LA GUERRE MENÉE CONTRE LES TERF A SAPÉ NOTRE CONFIANCE RÉCIPROQUE

par Victoria Smith, dans The Critic, en août 2023

Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles les victimes de violence conjugale gardent le silence. Peut-être avez-vous trop peur, vous pensez que vous le méritez ou vous n’êtes pas certaine d’être crue. Peut-être qu’aucune de ces raisons ne s’applique, mais vous restez tout de même silencieuse. Les gens vous croiront, vous en êtes certaine, mais cela ne fera qu’empirer les choses.

Ils vous croiront, mais ils décideront que cela doit avoir été de votre faute. « Mais qu’as-tu fait ? » demanderont les gens. « Il ne ferait pas ça sans raison – qu’est-ce que vous ne me dites pas ? » Une fois que cela sera vous sera arrivé à une ou deux reprises, vous cesserez d’essayer. Si vous vous taisez, vous pourrez au moins prétendre que le manque d’intérêt des gens est dû à l’ignorance plutôt qu’à un choix conscient.

Vous finirez peut-être par fantasmer sur le moment de « grande révélation », lorsque tout le monde découvrira – sans que vous ayez à dire quoi que ce soit, parce que vous ne le dites jamais comme il faut – ce qu’était vraiment votre agresseur, et que rien de tout cela n’était de votre faute. Mais il ne sert à rien de tenter d’obtenir une telle issue dans la vraie vie. Dans la vraie vie, chaque fois que vous parlez, on vous fait honte.

En tant que jeune adulte, je pensais souvent qu’il était inutile de faire confiance à qui que ce soit, pas même à moi-même, pour relater les agresions dont l’on est victime. Les gens trouveront toujours un moyen de présenter l’agresseur comme plus vulnérable et plus sympathique. Comme l’écrit Judith Herman Lewis dans Reconstruire après les traumatismes, « les personnes les plus proches de la victime ne se rallieront pas nécessairement à son aide ; en fait, sa communauté peut soutenir son agresseur plutôt qu’elle ». Herman décrit les survivantes comme étant « placées dans une situation où elles doivent choisir entre exprimer leur propre point de vue ou rester en contact avec d’autres personnes ».

Pour de nombreuses femmes, la découverte du féminisme a voulu dire réaliser ce que ce silence nous a coûté. Nous avons appris à être de bonnes filles ; nous avons appris à ne pas faire confiance aux autres ; nous avons appris que nos récits ne comptaient pas. Le féminisme – le féminisme à l’ancienne, celui de la prise de conscience – a signifié désapprendre toutes ces réserves. Il nous a donné l’espace nécessaire pour parler de nos blessures sans être jugées pour cela.

Pour moi, l’un des pires résultats de la récente décennie de « guerre contre les TERF » a été la suppression de cet espace féministe. Après avoir longtemps pensé que la seule possibilité pour les autres de ne pas vous considérer au même titre qu’un agresseur était de ne jamais révéler l’agression. C’est grâce au féminisme que j’ai désappris cette impression. Mais vu le comportement de personnes occupant des postes de responsabilité, dont beaucoup se disent féministes, je crains d’avoir recommencé à y croire.

Je m’étais discréditée du simple fait de me plaindre

Il y a neuf ans, j’ai écrit un article pour le New Statesman sur mon malaise face au concept de « cis » et de « privilège des cis ». Comme tant d’autres femmes avant et après moi, je pensais qu’il serait clair que je n’en voulais vraiment à personne. Je pensais tout simplement que le terme « cis » ne laissait aucune place à celles d’entre nous qui ne se sentent pas particulièrement à l’aise avec le genre ou avec leur corps sexué, mais qui savent que le sexe est une réalité et qu’il a son importance au plan politique. L’accueil hostile fait à ce texte m’a choquée. Ce qui m’a le plus horrifiée, ce fut le caractère évident de cette réaction: une bande d’hommes qui détestent les femmes, disant les choses que disent toujours les hommes qui détestent les femmes, mais en utilisant comme boucliers des arguments comme « vous ne pouvez pas me qualifier d’homme ! » et « privilège cis ! »… C’était tellement clair et direct – tout comme le sont généralement les insultes et menaces adressées aux femmes qualifiées de « TERF* ».

(* NdT: TERF = Trans-Exclusive Radical Feminists mais cette insulte est maintenant adressée a quiconque manifeste la moindre résistance à l’idéologie transgenriste)

Me sentant seule et effrayée, j’ai montré quelques exemples de ces quolibets à un proche, qui n’avait pas de désaccord particulier avec l’article lui-même. Sa réponse a d’abord été de dire que ces personnes étaient manifestement très contrariées par quelque chose, puis de demander si je ne mettais pas en évidence ces réactions particulières uniquement pour donner une mauvaise image des personnes transgenres. Mes propres sentiments ne semblaient pas avoir d’importance à ses yeux. Je me suis soudain retrouvée dans la situation où l’on vous demande ce que vous avez vraiment dit, ce que vous vouliez vraiment dire, parce que hé!, ces personnes vulnérables ne vous traiteraient pas comme ça sans raison. Je m’étais discréditée du simple fait de me plaindre. Dire que je me suis sentie choquée serait un euphémisme. Une fois de plus, je voyais la force d’une agression masculine devenir une mesure de vos torts.

