Par Esohe Aghatise, d’Equality Now, publié dans la rubrique opinion du journal britannique The Guardian le 2 août 2015.
[Note de TRADFEM : Le 26 mai 2016, Amnesty International a déposé la version finale de cette proposition, qui s’en tient à sa position initiale.]

La grande majorité des femmes qui entrent dans l’industrie du sexe le font en l’absence de choix réels.
Cette semaine à Dublin [ndt : en 2015], environ 500 délégué-e-s d’Amnesty International venant de plus de 80 pays, voteront sur une proposition concernant la prostitution, qui recommanderait de décriminaliser à la fois l’achat et la vente de relations sexuelles, ainsi que le proxénétisme et la tenue de bordels. La logique alléguée est qu’il y a égalité des sexes dès que la prostitution est un acte consensuel, mais aussi qu’acheter des relations sexuelles à des femmes dans la prostitution est un droit important pour certains hommes qui veulent améliorer « leur jouissance de la vie et leur dignité ».
En tant que personne qui a travaillé auprès de personnes prostituées durant plusieurs décennies, je sais exactement ce que signifie la notion de « consentement » dans le cadre de l’industrie du sexe. La grande majorité des femmes qui y entrent le font en l’absence de choix réels. Plusieurs d’entre elles sont des enfants, ou l’étaient quand elles sont censées avoir consenti à cela pour la première fois.
Ceux qui achètent des relations sexuelles sont la raison qui rend la violence et la discrimination partie intégrante de l’industrie du sexe. C’est à cause d’eux que des filles de plus en plus jeunes sont sujettes à la traite des êtres humains, et que le crime organisé est attiré par les pays qui décriminalisent cette industrie.
La légalisation de l’industrie du sexe a échoué lamentablement partout où elle a été introduite. En Allemagne et aux Pays-Bas, la violence et la traite ont considérablement augmenté. Ces pays font présentement marche arrière en regard de leurs politiques antérieures. En Nouvelle-Zélande, selon un rapport de 2008, les femmes dans la prostitution ont témoigné qu’elles n’étaient pas plus susceptibles de signaler des actes de violences à la police ou d’accéder à des services de santé qu’avant la dépénalisation.
Un moment clé de l’histoire d’Amnesty a eu lieu dans les pages du Guardian en 1961, après que Peter Benenson eût lancé un « Appel à l’amnistie » après l’emprisonnement de deux étudiants portugais pour avoir levé leur verre à la liberté. Pendant plusieurs années, Amnesty a accompli un travail important, mais elle a souvent manqué de perspective de l’égalité des sexes dans des enjeux comme celui de la traite à des fins sexuelles.
Equality Now, une organisation internationale pour les droits des femmes, a, en partie, été mise sur pied pour combler ce vide. En tant qu’expertes en droit international, nous avons été scandalisées par la proposition d’Amnesty, qui ne reconnaît pas que le commerce du sexe est inextricablement lié à la traite sexuelle. Les acheteurs ne peuvent jamais savoir si une fille ou une femme est une victime de la traite. Il ne fait aucun doute que les hommes (et une fraction infime de femmes) qui achètent du sexe maintiennent à flot ce trafic multimilliardaire.
Les lois internationales reflètent cette réalité. Le plus important traité concernant la traite – le Protocole de Palerme – exige que les gouvernements mettent en place des politiques « qui découragent la demande qui engendre toutes les formes d’exploitation, spécialement celle des femmes et des enfants, qui conduisent à la traite ». Le principal traité sur les droits des femmes, la Convention pour l’élimination de toutes les formes de discriminations envers les femmes (ou CEDEF), souligne que l’exploitation des femmes est endémique dans l’industrie du sexe, et le Comité de la CEDEF a plusieurs fois demandé aux gouvernements de décourager la demande de prostitution.
Les lois internationales voient l’industrie du sexe comme incompatible avec la défense des droits des femmes et avec a fin de la traite à des fins sexuelles. En tant qu’organisation qui « vise le respect du droit international », pourquoi Amnesty fait-elle fi des lois lorsqu’il s’agit de prostitution et de traite à des fins sexuelles?
