Prostituer des personnes, un droit humain ? Amnesty International et la priorité des orgasmes masculins

Prostituer des personnes, un droit humain ? Amnesty International et la priorité des orgasmes masculins

par Caroline Norma

[Cet article constitue un chapitre de l’ouvrage Freedom Fallacy édité par Miranda Kiraly & Meagan Tyler]

tc3a9lc3a9chargement

 ISBN-13: 978-1925138542 

 

Le désir et l’activité sexuelle sont des besoins humains fondamentaux. Criminaliser ceux qui sont incapables ou refusent de trouver une réponse à ce besoin par des moyens plus classiques, et qui par conséquent achètent des services sexuels, peut constituer une violation au droit à la vie privée et porte atteinte aux droits à la liberté d’expression et à la santé. [1]

Amnesty International

Depuis 1999, un certain nombre de pays ont légiféré contre la possibilité d’acheter des personnes pour les prostituer. La Suède, la Corée du Sud, la Norvège, l’Islande, le Canada, l’Irlande et l’Irlande du Nord ont toutes criminalisé les activités des acheteurs de prostitution. La criminalisation de l’industrie du sexe et de ses clients (avec la dépénalisation des personnes prostituées) est soutenue par l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, et est préconisée par Equality Now et le Lobby Européen des Femmes. C’est une façon novatrice d’appréhender politiquement la prostitution, elle est internationalement reconnue sous le nom de « Modèle nordique ».

La diffusion du Modèle nordique revient ni plus ni moins qu’à l’arrêt du droit séculaire des hommes à l’achat des femmes à des fins sexuelles. Sans surprise, cela suscite l’opposition des hommes d’affaires de l’industrie du sexe et de leurs partisans. Certains ont avancé, par exemple, qu’en fait le Modèle nordique exacerbe les difficultés du travail du sexe[2]. De ce point de vue, les « clients » de l’industrie du sexe ont un rôle bénin dans les transactions prostitutionnelles. Leur absence, plutôt que leur présence, est considérée comme une menace pour les femmes prostituées. L’universitaire australienne Barbara Sullivan, par exemple, minimise l’importance de la menace de violence des hommes à l’égard des femmes prostituées quand elle affirme que « les clients attachent de la valeur au travail des travailleuses et travailleurs du sexe car ils payent souvent une grosse somme d’argent pour ces services »[3]. Cependant, nous savons que les prostitueurs représentent un risque de violence important pour les femmes, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’industrie du sexe[4]. Les féministes libérales affirment souvent que la prostitution peut se justifier du fait qu’elle est une ressource monétaire pour les femmes.

Jane Maree Maher, Sharon Pickering et Alison Gerard en sont des exemples typiques. En 2013, elles avancent le fait que « [dans un bordel en Australie,] un certain nombre de travailleuses originaires du Sud-Est de l’Asie envoyaient de l’argent pour subvenir aux besoins de leur famille » et que les femmes considéraient « ce type de travail comme… à la fois nécessaire à la vie de la famille et du coup acceptable » [5]. Selon le point de vue féministe libéral, la liberté des femmes découle du « droit » de recevoir une compensation financière en échange de l’exploitation sexuelle ; et lutter pour l’acceptation publique de ce droit caractérise l’approche libérale de la prostitution. Dans cette approche, l’acheteur de prostitution devient pratiquement invisible.

Cette défense libérale de la prostitution, en tant que « droit humain » individuel des femmes à « se vendre » contre une rétribution monétaire, s’est diffusée largement dans les pays occidentaux pendant plus de trois décennies. Au cours des dernières années, elle a donné naissance à une nouvelle forme de défense de la prostitution, cette fois-ci à propos de l’acheteur. Par effet miroir, une nouvelle défense des prostitueurs est apparue qui fait des hommes des consommateurs sexuels légitimes, et des consommateurs rationnels qui achètent des femmes dans la prostitution pour faciliter leur « liberté d’expression et leur santé » individuelles. Le présent chapitre décrit l’implication récente d’Amnesty International (« A.I. ») dans la construction d’une telle défense des acheteurs de prostitution, et montre que cette défense s’est organisée spécifiquement en opposition au Modèle nordique.

