Misogynie, meurtres et le mouvement masculiniste

par Carrie N. Baker, Ms. Magazine, le 27 juillet 2020

 

« L’ironie de voir un militant pour les Droits des Hommes assassiner deux hommes pour se venger des féministes montre que personne n’est à l’abri d’une misogynie violente », écrit Carrie N. Baker.

« La masculinité toxique tue. » (Mathias Wasik)

Le dimanche 19 juillet dans l’après-midi, Roy Den Hollander, un avocat blanc, militant masculiniste et antiféministe, s’est habillé d’un uniforme de l’entreprise de livraison FedEx et s’est rendu chez la juge fédérale du New Jersey Esther Salas – la première Latina nommée juge fédérale du New Jersey. La juge Salas présidait une affaire portée devant les tribunaux par Hollander, qui contestait la conscription obligatoire des hommes par le gouvernement américain.

Lorsque la porte s’est ouverte, Hollander a abattu le fils de la juge Salas, âgé de 20 ans, et a gravement blessé son mari, puis s’est enfui. La juge Salas était alors au sous-sol de la maison.

« Tout ce qu’il a fait, c’est répondre à la porte ». Le seul enfant du juge fédéral de la juge  #EstherSalas est mort à l’âge de 20 ans, lorsqu’il a ouvert la porte à un faux travailleur de #FedEx, qui a commencé à tirer sur Daniel et son père. pic.twitter.com/mk1cwkUUoy

Hollander a ensuite été retrouvé mort à environ deux heures au nord de la maison du juge Salas, dans ce qui a l’apparence d’un suicide.

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Cet homme de 72 ans, diplômé d’une prestigieuse université et ancien avocat d’entreprise new-yorkais, était membre d’une organisation de défense des Droits des Hommes basée à San Diego, la National Coalition for Men. Il avait passé des années à intenter des procès pour « discrimination sexuelle à l’encontre des hommes ». Il avait contesté la constitutionnalité des promotions « soirée des dames » dans les bars et les boîtes de nuit, avait poursuivi l’université Columbia pour ses cours d’études sur les femmes, et intenté des poursuites contre des organisations de presse pour ce qu’il avait qualifié de couverture biaisée contre Donald Trump lors des élections de 2016.

En 2008, il avait intenté une action en justice contre le gouvernement fédéral, alléguant que la Loi sur la violence contre les femmes (Violence Against Women Act) était inconstitutionnellement biaisée contre les hommes.

Hollander aurait constamment porté sur lui une liste dactylographiée de 41 arguments intitulée « Discrimination contre les hommes en Amérique ». Il se plaignait que les féministes avaient « infiltré les institutions, et qu’il y avait eu un transfert de droits des gars au bénéfice des filles ».

Dans un jugement de 2018, le juge Salas avait autorisé l’audition de la poursuite intentée par Hollander, mais celui-ci lui reprochait de ne pas faire avancer l’affaire assez rapidement. Il l’avait traitée de « juge latina paresseuse et incompétente nommée par Obama ».

« Cet homme semble avoir été particulièrement déséquilibré, a déclaré Jackson Katz, érudit et éducateur proféministe, mais son cas illustre néanmoins de manière tragique comment la violence se cache très près de la surface chez certains de ces hommes ».

« Elle est directement liée à la manière dont la violence est utilisée par les hommes agresseurs dans les relations hétérosexuelles avec les femmes. C’est un moyen très efficace d’imposer la conformité à leurs volontés: « Si je ne peux obtenir ce que je veux par d’autres moyens, je vais l’obtenir par la menace de violence ou par sa mise en œuvre effective. »

Hollander est le dernier d’une longue série d’hommes antiféministes qui commettent des meurtres, tels que Marc Lépine et Elliot Rodger. Dans son Massacre de l’École Polytechnique de Montréal en 1989, Lépine a tiré 30 balles sur un groupe d’étudiantes d’une Faculté de génie québécoise, en criant « Vous êtes toutes des féministes ! »

6 décembre 1989. Hommage à la mémoire de ces 14 femmes qui devraient être ingénieures aujourd’hui. De peur que vous ne croyiez que la misogynie est affaire du passé, je vous signale que lorsque vous commencez à chercher sur Internet le nom de leur meurtrier, l’une des suggestions d’auto-remplissage qui apparaît est « marc lepine hero ». Le poison persiste. pic.twitter.com/rzVWrspv1K

    – Stacey Ritz (@drsritz) 6 décembre 2017

En 2014, Elliot Rodger a tué six personnes et en a blessé 14 autres à Isla Vista, en Californie, après avoir distribué un document de 141 pages documentant sa haine profonde des femmes. Comme Hollander, Lépine et Rodger se sont ensuite suicidés après avoir tué d’autres personnes.

