Il n’appartient pas aux hommes…

Par Lluís Rabell

Il n’appartient pas aux hommes, aussi féministes et solidaires soient-ils, de donner leur avis sur la manière dont les femmes doivent gérer leurs mouvements ou mener leurs débats. Et pas seulement à cause de notre tendance traditionnelle à coloniser ces espaces, en exerçant sur eux un paternalisme de « protectorat ». Pas seulement pour cette raison. Il y a aussi une raison plus actuelle et plus inquiétante : il semble que nous assistons à toute une offensive culturelle et politique visant à forcer l’accès à des parcelles de vie privée durement gagnées et même à embrouiller les femmes elles-mêmes en tant que sujets d’une lutte d’émancipation. Une partie de la gauche est soit perméable à cette offensive soit aspirée dans celle-ci. Une autre partie reste perplexe et pleine de doutes. On sent cependant que la dispute pour décider du visage du féminisme du XXIe siècle condense les grands problèmes dont notre société débat.

Il n’a pas non plus été nécessaire d’établir ce diagnostic. Elle a été réalisée par des voix très importantes du féminisme radical. Ce que nous pouvons peut-être apporter, ce sont des informations utiles « de l’autre côté ». Ou, en d’autres termes, la façon dont des hommes perçoivent les débats actuels. Et nous devons commencer par nous rappeler une chose qui peut sembler évidente, mais qui est de la plus haute importance : les hommes féministes sont ceux qui ont été convaincus par la critique et la lutte des femmes féministes. Quelque chose que nous n’avons jamais rendu facile pour elles. Pas même dans les rangs des organisations révolutionnaires ou du mouvement ouvrier lui-même. J’appartiens à une génération militante qui a été témoin de la dure lutte que les femmes ont dû mener pour prendre la parole. La parité est loin d’être une réalité dans de nombreux domaines décisifs, il est vrai. Mais j’invite le lecteur à regarder les photographies de mai 68, les témoignages graphiques de leurs multiples rassemblements et assemblées : vous verrez rarement une femme dans la galerie des orateurs. Pourtant, elles étaient là, au cœur de la révolte. Comme elles étaient l’âme invisible de tant de grèves. Elles ont dû se battre pour se faire entendre. Et elles ont dû s’organiser de manière autonome pour construire leur pensée et s’affirmer face à un environnement hostile. Ceux d’entre nous qui ont connu ces années difficiles ne peuvent s’empêcher d’être surpris par la frivolité des secteurs qui exigent aujourd’hui l’ouverture de ces espaces aux hommes qui disent se sentir femmes. Il ne s’agit pas de discriminer qui que ce soit : toute subjectivité est respectable et les désirs sont légitimes. Mais ils ne justifient pas à eux seuls des droits exécutoires, et encore moins envahissants, mettant en cause ceux d’autres groupes. Pourquoi cela se produit-il maintenant, alors que le monde est témoin d’une nouvelle vague de violence à l’égard des femmes ?

L’image des hommes reflétée dans le miroir de Vénus n’est généralement pas très flatteuse. Le féminisme conteste radicalement la supériorité dans laquelle nous avons été socialisés. Comment comprendre alors que le 8 mars, il proscrive le débat sur la prostitution et légitime cette vieille institution patriarcale en parlant de « révolte des maisons closes » et de « travail du sexe » ? Faut-il reconnaître aux hommes le droit d’acheter le corps des femmes ? Une société avancée peut-elle tolérer l’existence d’une réserve de femmes objectivées, dédiées à satisfaire le désir de domination masculine ? Pendant des siècles, le féminisme a soutenu qu’un tel privilège devait être aboli, ce qui n’est pas encore le cas à l’ère du capitalisme mondial. S’il est possible d’acheter une femme, il n’y aura pas non plus d’égalité pour les autres. Si nous admettons que la pauvreté ou la discrimination ethnique nous permet de transformer des femmes en marchandises, il n’y aura jamais de justice sociale pour le reste de l’humanité.