« L’autonomie et la santé » de l’acheteur de prostitution

En avril 2012, A.I. a entrepris un réexamen de son programme politique en matière de prostitution. Plus de 10 ans auparavant, A.I. avait adopté une position sexuellement libérale sur la prostitution qui considère que « criminaliser les rapports sexuels consentis entre adultes constitue une violation des droits humains » [6].  La section du Royaume-Uni (« UK ») s’est montrée particulièrement active pour orienter une révision de cette position vers une approche de soutien plus déterminée à l’égard des « droits » au sexe des participants de l’industrie, y compris les acheteurs. Après avoir entrepris un réexamen en 2013, le secrétariat d’Amnesty International, basé à Londres, a publié un certain nombre de documents généraux dans lesquels la prostitution d’autrui est décrite comme une mise en acte de l’« autonomie individuelle », et dans lesquels les politiques gouvernementales de criminalisation de l’achat de services sexuels (la pièce maîtresse du Modèle nordique) y sont condamnées en tant qu’atteinte de l’État à l’autonomie et à la santé des individus, comme suit :

Les hommes et les femmes qui achètent du sexe à des adultes consentants exercent également une autonomie personnelle…. Certains développent une plus grande estime d’eux-mêmes dans leurs relations avec les travailleuses et travailleurs du sexe, améliorant ainsi leur joie de vivre et leur dignité. A un niveau très basique, l’expression de la sexualité et du sexe est un élément essentiel de l’expérience humaine, directement liée à la santé physique et mentale des individus. L’interférence de l’État dans la stratégie d’un adulte pour obtenir des rapports sexuels avec une autre personne adulte consentante est, par conséquent, une interférence délibérée contre l’autonomie et la santé de ces personnes. [7]

Le secrétariat d’A.I. a expliqué rétrospectivement qu’il avait publié ces documents pour lancer un « processus de consultation mondiale » au sujet de « La prostitution et les droits humains », mais les documents mettaient préventivement hors-débat la possibilité que les membres d’AI puissent soutenir la criminalisation des acheteurs de prostitution. Les documents citent, par exemple, la déclaration récente d’ONUSIDA selon laquelle les initiatives « d’arrêt de la demande » qui dépénalisent les travailleurs-ses, tout en pénalisant les « clients », ne réduisent pas l’incidence de la prostitution et n’améliorent pas la vie des « travailleuses et travailleurs du sexe. A.I. va encore plus loin pour défendre les activités des acheteurs sur la base que « certaines personnes achètent des services sexuels à des travailleuses et travailleurs du sexe en tant qu’exercice de l’autonomie individuelle » [8]. Cette affirmation est étayée de déclarations sur les conséquences négatives de la criminalisation des acheteurs, dont une prétendue augmentation de l’incidence de la transmission du SIDA, et l’augmentation du racket des personnes prostituées par les acheteurs et la police. Les documents ne fournissent aucune source pour ces affirmations, et leurs bases empiriques sont plutôt très faibles. [9]

D’aucuns ont suggéré que la proposition du secrétariat d’Amnesty International visant au changement d’orientation officielle de l’organisation a été potentiellement influencée par l’activisme de Douglas Fox, membre d’Amnesty UK, co-fondateur et partenaire commercial de l’une des plus grandes agences d’escorte du Royaume-Uni[10]. Fox s’est vanté publiquement d’avoir joué un tel rôle, mais Amnesty UK a publié un démenti en 2013.[11] Une prémisse à la proposition d’A.I. pourrait également provenir des actions entreprises par la succursale britannique de l’organisation Paisley en 2012. Cette section a présenté le rapport d’un comité consultatif organisé par un parlementaire écossais qui approuvait la proposition d’introduire le Modèle nordique.[12] Amnesty UK a été alertée sur l’existence de cet appel à soutien, et a demandé que Paisley le fasse retirer. Les membre de Paisley ont refusé d’obtempérer et, depuis cet incident, A.I. au Royaume-Uni semble s’être sentie obligé d’appuyer publiquement une position opposée à la criminalisation des acheteurs. De cette série d’événements, une défense des acheteurs de la prostitution semble avoir été construite par opposition aux exigences du Modèle nordique.

Le processus de consultation mondiale sur « La prostitution et les droits humains » initié par A.I. semble avoir été conçu pareillement sur la base d’une opposition au Modèle nordique. Les personnes chargées d’initier la consultation dans un certain nombre de pays sont liées à des organisations qui militent activement contre l’approche féministe radicale de la prostitution. Le processus de consultation en Australie, par exemple, a été réalisé par un membre du bureau du Women’s Electoral Lobby (« WEL ») qui milite de longue date en faveur d’une dépénalisation de l’industrie du sexe en Australie. En 1974, la conférence nationale de WEL a voté en faveur de la dépénalisation de tous les aspects de la prostitution[13]. De même, au Canada, le processus de consultation a été mené par un défenseur bien connu de la dépénalisation totale de l’industrie du sexe[14]. Au niveau international, il apparaît également que les groupes pro-dépénalisation ont été prioritairement consulté sur la question avant même qu’ait lieu la consultation publique. The Global Network of Sex Work Projects, par exemple, est mentionné dans l’un des premiers documents d’orientation politique.[15] The International Union of Sex Workers a aussi indiqué sur son site Web qu’A.I. avait demandé leur avis sur la dépénalisation du « travail du sexe »[16], ce à quoi l’IUSW a répondu en publiant un document sur le sujet « Le travail du sexe et les droits humains ».[17]

