Meghan Murphy : Définir le féminisme. Voici pourquoi il nous faut être radicales dans notre mouvement

Illustration Gloria Steinem

Gloria Steinem

Meghan Murphy, rédactrice-en-chef du site Feminist Current, explique pourquoi nous avons besoin d’une clarté absolue dans l’articulation linguistique, culturelle et idéologique du féminisme.

Il semble que le féminisme frôle, enfin, le succès. Les publications mainstream ne cessent de se gargariser de ce mot; Playboy lui-même vient de prendre le train en marche, invitant quelques plumes connues à couvrir des sujets d’allure vaguement féministe, sur leur plate-forme en ligne récemment rénovée. Quant aux vedettes féminines (et même masculines), elles peuvent rarement éviter d’avoir à se prononcer sur « la question de la femme », indépendamment de l’intérêt qu’elles ont pu feindre ou non par le passé pour le mouvement de libération des femmes.

Bien que tout cela puisse apparaître comme un pas extrêmement positif dans la bonne direction pour un mouvement qui a toujours été relégué à des plates-formes alternatives ou aux salles de classe des Études sur les femmes, la réalité est un peu plus complexe. Malheureusement, faire du féminisme un mot à la mode et qui buzz a donné un sens confus à l’interpellation « Êtes-vous féministe ? », non pas parce que c’est une mauvaise question, mais parce que les réponses données le sont souvent.

Dans un effort pour populariser le mouvement et, diraient certain.e.s, pour attirer de nouvelles et nouveaux partisans, le mot a lui-même dégénéré pour devenir une notion insignifiante, mais abordable, aux sens vagues d’« égalité » (pour qui et avec quoi ?), d’« autonomisation » (sur quelle base ?), ou de « choix » (dans quel contexte ?).

Alors que, par le passé, notre lutte contre la domination masculine et pour la libération des femmes signifiait quelque chose de radical, et donc d’inquiétant pour les partisan.e.s du statu quo, les dernières décennies ont instauré une approche clairement axée sur le confort personnel. Le féminisme n’a pas échappé à une culture consumériste néolibérale qui offre des ouvrages de développement personnel et des mantras positifs comme solutions aux problèmes sociaux et présente le « choix » individuel comme la quintessence de la liberté. Ce qui était autrefois une lutte de classes, un combat pour les droits collectifs des femmes et pour mettre fin au système d’oppression patriarcal, et assurément une lutte politique, est devenu un hashtag, un selfie, un fond d’écran, un argument de vente, un buzzword. N’importe qui peut lancer aujourd’hui : « Oui ! Je suis féministe ! » et récolter des applaudissements, sans vraiment comprendre ce que cela devrait signifier.

Ce n’est pas un hasard si un terme directement associé aux femmes est devenu dépolitisé, récupéré et réduit à une dimension d’autonomisation personnelle. Les femmes ont toujours été la cible de l’industrie du développement personnel, et « autonomisation » est un terme suffisamment vague pour avoir pu être (et avoir été) adopté par des entreprises qui se fichaient complètement de la lutte contre l’oppression systémique, en partie parce qu’elles profitent directement de ladite oppression.

Les féministes dites de la deuxième vague ont combattu à l’époque les entreprises comme Playboy et le reste de l’industrie du sexe, en soulignant les liens évidents entre la réduction des femmes à l’état d’objets ou de marchandises et l’épidémie mondiale de violence contre les femmes. Mais la troisième vague et une ère d’individualisme accru ont popularisé l’idée que si une femme « choisit » de « s’auto-objectifier » et affirme se sentir bien dans ce choix, la conversation doit se terminer là. Plutôt que de proposer une analyse contextualisée qui posait des questions plus poussées sur pourquoi une femme pouvait « choisir » de vendre un accès à son corps, tandis qu’un homme pouvait, au contraire, choisir de payer pour l’accès à ce corps, et ce que cela signifiait au niveau social et politique, cette troisième vague du féminisme a dit : « C’est son choix et tout choix est synonyme d’autonomisation. » Cette version contemporaine du « féminisme » a déclaré que tant qu’il y avait « consentement » technique (quel que soit le contexte plus large de ce consentement et le rôle d’une marginalisation ou de formes plus systémiques de coercition dans ce « choix consensuel »), tout ce qui pouvait être qualifié de « choix » devait nécessairement échapper à toute critique.