Après cela, j’ai appris à cloisonner mes confidences. Sauf avec d’autres femmes qui ont été qualifiées de « TERF », je n’en parle à personne dans la vie réelle. Je ne peux m’imaginer dire à un ami ou à un parent que je suis bouleversée parce que mon nom a été ajouté à une nouvelle liste de « fascistes haineuses », ou parce qu’un conseiller libéral démocrate a inventé une histoire selon laquelle j’aurais organisé contre lui une campagne de haine hors ligne, ou parce qu’un groupe de transactivistes militants du monde littéraire a choisi d’associer HAGS, mon livre sur les femmes d’âge moyen au génocide des transgenres. Je n’en parle pas parce que tout cela me semble insensé, de la même manière que d’apprendre que « ce gentil monsieur que vous connaissez et aimez tous est en fait un agresseur » semble insensé. Je suis convaincue que si je disais la vérité aux gens, ils penseraient pire de moi – bien que certains d’entre eux connaissent sans doute la vérité et évitent poliment le sujet, ce qui, encore une fois, est ce qui se passe dans tant de scénarios « type sympa / agresseur ». Les gens voient, mais ils se disent qu’il doit y avoir « deux côtés à la médaille ». Si autant de personnes veulent que vous vous étouffiez à mort avec leur bite, c’est qu’il doit y avoir quelque chose que vous cachez.

Cette solitude – cette perte de confiance envers les autres- n’est pas un sujet qu’abordent souvent les femmes. Le coût social, émotionnel et psychologique d’être étiquetée « TERF » est plus facile à cacher, du moins si vous ne souhaitez pas être accusée de « faire de votre traumatisme une arme » ou de verser des « larmes de cis ». Après tout, vous auriez pu ne jamais rien dire pour commencer, n’est-ce pas ? Comme beaucoup l’ont fait, vous auriez pu attendre en coulisses pendant que d’autres femmes prenaient tous les coups. Pour beaucoup d’entre nous, décrire notre réalité est considéré comme une indulgence pour laquelle nous devrions être prêtes à payer un prix, une sorte de « si vous ne pouvez pas supporter cela, n’imposez pas cela ». La différence est que seul le premier « cela » est composé de menaces, de mensonges et d’ostracisme ; le second, n’est que la vérité pure et simple.

Dans son billet de 2020 intitulé « Harry Potter et le dicton inversé de Voltaire« , la philosophe Mary Leng a décrit un scénario que de nombreuses « TERF » connaissent bien. Les gens savent que ce que vous avancez n’est pas incorrect, mais ils pensent que vous ne devez jamais l’exprimer à voix haute : « Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour vous empêcher de le dire. » Si vous continuez à parler, vous faites preuve de cruauté délibérée et vous méritez toutes les réactions qu’on vous infligera.

Aucune rétractation ou excuse ne pourra effacer les dix dernièeres années

Cette position ne tient pas compte d’à quel point les femmes, et en particulier celles qui ont été victimes d’agressions, ont souvent subordonné leur perception de la réalité à celle des autres. Ce qu’il leur en a coûté n’est pas rien, et je suis choquée de voir combien de femmes qui se disent féministes refusent de le reconnaître. Je suis choquée de voir combien de personnes ne reconnaissent pas que cette attitude reproduit la dynamique du contrôle coercitif. Les femmes qui ont passé des décennies à se battre pour dire leur vérité vivent un fardeau émotionnel et psychologique énorme lorsqu’elles se voient dire qu’en fait, la bonne chose à faire est de répéter les mots que d’autres veulent que vous disiez, sans tenir compte de ce que vous voyez et ressentez.

Ma collègue Janice Turner a récemment écrit un billet en réponse à l’apparente prise de conscience de Keir Starmer qu’une femme est un adulte de sexe féminin, dans lequel elle demandait : « Les femmes peuvent-elles à nouveau faire confiance au parti Travailliste ? » C’est une bonne question, mais je me demande également « si les femmes qui ont été qualifiées de « TERF » peuvent à nouveau faire confiance à qui que ce soit? » La confiance que j’avais envers les autres lorsque j’ai écrit pour la première fois sur ce sujet, j’avais mis des dizaines d’années à la construire. Je ne suis pas sûre de pouvoir la retrouver.

Aucune rétractation ou excuse ne pourra effacer les dix dernières années. En outre, il n’y a aucune raison de penser que les personnes qui prétendent croire à des choses qu’elles savent être fausses, tout en diabolisant les autres à propos d’un enjeu particulier, ne le feraient pas sur une autre question. La façon dont j’ai vu certains politiciens et féministes professionnels se comporter à l’égard de la « question trans » est exactement la façon dont je pense qu’ils se comporteraient si vous les approchiez en tant qu’individu confronté à des violences de la part d’un partenaire ou d’un collègue. Ils ne vous croiraient pas en tant que tel, mais ils tâteraient le terrain, verraient à quel point vous avez de la valeur par rapport à votre agresseur, et ils ne s’apercevraient même pas de leur jeu. Ce sont eux les bons, après tout.

Ce n’est pas que je n’ai pas d’espoir, sinon je n’écrirais pas. Mais pour que les choses changent, il faut que cette érosion de la confiance soit reconnue. Il ne s’agit pas d’un travail, d’un espace, de mots ou d’une partie du corps. Ce n’est même pas une amitié, mais c’est important.

Certaines d’entre nous pourraient se sentir ainsi pour le reste de leur vie. Avant de nous demander de nous montrer aimables, conciliantes ou indulgentes, je veux que l’on reconnaisse tout ce qui a été perdu.

Victoria Smith

Traduction: TRADFEM

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.