racine du problème a quelque chose à voir avec la domination masculine et avec le contrôle des femmes, l’accès sexuel aux femmes, les femmes comme esclaves pour la reproduction, l’appropriation privée des femmes. C’est le programme de la droite. C’est le code moral dont ils parlent. C’est ce qu’ils veulent dire. C’est ce qu’ils veulent. Et la seule résistance à leur opposer, et qui compte, est une opposition à l’appropriation des femmes par les hommes.

         Comment faire quelque chose à propos de tout ça ? Le mouvement des hommes semble rester bloqué sur deux points. Le premier est que les hommes ne se sentent pas très bien par rapport à eux-mêmes. Comment le pourriez-vous ? Le second est que les hommes viennent me voir, moi ou d’autres féministes, et disent, « ce que vous dites à propos des hommes n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai en ce qui me concerne. Je ne ressens pas les choses de cette manière. Je suis opposé à tout ça. »

         Et je dis : ne me le dites pas à moi. Dites-le aux pornographes. Dites-le aux macs. Dites-le aux faiseurs de guerre. Dites-le à ceux qui font l’apologie du viol et à ceux qui célèbrent le viol et aux idéologues pro-viol. Dites-le aux romanciers qui pensent que le viol est merveilleux. Dites-le aux pornocrates comme Larry Flynt et Hugh Hefner. Il est inutile de me le dire. Je ne suis qu’une femme. Il n’y a rien que je puisse faire à ce propos. Ces hommes se permettent de parler pour vous. Ils sont dans l’espace public en train de dire qu’ils vous représentent. Si ce n’est pas le cas, alors vous feriez bien mieux de le leur faire savoir.

         Ensuite il y a le monde privé de la misogynie : ce que vous savez les uns des autres ; ce que vous dites dans la vie privée ; l’exploitation que vous voyez dans la sphère privée ; les relations appelées amour, basées sur l’exploitation. Il ne suffit pas d’aller à la rencontre de la féministe de passage et de lui dire : « Bah, je déteste ça. »

         Dites-le à vos amis qui le font. Et il y a des rues dehors où vous pouvez dire ces choses haut et fort, pour peser sur les institutions qui maintiennent ces violences. Vous n’aimez pas la pornographie ? Je voudrais pouvoir croire que c’est vrai. Je le croirai quand je vous verrai dans la rue. Je le croirai quand je verrai une opposition politique organisée. Je le croirai quand les macs se retireront des affaires parce qu’il n’y aura plus de consommateurs.

         Vous voulez mobiliser les hommes. Vous n’avez pas à chercher les sujets sur lesquels vous mobiliser. Ces sujets font partie de la trame de votre vie quotidienne.

         Je veux vous parler d’égalité, de ce qu’est l’égalité et de ce qu’elle veut dire. Ce n’est pas juste une idée. Ce n’est pas un mot fade qui finit par ne plus vouloir rien dire. Cela n’a rien à voir avec toutes les déclarations du type : « Oh, cela arrive aussi aux hommes. » Je dénonce une violence et j’entends : « Oh, cela arrive aussi aux hommes. » Ce n’est pas l’égalité pour laquelle nous nous battons. Nous pourrions changer notre stratégie et dire : « Eh bien, OK, nous voulons l’égalité : nous allons planter quelque chose dans le cul d’un homme toutes les trois minutes. »

         Vous n’avez jamais entendu cela de la part du mouvement féministe, parce que pour nous, l’égalité comporte une dignité et une importance réelles. Ce n’est pas un mot stupide qui peut être tordu dans tous les sens et rendu ridicule comme s’il n’avait pas de signification réelle.

         Comme façon de pratiquer l’égalité, une vague idée d’abandonner le pouvoir est inutile. Quelques hommes ont des pensées confuses à propos d’un avenir où les hommes vont abandonner le pouvoir, ou un homme en particulier va abandonner certains de ses privilèges. L’égalité, ce n’est pas ça non plus.

         L’égalité est une pratique. C’est une action. C’est une manière de vivre. C’est une pratique sociale. C’est une pratique économique. C’est une pratique sexuelle. Elle ne peut pas exister dans le vide. Vous ne pouvez pas l’avoir à la maison si, quand la famille sort du foyer, il est dans un monde où sa suprématie est basée sur l’existence de sa bite et elle est dans un monde d’humiliation et d’avilissement parce qu’elle est perçue comme étant inférieure et parce que sa sexualité est une malédiction.