Le résultat final de cette approche libérale, selon laquelle tout est légitime du moment qu’il y a « consentement », est particulièrement visible sur Internet. Les féministes qui voient l’existence de l’industrie du sexe comme inextricablement liée au colonialisme, à l’impérialisme, au capitalisme et au patriarcat y sont insultées et traitées de « puritaines moralisatrices » et de « putophobes » dès qu’elles osent remettre en question le droit des hommes à utiliser et à agresser des femmes quand ils le veulent, du moment qu’ils ont de l’argent pour cela. Celles qui soutiennent que nous pouvons, en tant que société, offrir plus aux femmes marginalisées que le racisme fétichisé omniprésent dans la prostitution et la pornographie, sont qualifiées de « féministes blanches », malgré le fait que les femmes de couleur sont investies depuis aussi longtemps que quiconque dans le mouvement visant leur propre libération. Les jeunes femmes qui fréquentent les médias sociaux sont trop intimidées pour oser remettre en question le caractère politique ou non d’afficher des selfies sexy; elles ont peur de se faire dire de « s’asseoir et se taire » et d’être expulsées du « féminisme des filles cool ».

Il existe d’innombrables façons de forcer des femmes à accepter le statu quo, que ce soit en privé ou en public, mais c’est la première fois qu’on le fait au nom du « féminisme ».

Bien que les femmes soient depuis longtemps contraintes d’accepter la pornographie comme « du sexe » et de participer à des actes sexuels dégradants et même violents commis par des hommes autour d’elles – qu’il s’agisse de maris, de connaissances, d’amis de cœur, d’inconnus, de figures d’autorité, ou de proxénètes –, il est déconcertant de voir d’autres femmes, dont certaines se disent « féministes », se livrer à des formes similaires d’intimidation. Il n’y a rien de « puritain » ou de « phobique » à résister à une version pornographique de la sexualité qui prétend que la douleur et la subordination sont (ou devraient être) excitantes. Il n’est pas « répressif » non plus de soutenir que les choix des femmes ne se produisent pas dans le vide et que le « choix » de s’auto-objectifier, sur Instagram ou sur scène lors d’un spectacle burlesque, est beaucoup plus qu’une simple façon de « se sentir bien » dans sa peau.

La généralisation et la popularisation du féminisme – un objectif que bien des femmes ont pu espérer voir réalisé un jour – ont participé à son érosion. Car si le féminisme peut être n’importe quoi et que tout le monde peut se dire féministe, ce concept a-t-il encore vraiment un sens ? Sans une définition réellement radicale et sans objectifs convenus collectivement, il n’est pas surprenant que des hommes comme Hugh Hefner, l’ex-PDG de Playboy, aient pu prétendre avoir « été féministe avant qu’il existe une telle chose que le féminisme ». Il n’est pas surprenant que poser nue dans un magazine de beauté capitaliste ou incorporer de la danse à la barre verticale à une performance aux Grammy Awards soient aujourd’hui présentés aux jeunes femmes comme des actes autonomisants ou radicaux. Il n’est pas surprenant que la capacité d’être à la fois « politique » et un « sex-symbol » soit considérée comme une véritable réussite féministe. Mais quoi qu’on nous ait dit, nous ne pouvons pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Si nous voulons un changement, nous devons nous battre pour cela. Et cela signifie un plus grand effort que de simplement faire ce qui nous permet de nous « sentir bien » à l’instant présent.

Il existe différentes façons de départager les « féminismes » : le libéral contre le radical, la troisième vague contre la deuxième vague, le sexe-positif contre le sexe-négatif, mais aucune de ces lignes de partage ne m’a jamais semblé tout à fait exacte. (Particulièrement, le fait de contester une sexualité coercitive ou centrée sur les hommes ne nous rend vraiment pas « sexe-négative »…) Être féministe, c’est simplement appuyer ou participer à la lutte pour mettre fin au patriarcat. Le mouvement féministe est un mouvement politique qui lutte pour une libération collective des femmes et pour une fin de la violence des hommes à l’égard des femmes. Autrement dit, si vous ne soutenez pas ces objectifs, rien de ce que vous faites n’est du féminisme, peu importe à quel point vous prétendez le contraire.