Et tout comme les tueurs de masse ont souvent des antécédents de violence conjugale, c’est aussi le cas de M. Hollander. Son ex-femme l’a accusé d’agressions et de harcèlement, y compris de pornographie vengeresse (revenge porn). En 2001, elle a déposé un rapport d’incident domestique à New York, alléguant que Hollander avait violé une ordonnance de protection en dérobant son journal intime et en le publiant sur Internet avec des photos de nus. Il l’a harcelée et a dévoilé fraduleusement ses coordonnées (doxxing) pendant des années.

Hollander, qui était un partisan et un militant de l’équipe électorale de Donald Trump, a publié sur son site web une collection de 2 028 pages d’écrits profondément misogynes et racistes sur les femmes, qu’il étiquetait « féministes ». Il a qualifié les féministes de « force du mal qui veut exercer un pouvoir totalitaire sur les hommes ». Il a déclaré que les hommes « ont le droit de se révolter contre cette tyrannie, de la renverser ». Il a également lancé la menace que « les féministes devraient faire attention à leur ingérence dans la nature. Il y a 300 millions d’armes à feu dans ce pays, et la plupart d’entre elles sont détenues par des hommes ».

Tout comme Lépine a laissé une liste de dix-neuf noms de « féministes radicales » qu’il aurait tuées si n’avait été d’un « manque de temps », la police a trouvé dans la voiture de Hollander les noms d’autres femmes juges qu’il aurait pu cibler, dont la juge en chef de l’État de New York, Janet M. DiFiore.

Hollander faisait partie du mouvement antiféministe des prétendus Droits des Hommes, qui défend une idéologie de suprématie masculine. Le Southern Poverty Law Center (SPLC) reconnaît chez ces masculinistes « un désir à peine voilé de domination des femmes et une conviction que le système actuel opprime les hommes au bénéfice des femmes ».

A Voice for Men (Une Voix pour les Hommes) est la plus importante et la plus influente organisation de défense des prétendus Droits des Hommes. Hollander a publié des textes sur leur site web. Mais le mouvement comporte de nombreuses branches, dont :

– les groupes de défense des prétendus « Droits des Pères », qui se concentrent sur les ex-épouses, le refus de payer les pensions alimentaires et les questions de garde d’enfants ;

 – les « artistes de la drague », qui enseignent aux hommes comment être des prédateurs sexuels efficaces ;

 – les célibataires involontaires ou « incels », qui pensent que les hommes méritent d’avoir des relations sexuelles avec n’importe quelle femme de leur choix ;

– et les MGTOW – « Men Going Their Own Way » -, une communauté principalement active sur Internet, qui prône la séparation des hommes et des femmes et le retrait masculin d’une société qu’ils prétendent « détruite par le féminisme ».

Il existe aussi une communauté en ligne de plus de 60 000 membres, appelée The Red Pill, qui utilise une métaphore du film « La Matrice » pour désigner le moment où l’on en vient à comprendre que les hommes sont opprimés en tant qu’hommes. La plupart des militants des Droits des Hommes sont blancs, de classe moyenne et hétérosexuels.

Bien qu’il y ait souvent de l’hostilité entre les différents sous-groupes masculinistes, le SPLC signale que « le fil conducteur de ce mouvement est une misogynie virulente, parfois violente, et la pratique consistant à blâmer les femmes et une vaste conspiration féministe pour les maux des hommes contemporains (des blancs pour la plupart) ».

L’idéologie de la suprématie masculine « est motivée par la conviction que les hommes ont droit à une place supérieure dans la société par rapport aux femmes, qui leur seraient biologiquement et intellectuellement inférieures, et qu’en conséquence, toute promotion que les femmes pourraient obtenir n’est rien d’autre qu’une usurpation. Tout comme la suprématie blanche, la suprématie masculine est motivée par l’angoisse et la colère face à la perte du statut de l’homme blanc ».