         Ce qui ne veut pas dire que la tentative de pratiquer l’égalité chez soi ne compte pas. Ça compte, mais ce n’est pas suffisant. Si vous aimez l’égalité, si vous y croyez, si c’est la manière dont vous voulez vivre – pas juste un homme et une femme ensemble dans un foyer mais aussi un homme et un homme ensemble dans un foyer et une femme et une femme ensemble dans un foyer –, si l’égalité est ce dont vous avez envie et que vous y tenez, alors vous devez vous battre pour des institutions qui en feront une réalité sociale.

         Il n’est pas juste question de votre attitude. Il ne suffit pas de penser l’égalité pour la faire exister. Vous ne pouvez pas essayer parfois lorsque ça vous arrange et la mettre de côté le reste du temps. L’égalité est une discipline. C’est une manière de vivre. C’est une nécessité politique de créer l’égalité dans les institutions. Et autre chose à propos de l’égalité : elle ne peut pas coexister avec le viol. Elle ne le peut pas. Et elle ne peut pas coexister avec la pornographie ni avec la prostitution ni avec la dégradation économique des femmes à tous niveaux, de quelque manière que ce soit. Elle ne peut pas leur coexister, parce que l’infériorité des femmes y est implicite.

         Je veux voir l’actuel mouvement des hommes s’engager réellement à mettre un terme au viol, parce que c’est le seul engagement significatif pour l’égalité. C’est surprenant que dans toutes les sphères du féminisme et de l’antisexisme, nous ne parlions jamais sérieusement de comment mettre un terme au viol. Y mettre un terme. L’éradiquer. Pas un seul de plus. Pas un viol de plus. Au fond de nous-mêmes, ne nous accrochons-nous pas à un ultime reliquat de biologie pour tenter d’expliquer son caractère inévitable ? Pensons-nous que le viol continuera toujours à exister quoi que nous fassions ? Toutes nos actions politiques sont des mensonges si nous ne nous engageons pas à mettre un terme à la pratique du viol. Cet engagement doit être politique. Il doit être sérieux. Il doit être méthodique. Il doit être public. Il ne peut pas être complaisant.

         Les choses que le mouvement des hommes a voulues sont des choses qui ont de la valeur. Ça a de la valeur, l’intimité. Ça a de la valeur, la tendresse. Ça a de la valeur, la coopération. Ça a de la valeur, une vie émotionnelle sincère. Mais vous ne pouvez pas les vivre dans un monde où existe le viol. Mettre un terme à l’homophobie, ça a de la valeur. Mais vous ne pouvez pas le faire dans un monde où existe le viol. Le viol fait obstacle à chacune de ces choses auxquelles vous dites aspirer. Et par viol, vous savez ce que je veux dire. Un juge n’a pas besoin d’entrer dans cette salle et de dire que selon telle ou telle loi, voici les éléments de preuve. Nous parlons de toutes les formes de contrainte sexuelle, y compris la contrainte par la pauvreté.

         Il ne peut pas exister d’égalité ou de tendresse ou d’intimité tant qu’il y a le viol, car le viol signifie la terreur. Cela veut dire qu’une partie de la population vit dans un état de terreur et qu’elle feint, pour vous contenter et vous apaiser, que ce n’est pas le cas. De sorte qu’il n’y a pas d’honnêteté. Comment peut-il y en avoir ? Pouvez-vous imaginer ce que c’est que de vivre en tant que femme, jour après jour, sous la menace du viol ? Ou ce que c’est que de vivre avec cette réalité ? Je veux vous voir utiliser ces corps légendaires et cette force légendaire et ce courage légendaire et cette tendresse que vous dites avoir : je veux vous voir les retourner à l’avantage des femmes – et cela signifie contre les violeurs, contre les macs et contre les pornographes. Il s’agit de bien plus qu’un simple renoncement personnel. Il s’agit d’une attaque méthodique, politique, active et publique. Et il y a eu très peu de ça.

         Je suis venue ici aujourd’hui parce que je ne crois pas que le viol soit inévitable ou naturel. Si je le croyais, je n’aurais aucune raison d’être là. Si je le croyais, ma pratique politique serait différente de ce qu’elle est. Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi nous ne sommes pas en conflit armé avec vous ? Ce n’est pas parce qu’il y a une pénurie de couteaux de cuisine dans ce pays. C’est parce que nous croyons en votre humanité, malgré toutes les preuves du contraire.

         Nous ne voulons pas du travail qui consiste à vous aider à croire en votre humanité. Nous ne pouvons plus le faire. Nous avons toujours essayé. Nous avons été systématiquement récompensées par de l’exploitation et des insultes. Ce travail, vous allez devoir le faire vous-mêmes à partir de maintenant, et vous le savez.