Nous ne pouvons pas avoir à la fois l’objectification et la libération, car être un objet sexualisé ne permet pas d’être un humain à part entière. Nous ne pouvons pas célébrer la violence sexualisée tout en nous libérant de la violence sexualisée, parce sexualiser la violence, eh bien… cela sexualise la violence. Nous ne pouvons pas normaliser un privilège masculin en disant « les hommes ont besoin d’avoir accès à des rapports sexuels et nous devons donc, en tant que société, maintenir une classe de femmes à la disposition des désirs masculins », tout en espérant bâtir une société dans laquelle les hommes ne se sentent pas en droit d’exiger un accès sexuel aux femmes. Nous ne pouvons pas affirmer que « les femmes sont plus que des jolies choses à regarder », tout en disant aux jeunes femmes qu’être désirables les rendra autonomes. Nous ne pouvons pas faire du « choix » un critère politique tout en dépolitisant et décontextualisant les choix que font les femmes en régime patriarcal capitaliste. Nous ne pouvons pas confronter la culture de viol tout en normalisant les concepts mêmes sur lesquels repose cette culture : le privilège masculin, la violence sexualisée, et des rôles de genre qui prennent racine dans la domination et la subordination (à savoir la masculinité et la féminité).

Même si les arguments que je présente ici définissent effectivement le « féminisme radical », au sens où c’est un type de féminisme qui « va à la racine » des problèmes, je parle de quelque chose d’encore plus simple que cela : un féminisme réel et définissable, qui conserve une signification !

Je crains que notre socialisation en tant que femmes, dans un monde qui nous divise en catégories de genre attachées à ce qu’on appelle la « féminité » et la « masculinité », nous a conduites à une situation où nous préférons être appréciées plutôt que capables d’impulser des changements. Nous voulons être considérées comme « des filles cool » plutôt que comme des femmes en colère et exigeantes (« des garces », si vous voulez). Nous voulons être populaires et mignonnes tout en tenant des propos vaguement politiques. Nous voulons, comme a dit récemment Gloria Steinem dans un commentaire très largement mal interprété, être dans le camp des garçons. Et il n’existe absolument aucune façon dont nous pouvons, en tant que féministes, nous préoccuper d’être largement appréciées et populaires auprès des hommes, tout en travaillant à détruire la domination masculine.

Bien sûr, je veux que toutes les femmes se sentent bien, qu’elles jouissent de leur sexualité et qu’elles célèbrent leur corps, mais les objectifs du mouvement féministe vont bien au-delà de cela. Et les enjeux en cause sont beaucoup plus élevés. Dans une culture où de plus en plus de femmes et de filles sont soumises à la traite, aussi bien à l’échelle mondiale que nationale; où une pornographie dégradante, de plus en plus violente, est largement accessible à tout un chacun; où une culture commercialisée nous transforme en consommateurs plutôt qu’en êtres empathiques qui se soucient de la société où nous vivons; et où l’écart s’accroît entre les riches et les pauvres – autant de facteurs qui repoussent les femmes marginalisées dans les positions les plus vulnérables et leur en imposent les pires conséquences –, nous ne pouvons tout simplement pas nous payer une version aussi irresponsable et bling-bling du « féminisme ».

Lorsque des vies réelles sont en jeu, votre niveau d’affection pour une pop star donnée ou pour les cache-tétons à paillettes du burlesque, ou l’intérêt ou pas de votre copain ou de vos proches pour la pornographie sadomasochiste, deviennent triviaux.

Joignez-vous ou non à notre mouvement – c’est entièrement votre choix. Mais vous n’avez pas celui de redéfinir en fonction de votre confort un mouvement politique qui vise à protéger la vie et l’humanité de femmes réelles.


Illustration de Meghan MurphyMeghan Murphy est écrivaine et journaliste indépendante, secrétaire de rédaction du soir pour le site rabble.ca, et fondatrice et directrice du site Feminist Current. Elle a obtenu une maîtrise au département d’Études sur les femmes, le genre et la sexualité de l’Université Simon Fraser en 2012. Elle travaille actuellement à un livre qui invite à un retour vers un féminisme plus radical, rappelant la deuxième vague et ancré dans la sororité.

Meghan a commencé sa carrière radiophonique en 2007, dans une caravane installée au milieu d’un champ de moutons. Son émission s’appelait « The F Word » et était diffusée à partir d’une toute petite île au large des côtes de la Colombie-Britannique. Elle a pleinement profité de la liberté que lui laissait cette radio pirate  : buvant de la bière à l’antenne, lisant des passages d’Andrea Dworkin, et passant du Biggie Smalls. Elle est revenue à Vancouver, où elle a rejoint l’émission de radio nommée, coïncidence, elle aussi « The F Word », qu’elle a produite et animée jusqu’en 2012. Le podcast de Feminist Current est le projet « radio » actuel de Meghan, une façon de communiquer une analyse critique féministe progressiste à quiconque s’y intéresse. Feminist Current est une émission syndiquée à Pacifica Radio et hébergée par le réseau de podcasts Rabble.

