Meghan Murphy : La Slutwalk d’Amber Rose est l’apogée naturelle des Slutwalk

Illustration Amber Rose

Amber Rose

Par Meghan Murphy, publié sur le site Feminist Current le 7 octobre 2015.

J’ai écrit un texte à propos de la toute première Slutwalk en 2011. J’étais la première à le faire, et je fus brutalement attaquée pour ça. Comme toujours dans ce qu’on appelle le féminisme de la troisième vague, l’on est censée suivre aveuglément le mot d’ordre, sans poser de questions. J’ai tenté de laisser sa chance au coureur, en suivant les conversations qu’avaient sur Internet les organisateurs/trices et leurs soutiens et en m’y impliquant. Il devint clair assez vite que la Slutwalk n’avait pas grand-chose à voir avec le mouvement féministe. En fait, beaucoup des jeunes femmes et hommes impliqués rejetaient franchement le féminisme. Illes souhaitaient s’identifier comme « salopes » et non pas comme « féministes » pour des raisons plutôt évidentes, même s’illes ne souhaitaient pas les reconnaître… Une « salope » sera toujours plus populaire qu’une féministe pour la simple raison que… les féministes ne sont pas populaires. Ce sont des militantes. Elles résistent à la base même du mot et du concept de « salope ». Elles résistent aux hommes qui utilisent ce mot contre nous. Elles disent « Non, nous ne voulons pas la popularité, mais la justice. » Mais la Slutwalk voulait la popularité avant tout. Nos routes ont donc divergé.

Les jeunes de la Slutwalk se sont tout de suite rallié.e.s aux stéréotypes antiféministes sur les militantes de la seconde vague et ont choisi de se distancier du mouvement, en échange d’une couverture médiatique et du soutien masculin. Et où cela nous a-t-il menées ? Et bien, vous pouvez voir aujourd’hui de jeunes femmes privilégiées défendre la prostitution et la pornographie comme autant de choix de libération pour les femmes, en reprenant le langage des participant.e.s à la Slutwalk : « Mon corps, mon choix ! », « Je fais ce que je veux, putain ! ». Vous pouvez voir qu’on encourage les hommes à voter contre Stephen Harper1 en leur offrant en échange des fellations et des photos de nus. Le site Instagram Sluts Against Harper (Salopes Contre Harper) est une preuve directe de l’impact de la Slutwalk sur l’idée que se font aujourd’hui les jeunes de la politique. Dans cette perspective, tout ce que les femmes peuvent offrir, en vue d’un changement politique, sont leurs corps réduits à l’état d’objet. Même si les hommes de gauche confortent depuis longtemps le statut subordonné des femmes, ne considérant comme luttes valables que la libération des hommes et l’égalité entre eux, il est nouveau pour des soi-disant « féministes » de se greffer à un sexisme aussi flagrant.

Illustration Slutwalk

Image/Jessica Simps, fondatrice de “Salopes Contre Harper”

Illustration Slutwalk

Image/Jessica Simps

La notion néolibérale, narcissique et immensément erronée que l’objectification ou le statut de marchandise deviennent autonomisants pour peu que les femmes en fassent le « choix » est devenue un axiome du féminisme mainstream. Il semblerait que nous ayons complètement accepté l’idée selon laquelle « s’approprier » la misogynie pour la faire nôtre est ce que nous pouvons espérer de mieux. Alors qu’il est clair pour celles d’entre nous qui nous identifions au mouvement féministe que cette lubie est tout sauf du féminisme, les femmes impliquées dans la « Slutwalk » – et bien sûr, les médias – ne voient pas les choses de cette façon.

En tant que féministes, notre travaillons à la libération des femmes les plus marginalisées, à l’échelle mondiale. Il n’a jamais été question de faire tout ce qui passe par notre putain de tête parce que ça nous fait nous sentir sexy ou admirées. Affirmer que la prostitution et la réduction à un statut pornographique sont des choix libérateurs ou progressistes dès que vous le dites, n’aide pas, en réalité, les femmes et les filles qui sont dans la prostitution car elles n’ont pas d’autre choix. Déclarer que l’objectification est une bonne chose parce que vous aimez cela n’aide pas les femmes marginalisées, celles qui vivent dans la rue et qui sont violées et tuées parce que les hommes ne les considèrent pas comme réellement ou complètement humaines. En fait, cela n’aide aucune femme, nulle part. C’est vraiment nuisible pour nous toutes et ça contribue à notre subordination. Si quelques filles de la classe moyenne peuvent trouver marrant de se qualifier mutuellement de « salopes » ou jouissent de l’attention que leur vaut l’affichage sur Instagram de leurs photos porno, il n’est pas aussi amusant d’être qualifiée de « salope » sur le tournage porno d’une scène de viol collectif ou en se faisant étouffer par un pénis. Servez-vous donc de vos privilèges pour faire quelque chose d’utile.