         La honte des hommes face aux femmes est, je pense, une réponse appropriée, à la fois pour ce que les hommes font et pour ce qu’ils ne font pas. Je pense que vous devriez être honteux. Mais ce que vous faites de cette honte, c’est vous en servir comme excuse pour continuer à faire ce qui vous arrange, et continuer à ne rien faire d’autre, et vous devez arrêter. Vous devez arrêter. Votre psychologie ne compte pas. Combien vous souffrez importe en définitive aussi peu que combien nous souffrons. Si nous nous étions juste assises pour nous dire à quel point le viol nous fait du mal, pensez-vous qu’il y aurait eu un seul des changements que vous avez vus dans ce pays ces quinze dernières années ? Il n’y en aurait pas eu.

         C’est vrai que nous devons nous parler les un-e-s aux autres. Comment après tout aurions-nous pu découvrir que nous n’étions pas la seule femme au monde à ne pas avoir « couru après » le viol et les coups ? On ne pouvait pas le lire dans les journaux, pas à ce moment-là. On ne pouvait même pas trouver un livre à ce sujet. Mais vous savez ces choses et maintenant la question est qu’allez-vous faire ; d’ailleurs, votre honte et votre culpabilité sont à côté de la plaque. Elles ne nous importent pas du tout, de quelque manière que ce soit. Elles ne sont bonnes à rien. Elles ne font rien.

         En tant que féministe, je porte personnellement en moi le viol de toutes les femmes à qui j’ai parlé au cours des dix dernières années. En tant que femme, je porte en moi mon propre viol. Est-ce que vous vous rappelez des images des villes d’Europe pendant la peste, quand les charrettes traversaient les rues et que des gens ne faisaient que ramasser les cadavres et les entasser dedans ? Et bien, voilà ce à quoi ressemble notre savoir sur le viol. Des piles et des piles et des piles de corps qui ont des vies entières et des noms humains et des visages humains.

         Je parle pour de nombreuses féministes, pas seulement pour moi, quand je vous dis que je suis fatiguée de ce que je sais et qu’aucun mot ne peut exprimer la profondeur de ma tristesse concernant ce qui a déjà été fait aux femmes jusqu’à cet instant même, à 14 heures 24 aujourd’hui, ici à cet endroit.

         Et je veux un jour de répit, un jour de pause, un jour au cours duquel de nouveaux corps ne s’amoncelleront pas, un jour au cours duquel aucune nouvelle agonie ne s’ajoutera aux anciennes, et je vous demande de me le donner. Et comment pourrais-je vous en demander moins – c’est si peu. Et comment pourriez-vous m’en offrir moins – c’est si peu. Même dans les guerres, il y a des jours de trêve. Allez-y et organisez une trêve. Faites obstacle à votre camp pour un jour. Je veux une trêve de 24 heures durant laquelle il n’y aura pas de viol.

         Je vous mets au défi d’essayer. J’exige que vous essayiez. Je suis prête à vous supplier d’essayer. Que pourriez-vous bien faire d’autre ici ? Qu’est-ce que votre mouvement pourrait bien signifier d’autre ? Qu’est-ce qui pourrait avoir autant d’importance ?

         Et ce jour-là, ce jour de trêve, ce jour où pas une femme ne sera violée, nous commencerons la pratique réelle de l’égalité, parce que nous ne pouvons pas la commencer avant ce jour-là. Avant ce jour-là, elle ne veut rien dire parce qu’elle n’est rien ; elle n’est pas réelle ; elle n’est pas vraie. Mais ce jour-là, elle deviendra réelle. Et alors, plutôt que le viol, pour la première fois dans nos vies – tant les hommes que les femmes –, nous commencerons à faire l’expérience de la liberté.

         Si vous avez une conception de la liberté qui inclut l’existence du viol, vous avez tort. Vous ne pouvez pas changer ce que vous dites vouloir changer. En ce qui me concerne, je veux faire l’expérience d’un seul jour de réelle liberté avant de mourir. Je vous laisse ici travailler à cela pour moi et pour toutes les femmes que vous dites aimer.

1: Publié à l’origine sous le titre « Talking to men about rape » [Parler aux hommes du viol] dans la revue Out !, vol. 2, n° 6, avril 1984 ; puis sous le titre actuel dans la revue M., n° 13, hiver 1984.