Meghan blogue sur le féminisme depuis 2010. Elle n’hésite pas à penser à contre-courant et a été la première à publier une critique des défilés Slutwalk, en 2011. C’est l’une des rares blogueuses populaires à développer en public une critique à la fois féministe radicale et socialiste de l’industrie du sexe. Les critiques adressées par Meghan au #twitterfeminism, à la mode du burlesque, à l’auto-objectivation des selfies, et au féminisme du libre choix lui ont valu une foule d’éloges et d’attaques, mais surtout une reconnaissance comme écrivaine qui n’a pas peur de dire quelque chose de différent, en dépit de ce que le féminisme populaire et les grands médias décrètent comme ligne du parti.

Vous pouvez trouver ses écrits en version originale dans les médias Truthdig, The Globe and Mail, Georgia Straight, Al Jazeera,Ms. Magazine, AlterNet, Herizons, The Tyee, Megaphone Magazine, Good, National Post, Verily Magazine, Ravishly, rabble.ca,xoJane, Vice, The Vancouver Observer et New Statesman. Meghan a également participé à l’anthologie Freedom Fallacy : The Limits of Liberal Feminism.

Meghan a été interviewée par Radio-Canada, Sun News, The Big Picture avec Thom Hartmann, BBC Radio 5, et Al Jazeera, ainsi que dans de nombreux autres médias.

Isabelle Alonso a publié une interview d’elle sur son blog.

Vous pouvez la suivre sur Twitter @MeghanEMurphy.


Version originale : http://i-d.vice.com/en_gb/article/defining-the-f-word-why-we-need-to-be-radical-with-feminism

Traduction : TRADFEM

Beaucoup d’autres textes publiés par Feminist Current et d’autres autrices féministes radicales sont affichés en traduction sur le site TRADFEM. Si vous avez trouvé ce texte intéressant, aidez-nous en le signalant dans votre réseau SVP.

3 réflexions sur “Meghan Murphy : Définir le féminisme. Voici pourquoi il nous faut être radicales dans notre mouvement

  1. Ce texte est incroyable en effet car il arrive à juxtaposer des idées et des concepts éloignés dans un grand fourre-tout dont on ne comprend pas vraiment le sens. Pourtant la bonne question est posée, qu’est ce que le féminisme ? A celle-ci, la réponse de l’auteure est un gloubi-boulga dans lequel se mêle droits des femmes (très peu), prostitution (beaucoup), pornographie (énormément) et on repassera pour les clichés réducteurs sur les hommes… enfin surtout les hommes hétérosexuels, puisqu’aucun distinguo n’est fait, autant mettre tous les hommes dans le même sac.

    In fine, à la lecture de cet article stérile, on y apprend que l’auteure avait juste envie d’enfoncer des portes ouvertes. Oui les sociétés se sont fondées sur la masculinité, oui il existe des hommes violents, oui il existe des femmes qui desservent la cause des femmes en général souvent parce que les hommes sont incapables de comprendre la teneur de leur propos ou leurs propos ne sont que le miroir de celle des hommes qui exercent leur masculinité de manière hégémonique et brutale.

    La véritable raison est l’éducation, à tous les niveaux, la transmission de valeurs est la clé. Pourquoi la génération Y est capable d’une plus grande ouverture d’esprit ? Pourquoi de nombreux jeunes hommes pensent que la question du féminisme est datée ? Parce qu’ils ont déjà dépassé cette époque dans laquelle l’auteure s’ancre. Une autre époque, celle de vieux hommes, aux vieux principes, à la vieille éducation dont la disparition ne rendra que service aux femmes.

    Une femme, un homme, un être humain sans distinction. Si vous commencez à vous poser des questions autre que celle des racines du patriarcat comme modèle, alors vous avez déjà tout faux. Ce qu’il faut réfléchir c’est la transmission de cette définition. Comment faire pour que la génération Z qui a accès au contenu pornographique dégradant pour la femme – de manière illimitée et en abondance – ne se persuade pas que ceci est une normale réalité ? L’éducation. Comment expliquer la prostitution sinon que par l’exploitation de la misère humaine ? Il n’y a pas un traite mot sur l’éducation dans ce papier… C’est consternant.

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