Même si je ne peux blâmer la Slutwalk à elle seule pour la farce que l’on nous présente aujourd’hui comme étant du « féminisme », elle y a tout de même joué un rôle important. Vous constaterez un continuum flagrant entre les promoteurs et promotrices de la Sluwalk il y a quatre ans et celleux qui censurent aujourd’hui des féministes radicales, mettent sur listes noires les abolitionnistes, mentent comme des arracheuses de dents à la télévision publique à propos des violences faites aux femmes prostituées, qualifient de « sectaires » les féministes qui dénoncent en toutes lettres la violence masculine, et prétendent que nos contestations des hommes exploiteurs et maltraitants sont, en fait, plus dangereuses que la violence concrète à laquelle font face les femmes, sur le plan mondial. Les jeunes néolibérales américaines qui pestent contre le « féminisme blanc » du haut de leurs privilèges, tout en brossant pour leur propre gain personnel, financier et professionnel un tableau romantique des violences subies par leurs sœurs appauvries, sont les mêmes femmes qui ont rejeté les défilés Take Back the Night2 sous prétexte qu’ils faisaient « trop seconde vague », et n’étaient « pas assez inclusifs » (comprenez : on ne veut pas que les hommes se sentent rejetés), en leur préférant la Slutwalk, plus en phase avec les attentes des médias (et celles des hommes).

A l’époque, j’ai rigolé à l’idée que cet individualisme loufoque soit qualifié de « mouvement ». On n’y trouvait ni solidarité, ni analyse de classe, ni compréhension des systèmes d’oppression, ni compréhension de l’oppression tout court… C’était juste un méli-mélo de mantras que les publicitaires et l’État capitaliste américain nous balançaient depuis des décennies : ton destin est ce que tu en fais. Ta capacité à « choisir » des implants mammaires ou à profiter en quelque façon d’un système exploiteur est, en fait, autonomisante. Si je me traite de salope et que ça me plaît, me voilà libérée avec succès du patriarcat. Évidemment, fantasmer notre libération tout en restant sous la coupe d’un système qui nous détruit est exactement ce que souhaitaient les détenteurs du pouvoir.

Le week-end dernier, le « mannequin hip-hop » Amber Rose a organisé sa propre Slutwalk à Los Angeles. Rose a été prise à partie en ligne, en partie à cause des commentaires de son ancien amant Kanye West sur les « 30 douches » [qu’il déclare avoir dû prendre après avoir couché avec elle] – la traitant fondamentalement de personne « sale ». Elle fût encore plus blessée quand le père de son enfant, Wiz Khalifa, l’a descendue dans une chanson la qualifiant de « rien d’autre qu’une strip-teaseuse ». Je comprends carrément son indignation légitime à se voir dépeinte comme une « salope ». J’ai vécu ça, quoi qu’à une bien plus petite échelle. C’est injuste et douloureux. Mais la Slutwalk ne résoudra rien de tout ça.

Qu’on s’entende bien, je n’ai pas d’aversion pour Rose. Je respecte le fait qu’elle essaye de guérir de tout ceci, et je respecte le fait que ses intentions étaient bonnes en organisant cet événement. J’ai été émue par ses propos quand elle a parlé, en larmes, de sa douleur à être humiliée et insultée par des hommes qui l’ont utilisée, qu’elle a aimés, et dont elle a porté un enfant. Mais le « pardon » et « l’énergie positive » n’ébranleront jamais le patriarcat. Et sincèrement, la Slutwalk ne souhaite pas ébranler le patriarcat. Illes veulent un événement marrant, qui les aide à se sentir bien. Parfait. Mais ce n’est pas du féminisme. Vous ne pouvez pas juste « fermer la porte sur ce merdier  » parce que vous en avez décidé. Il ne disparaîtra pas juste parce que vous organisez une fête.

Heather Jarvis, une des fondatrices de la Slutwalk, a été naturellement « ravie » de l’événement organisé par Amber Rose, qui a réuni une foule de vedettes. Ce type de publicité est exactement ce qu’elle voulait. En fait, la Slutwalk d’Amber Rose semble incarner parfaitement son « mouvement », avec un concours de twerk, un spectacle de burlesque et un défilé de mode. Voilà le destin de la Slutwalk.

Illustration Slutwalk

Cet événement a peut-être réussi à dissiper temporairement chez quelques participantes un peu de la honte que leur impose une culture en disant « Soyez des salopes, mais nous vous punirons pour ça », mais il est passé à côté d’un bon paquet de trucs en chemin.