Traduction : TRADFEM

Une partie de cette conférence a également été traduite par Céline PIQUES, dans le journal de l’organisation Osez le féminisme!, en mars 2016. On peut trouver ce texte en ligne au https://feministoclic.olf.site/dworkin-viol-violences/

Une autre traduction, plus libre est celle de SCOTIA au https://unlivrepoursoi.noblogs.org/files/2018/12/dworkin_treve24h_A5.pdf

Original de ce texte et autres oeuvres de Dworkin en ligne:

http://radfem.org/category/andrea-dworkin/

http://www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/OnlineLibrary.html 

29 réflexions sur “Andrea Dworkin: Je veux une trêve de 24 heures durant laquelle il n’y aura pas de viol

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    Après les Césars de la honte, le discours d’Andrea Dworkin me hante ….  » Le pouvoir exercé par les hommes dans la vie quotidienne est un pouvoir qui est institutionnalisé. Il est protégé par la loi. Il est protégé par la religion et les pratiques religieuses. Il est protégé par les universités, qui sont des bastions de la domination masculine. Il est protégé par une police, et par ceux que Shelley appelait « les législateurs non reconnus du monde » : les poètes, les artistes. Contre ce pouvoir, nous avons le silence. »

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    • Merci de rappeler ce trait de génie de Dworkin, surtout venant d’une grande artiste comme elle.
      L’exception judiciaire dont bénéficient encore aujourd’hui les artistes mâles est de l’ordre du traditionnel droit de cuissage des monarques. Et l’interdit de la dénoncer que nous impose la culture relève d’un crime de lèse-majesté.
      Mais la banquise a commencé à se disloquer.
      Trois nouveaux essais de Dworkin sont présentement en voie de traduction et devraient paraître cette année ou l’an prochain, au Québec et en France.
      TRADFEM vous tiendra au courant,

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  23. A reblogué ceci sur Mon petit espace persoet a ajouté:
    Extrait : En tant que féministe, je porte personnellement en moi le viol de toutes les femmes à qui j’ai parlé au cours des dix dernières années. En tant que femme, je porte en moi mon propre viol. Est-ce que vous vous rappelez des images des villes d’Europe pendant la peste, quand les charrettes traversaient les rues et que des gens ne faisaient que ramasser les cadavres et les entasser dedans ? Et bien, voilà ce à quoi ressemble notre savoir sur le viol. Des piles et des piles et des piles de corps qui ont des vies entières et des noms humains et des visages humains.

    Je parle pour de nombreuses féministes, pas seulement pour moi, quand je vous dis que je suis fatiguée de ce que je sais et qu’aucun mot ne peut exprimer la profondeur de ma tristesse concernant ce qui a déjà été fait aux femmes jusqu’à cet instant même, à 14 heures 24 aujourd’hui, ici à cet endroit.

    Et je veux un jour de répit, un jour de pause, un jour au cours duquel de nouveaux corps ne s’amoncelleront pas, un jour au cours duquel aucune nouvelle agonie ne s’ajoutera aux anciennes, et je vous demande de me le donner. Et comment pourrais-je vous en demander moins – c’est si peu. Et comment pourriez-vous m’en offrir moins – c’est si peu. Même dans les guerres, il y a des jours de trêve. Allez-y et organisez une trêve. Faites obstacle à votre camp pour un jour. Je veux une trêve de 24 heures durant laquelle il n’y aura pas de viol.

    Je vous mets au défi d’essayer. J’exige que vous essayiez. Je suis prête à vous supplier d’essayer. Que pourriez-vous bien faire d’autre ici ? Qu’est-ce que votre mouvement pourrait bien signifier d’autre ? Qu’est-ce qui pourrait avoir autant d’importance ?

    Et ce jour-là, ce jour de trêve, ce jour où pas une femme ne sera violée, nous commencerons la pratique réelle de l’égalité, parce que nous ne pouvons pas la commencer avant ce jour-là. Avant ce jour-là, elle ne veut rien dire parce qu’elle n’est rien ; elle n’est pas réelle ; elle n’est pas vraie. Mais ce jour-là, elle deviendra réelle. Et alors, plutôt que le viol, pour la première fois dans nos vies – tant les hommes que les femmes –, nous commencerons à faire l’expérience de la liberté.

    Si vous avez une conception de la liberté qui inclut l’existence du viol, vous avez tort. Vous ne pouvez pas changer ce que vous dites vouloir changer. En ce qui me concerne, je veux faire l’expérience d’un seul jour de réelle liberté avant de mourir. Je vous laisse ici travailler à cela pour moi et pour toutes les femmes que vous dites aimer.

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