Critique féministe radicale de la défense de l’acheteur

Un certain nombre de féministes radicales ont réagi à la défense par A.I. des acheteurs de prostitution. Julie Bindel écrit : « Par définition, les hommes qui sont prêts à payer pour du sexe ont déjà une attitude méprisante envers les femmes – ils ne sont pas intéressées par une relation d’égal à égale, ou par un échange significatif entre partenaires » [18]. Kathleen Barry plus tard commente l’incohérence d’A.I. qui d’un côté reconnait la non-pertinence du consentement des femmes dans ses campagnes bien connues contre la violence masculine y compris la violence domestique, mais qui insiste sur ce consentement comme critère du préjudice (ou de l’absence de préjudice) en ce qui concerne les actes des acheteurs de prostitution. Par ailleurs, Barry recommande une approche plus approfondie des « droits humains » à l’égard de la prostitution, qui reconnaîtrait l’achat d’êtres humains à des fins d’utilisation sexuelle comme une forme de violence, indépendamment des considérations relatives au « consentement » de la victime devant les comportements subis. Elle écrit : « Une fois pour toutes, supprimons la question de l’identité de la victime dans tous les cas de crimes sexuels. En appelant à de nouveaux droits de la personne pour faire de la prostitution une violation des droits humains, nous remplaçons le paradigme misogyne par celui des droits humains ».[19]

D’autres critiques contre la défense des acheteurs par Amnesty ont été formulées par les organisations de survivantes de la prostitution aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni, lesquelles se sont mobilisées ces dernières années pour lutter contre l’industrie du sexe et pour plaider en faveur d’une adoption mondiale du Modèle nordique. Publiquement, ces organisations rassemblent des victimes déclarées d’exploitation par l’industrie du sexe et elles sont devenues une force importante contre les organisations de défense des droits des travailleuses et travailleurs du sexe qui se sont formées dans les années 1990 en vue de défendre la dépénalisation de l’industrie du sexe. Il s’agit notamment de SPACE International et Sex Trafficking Survivors United, qui ont coordonné une pétition en ligne contre la proposition d’Amnesty. La mobilisation de survivantes au niveau international au début du 21ème siècle avaient déjà eu l’occasion d’apporter un changement indéniable pour le militantisme en faveur du Modèle nordique, et le mouvement a réagi rapidement et efficacement à la proposition d’Amnesty. En conséquence, A.I. a été largement condamné dans les médias sociaux pour avoir privilégié la protection de l’orgasme masculin plutôt que celle des droits des femmes.

Conclusion

La défense des acheteurs de prostitution en tant que « consommateurs » de services sexuels repose sur une conception libérale de la prostitution en tant qu’activité entre adultes individuellement consentants qui choisissent rationnellement de participer à une transaction commerciale sexuelle, en dehors de tout rapport de force et de toutes contraintes extérieures. Dans cette optique, les acheteurs de la prostitution sont socialement égaux aux personnes qu’ils achètent, et ne représentent aucune menace ou risque particulier pour les femmes individuellement ou collectivement. Dans la perspective féministe libérale, de la même que le droit d’une femme à choisir la prostitution doit être défendu, le « droit » d’un homme à acheter une personne à des fins de prostitution doit aussi être protégé. Cette égalisation des personnes prostituées et des clients de l’industrie du sexe exclut toute notion d’inégalité économique ou sexuelle et place hors d’atteinte toute considération en faveur de l’abolition de la prostitution. Le Modèle nordique, en revanche, constitue une véritable menace au « droit » séculaire des hommes à exercer leur domination sexuelle sur les femmes par le biais de la prostitution, et à profiter de cette domination. Il constitue un instrument législatif permettant aux abolitionnistes de considérer la question des droits sexuels masculins et de faire face au comportement des hommes en matière de prostitution comme faisant historiquement partie intégrante des droits humains. L’accent mis sur la dépénalisation des personnes prostituées par le Modèle nordique a fait plier les profiteurs de l’industrie du sexe et leurs partisans ; en plus de la défense habituelle de l’industrie du sexe concernant le « droit » des femmes à se « vendre », ils ont été aujourd’hui obligés de construire un plaidoyer en faveur des acheteurs de prostitution afin de protéger le commerce du sexe contre le mouvement vers l’abolition. A.I. a récemment contribué à la construction de cette nouvelle défense, notamment par les mesures qu’elle a prises pour s’opposer au Modèle nordique. Mais la plus grande organisation de défense des droits humains au monde a pu apporter cette contribution uniquement parce que le discours sur les « droits humains » qui existe déjà sous forme de revendications féministes libérales continue à consolider le « droit » des femmes à tirer profit de leur exploitation sexuelle. La défense féministe libérale de la prostitution continue de faire barrage au Modèle nordique et elle fait continuellement obstacle à la mise en œuvre de relations sociales égalitaires radicalement féministes.