S’en remettre au regard masculin, se comporter comme si nous étions dans un film porno ou sur scène dans un club de strip-tease, renforce le message que les femmes n’existent vraiment que tant qu’elles sont perçues comme « sexy » par les hommes. Les femmes de la Slutwalk se donnent beaucoup de mal pour assurer aux hommes que, oui, elles adorent le porno, elles adorent avoir l’air sexy et, oh oui, elles adorent la bite. Et c’est ainsi que se perpétue le message que les femmes sont acceptables aussi longtemps que les hommes les acceptent. Les femmes sont traitées de « salopes », « putes », « prudes », « garces », « misandres » ou « allumeuses » précisément parce qu’elles sont définies par rapport aux hommes et par rapport à ce que veulent les hommes. Tous ces mots servent à contrôler les femmes, à nous rappeler ce que les hommes pensent de nous et décident que nous sommes, plutôt que ce que nous sommes réellement. C’est un rappel du pouvoir masculin – il dit : « Je peux te briser dès que j’en ai envie, que tu obéisses à mes ordres ou pas. » Si nous nous plions à leurs désirs et nous comportons en « salopes » nous sommes punies, et si nous refusons nous sommes également punies.

Illustration Slutwalk

Le seul moyen d’échapper à ces définitions est de les rejeter complètement. De rejeter l’idée que ce que les hommes pensent de nous a la moindre importance. De rejeter l’idée que le regard masculin légitime notre valeur et notre existence. Et je crains que ceci n’a jamais été le message de Rose. Il n’a certainement jamais été celui de la Slutwalk. Le message est : Bien sûr, vous pouvez vous sentir autonomisées, mais dans la mesure où vous le faites en talons aiguilles et où vous rassurez les hommes sur le fait que vous sucerez leur bite ensuite.

Meghan Murphy

1Ndt : Premier ministre sortant du Canada, conservateur.

2Ndt : Reprendre la Nuit, grande marche féministe de nuit trouvant ses origines dans le mouvement féministe états-unien des années 1970.


Illustration de Meghan MurphyMeghan Murphy est écrivaine et journaliste indépendante, secrétaire de rédaction du soir pour le site rabble.ca, et fondatrice et directrice du site Feminist Current. Elle a obtenu une maîtrise au département d’Études sur les femmes, le genre et la sexualité de l’Université Simon Fraser en 2012.

Meghan a commencé sa carrière radiophonique en 2007, dans une caravane installée au milieu d’un champ de moutons. Son émission s’appelait « The F Word » et était diffusée à partir d’une toute petite île au large des côtes de la Colombie-Britannique. Elle a pleinement profité de la liberté que lui laissait cette radio pirate  : buvant de la bière à l’antenne, lisant des passages d’Andrea Dworkin, et passant du Biggie Smalls. Elle est revenue à Vancouver, où elle a rejoint l’émission de radio nommée, coïncidence, elle aussi « The F Word », qu’elle a produite et animée jusqu’en 2012. Le podcast de Feminist Current est le projet « radio » actuel de Meghan, une façon de communiquer une analyse critique féministe progressiste à quiconque s’y intéresse. Feminist Current est une émission syndiquée à Pacifica Radio et hébergée par le réseau de podcasts Rabble.

Meghan blogue sur le féminisme depuis 2010. Elle n’hésite pas à penser à contre-courant et a été la première à publier une critique des défilés Slutwalk, en 2011. C’est l’une des rares blogueuses populaires à développer en public une critique à la fois féministe radicale et socialiste de l’industrie du sexe. Les critiques adressées par Meghan au #twitterfeminism, à la mode du burlesque, à l’auto-objectivation des selfies, et au féminisme du libre choix lui ont valu une foule d’éloges et d’attaques, mais surtout une reconnaissance comme écrivaine qui n’a pas peur de dire quelque chose de différent, en dépit de ce que le féminisme populaire et les grands médias décrètent comme ligne du parti.

Vous pouvez trouver ses écrits en version originale dans les médias Truthdig, The Globe and Mail, Georgia Straight, Al Jazeera,Ms. Magazine, AlterNet, Herizons, The Tyee, Megaphone Magazine, Good, National Post, Verily Magazine, Ravishly, rabble.ca,xoJane, Vice, The Vancouver Observer et New Statesman. Meghan a également participé à l’anthologie Freedom Fallacy : The Limits of Liberal Feminism.

Meghan a été interviewée par Radio-Canada, Sun News, The Big Picture avec Thom Hartmann, BBC Radio 5, et Al Jazeera, ainsi que dans de nombreux autres médias.

Isabelle Alonso a publié une interview d’elle sur son blog.

Vous pouvez la suivre sur Twitter @MeghanEMurphy.


Traduction : Tradfem

Article original : http://www.feministcurrent.com/2015/10/07/amber-roses-slutwalk-is-the-natural-pinnacle-of-slutwalk/