Des organisations telles que Space International ont été créées pour fournir une voix aux innombrables femmes ayant survécu aux violences réelles de l’industrie du sexe. Ce groupe a publié sa propre lettre ouverte à la direction d’Amnesty, lui disant essentiellement qu’en tant que survivantes, elles savent qu’il n’y a rien de consensuel ou de sexuellement libérateur pour la majorité des personnes qui sont dans la prostitution. Sa fondatrice, Rachel Moran, parle sans ambages : « Ceux et celles qui affirment le contraire sont habituellement des gens qui gagnent de l’argent dans des situations de non-contact, comme le porno sur webcam ; quant aux supporters du lobby qui font réellement de la prostitution, ce sont très majoritairement des femmes blanches, occidentales et privilégiées, qui s’en tiennent au travail d’escorte et n’ont aucune légitimité pour parler au nom de la majorité d’entre nous de par le monde. »
Les survivantes savent que la seule façon de réduire l’exploitation et de se rapprocher de l’égalité des sexes est de reconnaître les droits humains des personnes qui sont dans la prostitution. Cela veut dire : recommander un ensemble de lois et de politiques basées sur l’égalité sexuelle et qui soient au fait des réalités du vécu prostitutionnel.
Cet ensemble a pour nom le « Modèle nordique » ; il décriminalise les personnes qui vendent du sexe, tout en leur offrant des mesures de soutien et de l’aide pour quitter l’industrie. En même temps, il pénalise la traite, le proxénétisme, la tenue de bordels et l’achat de relations sexuelles.
Cette approche s’est avérée gagnante en Suède, en Norvège et en Islande, et elle fait de plus en plus d’adeptes partout sur la planète. Le Canada et l’Irlande du Nord viennent d’adopter des lois similaires. Et on s’attend que la République d’Irlande et la France votent dans les prochains mois des législations basées sur le Modèle nordique.
Des recommandations semblables existent aussi à l’échelon régional. Au début de 2014, une résolution du Parlement européen soulignait « qu’il existe plusieurs liens entre la prostitution et la traite des personnes » et a reconnu que la prostitution – aussi bien à l’échelle mondiale qu’à celle de l’Europe – se nourrit de la traite de femmes vulnérables et de mineures. Le Parlement européen et le Conseil de l’Europe ont tous deux récemment adopté des résolutions recommandant l’adoption du Modèle nordique aux États-membres de l’UE.
L’ébauche de politique d’Amnesty est en porte-à-faux avec cette tendance actuelle. Elle ignore les recommandations nationales, régionales et internationales d’un ciblage de la demande qui alimente la traite à des fins sexuelles. Elle est aussi en porte-à-faux avec le vécu des survivantes de l’industrie du sexe.
Cette proposition ignore la protection des droits humains des personnes dans la prostitution, ce qui sert avant tout les organisations criminelles, les proxénètes et les trafiquants qui les exploitent. Nous espérons seulement que, cette semaine, tou-te-s les délégué-e-s d’Amnesty réfléchiront longtemps et attentivement avant de décider quels droits protéger.
Comme le dit Rachel Moran : « Ce que nous avons ici, ressemble à un fantasme sorti tout droit du 1984 de George Orwell, où des champions des droits humains ont décidé d’utiliser cette position pour endosser non seulement les exploiteurs mais le système même qui violente ces victimes.
« Si Amnesty adopte cette résolution, il en résultera une énorme quantité de dommages, pour un tas d’individus innocents, dans une foule d’endroits très éloignés, et le seul dommage mérité sera pour la réputation d’Amnesty. »
Esohe Aghatise
Esohe Aghatise est la directrice de la lutte contre la traite à Equality Now.
Traduction : Tradfem
Version Originale : http://www.theguardian.com/commentisfree/2015/aug/02/sex-trade-amnesty-vote.
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