C’est pourquoi cette exaltation post-moderne d’une subjectivité qui brouille les classes sociales et fait de la femme une construction vaporeuse, perdue dans un kaléidoscope d’identités interchangeables, est si néfaste. Au contraire, le féminisme radical nous a appris que la moitié de l’humanité vit soumise à cause de son sexe ; que des millions de filles sont, dès leur naissance, destinées à l’ablation du clitoris, à se couvrir la tête, à se soumettre aux hommes ou à être en dessous d’eux même lorsque les nations ont institué une égalité juridique formelle ! Ce féminisme fait des femmes une catégorie et un problème politique. En quelque sorte, elle nous interpelle en tant que bénéficiaires d’un ordre ancestral ; elle nous saisit par le revers, nous secoue et nous place devant nos responsabilités. En outre, avec ses recherches dans les domaines de la sociologie, de l’économie politique, de l’anthropologie, de la philosophie, avec ses contributions dans tous les domaines scientifiques et culturels — d’une telle ampleur qu’il nous manque encore une perspective historique pour bien en juger — le féminisme radical a été décisif pour comprendre le monde et concevoir les paramètres et les conditions de sa transformation socialiste. C’est ce féminisme qui a su démêler la symbiose entre la cruauté du patriarcat et la voracité du capitalisme tardif et technologique.

Mais quel est ce féminisme qui, loin de remettre en cause notre masculinité dominante, nous invite à être des clients occasionnels de la prostitution ou des consommateurs compulsifs de pornographie ? Comment se peut-il que des féministes de longue date — telles que Celia Amorós, Amelia Valcárcel, Rosa Cobo, Victòria Camps et tant d’autres universitaires et écrivaines — comme toute une génération de militantes féministes qui ont consacré leur vie à la lutte pour l’égalité et qui ont été en première ligne de toutes les causes sociales et démocratiques, à commencer par les droits des collectifs LGTBI, soient aujourd’hui qualifiées de rétrogrades et même accusées de diffuser un discours haineux ? Il n’y a pas là de confrontation d’idées, mais plutôt une disqualification et un terrorisme verbal dans ce diagnostic de phobies honteuses qui affligeraient celles qui ne sont pas d’accord avec la théorie queer. Au risque de m’ajouter aux rangs des TERFs*, permettez-moi donc de rester fidèle à la tradition éclairée de la pensée critique et matérialiste. Et au désir émancipateur qui donne un sens à la lutte de la gauche… et qui, sans le féminisme radical, ne serait pas.

*L’expression « TERFS » est employée – pour ne pas dire « crachée » – comme une insulte suprême, définitive, à l’encontre de celles qui ne partagent pas entièrement la théorie queer. (NDT: Les féministes radicales n’excluent pas les trans mais osent contester certaines assertions de la théorie queer à leur sujet.)

photo Lluis Rabbell chemise blanche

Lluís Rabell

Josep Lluís Franco Rabell, né le 17 février 1954 à Barcelone, plus connu sous le nom de Lluís Rabell, est un traducteur, militant et homme politique espagnol. Il est député au Parlement de Catalogne et président du groupe parlementaire Catalogne Podemos, depuis octobre 2015.

Source : « Hombres TERFS », https://lluisrabell.com/2020/02/18/hombres-terf/ Aussi repris sur https://acciofeminista26n.wordpress.com/2020/02/18/hombres-terf/

Traduction : TRADFEM, avec l’accord de l’auteur

Une réflexion sur “Il n’appartient pas aux hommes…

  1. Je n’ai pas compris la dernière phrase, qui semble démonter tout l’article, et j’ai vu ensuite que c’était une note, pas la conclusion de l’article.. Les féministes radicales excluent les mâles du féminisme, non ? Pas de la société, pas de leur vie, mais du féminisme, oui. Si on accepte ne serait-ce qu’un seul homme soit qualifié de femme, on ne peut plus nier cette qualification à aucun autre homme sans faire preuve de discrimination. Donc on ne peut plus refuser les mâles violeurs dans les prisons de femmes. On exclut donc tous les hommes, pour assurer la protection des femmes, ce qui est un des buts du féminisme. Désolée si j’ai mal interprété la note mais formulé comme ça je trouve ça étrange.

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