Traduction : Tradfem

Version originale : Freedom Fallacy 

[1] Document interne page 5 : https://fr.scribd.com/doc/202126121/Amnesty-Prostitution-Policy-document

[2] Jay Levy, Criminalising the Purchase of Sex: Lessons from Sweden (Routledge, 2014).

[3] Barbara Sullivan, ‘Feminism and Female Prostitution’ in Roberta Perkins et al (eds), Sex Work and Sex Workers in Australia (University of New South Wales Press, 1994) 262.

[4] Brian Heilman et al, The Making of Sexual Violence: How Does a Boy Grow Up to Commit Rape? (International Centre for Research on Women, 2014) 14.

[5] JaneMaree Maher et al, Sex Work: Labour, Mobility and Sexual Services (Routledge, 2012) 50.

[6] Amnesty International, Have Your Say Amnesty’s Sex Work Policy (2 April2014) http://www.amnesty.org.au/leader/comments/34256/ .

[7] Amnesty International Secretariat, Decriminalisation of Sex Work, above n 1.

[8] Amnesty International Secretariat, Background Information for Survey Participants: Amnesty International Consultation on Proposed Policy on Decriminalisation of Sex Work, Amnesty International. Document available from: https://sites.google.com/a/amnesty.org.au/aia-activist-portal/bulletin-board/consultationondraftsexworkpolicy?pli=1 .

[9] Ibid.

[10] Kat Banyard, The Equality Illusion: The Truth About Men and Women Today (Faber & Faber, 2010) 140.

[11] Amnesty International UK, Douglas Fox and Amnesty International, Amnesty International (1 February 2014) http://www.amnesty.org.uk/douglas-fox .

[12] Melissa Gira Grant, ‘Amnesty, human rights and the criminalisation of sex work’, New Statesman (online), 12 June 2013, http://www.newstatesman.com/lifestyle/2013/06/amnesty-human-rights-and-criminalisation-sexwork .

[13] Barbara Sullivan, ‘Prostitution Politics in Australia’ in Joyce Outshoorn (ed), The Politics of Prostitution: Women’s Movements, Democratic States and the Globalisation of Sex Commerce (Cambridge University Press, 2004) 24.

[14] Kate Shannon et al, ‘Shannon, Bruckert & Shaver: Canada must set sex workers free’, National Post (online), 7 April 2013, http://fullcomment.nationalpost.com/2014/04/07/shannon-bruckert-shaver-canada-must-setsex-workers-free/ .

[15] Amnesty International Secretariat, Background Information for Survey Participants, above n 8.

[16] International Union of Sex Workers, IUSW Response to the Amnesty International Consultation on Decriminalising Sex Work (8 April 2014) http://www.iusw.org/2014/04/iusw-response-to-the-amnesty-internationalconsultation-on-decriminalising-sexwork/ .

[17] International Union of Sex Workers, Sex Work and Human Rights (March 2014) <http://www.iusw.org/wp-content/uploads/2014/04/SexWorkAndHumanRightsIUSWMar14.pdf&gt;.

[18] Julie Bindel, ‘An abject inversion of its own principles’, Daily Mail (online), 24 January 2014, http://www.dailymail.co.uk/news/article-2544983/JULIE-BINDEL-An-abject-inversion-principles.html  .

[19] Kathleen Barry, Why is Prostitution a Violation of Human Rights, Abolish Prostitution Now (2013) http://abolishprostitutionnow.wordpress.com/why-is-prostitution-a-violation-of-human-rights/ .

photo caroline norma       Caroline Norma est chercheuse et enseignante dans les dossiers de la prostitution et de la traite des femmes au Département d’Études mondiales, urbaines et sociales de l’Université australienne RMIT. Ses recherches portent sur l’histoire, la politique, l’économie et les politiques sociales de l’industrie du sexe en Australie et en Asie, selon une perspective féministe critique. 

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.