Cette misogynie est souvent entrelacée de menaces de violence implicites ou explicites.

« La violence est un élément essentiel de cette idéologie », déclare Jackson Katz. « Si je ne peux obtenir ce que je veux par la persuasion, j’utiliserai la violence ou la menace implicite de violence. Même si un homme n’utilise pas la violence, la menace de violence reste dans l’air comme moyen ultime d’obtenir ce qu’il veut ».

Beaucoup de ces militants des Droits des Hommes éprouvent un « sentiment agressif de bon droit » (aggrieved entitlement) qu’ils utilisent pour justifier leur misogynie et leur violence, explique le sociologue Michael Kimmel, auteur de « Angry White Men » : « Si vous avez ce sentiment d’autorité et que vous n’avez pas obtenu ce à quoi vous vous attendiez, l’effet net est un sentiment d’humiliation. »

Lorsqu’ils voient autour d’eux des femmes qui ont réussi alors qu’eux, non, ils blâment les femmes pour leurs échecs, se sentent lésés et utilisent la violence, ou la menace de violence, pour se venger. Lorsque l’on grandit en apprenant cela dès les premiers instants de sa vie, puis qu’on voit cette perspective nous échapper, on a vraiment le sentiment que l’on nous enlève quelque chose. Même si objectivement ils ne le méritaient pas au départ, ce n’est pas leur expérience vécue, ce n’est pas leur expérience émotionnelle subjective. »

Les militants antiféministes des Droits des Hommes s’attaquent souvent aux efforts déployés pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes, comme l’a fait M. Hollander dans son procès contre la loi américaine visant à contrer cette violence, en affirmant à tort que les femmes se livrent dans leur couple à des actes de violence contre les hommes aussi souvent, voire plus souvent, que les hommes contre les femmes.

cov Equality withn a vengeance

Dans son livre Equality with a Vengeance : Men’s Rights Groups, Battered Women, and Antifeminist Backlash (2011), l’universitaire Molly Dragiewicz soutient que les groupes d’hommes antiféministes exploitent « le discours de la neutralité du genre pour attaquer les programmes créés pour corriger l’inégalité des sexes ». Ces discours proclamant la symétrie des sexes dans la violence contre des partenaires intimes servent à reproduire les conditions qui permettent la violence en réduisant au silence les personnes les plus gravement touchées, en occultant les facteurs structurels qui contribuent à ces violences et en faisant écho aux propos des agresseurs ».

Selon le SPLC, les partisans les plus établis sont le site web de misogynie virulente A Voice for Men, lancé par le soi-disant Paul Elam (« mâle » écrit à l’envers), et le site Return of Kings, créé par « l’artiste de la drague » Roosh V. Le SPLC qualifie ces deux organisations de groupes haineux et décrit l’idéologie de la suprématie masculine comme la « drogue servant de porte d’entrée » à la collectivité raciste d’extrême-droite alt-right.

L’universitaire australien Michael Flood gère sur www.xyonline.net un site complet de textes érudits et de réponses articulées aux idéologues des prétendus Droits des Hommes, y compris des ressources sur les liens entre ces militants antiféministes et la mouvance alt-right.

Hollander, qui avait 72 ans et chez qui on venait de diagnostiquer un cancer mortel, a peut-être eu le sentiment qu’il n’avait rien à perdre. Outre le meurtre du fils de la juge Salas, Hollander est également le principal suspect dans le meurtre d’un rival dans le mouvement des Droits des Hommes, l’avocat Marc Angelucci, vice-président d’un autre groupe masculiniste, la National Coalition for Men. Le 11 juillet, un homme se faisant lui aussi passer pour un livreur de FedEx a abattu Angelucci à son domicile en Californie. Les enquêteurs sur ce meurtre soupçonnent que Hollander était peut-être jaloux d’Angelucci, qui a remporté une poursuite contre la conscription militaire avant que Hollander ne puisse plaider la sienne devant la juge Salas.

Les militants pro-Droits des Hommes tentent aujourd’hui de prendre leurs distances de Hollander, en prétendant qu’il n’est pas l’un d’entre eux. Mais son implication de longue date dans leur mouvement, son appartenance passée à l’une de leurs principales organisations et son utilisation de leur idéologie et de leur rhétorique démontrent qu’ils mentent.

L’ironie de l’assassinat de deux hommes par un militant des droits des hommes pour se venger des féministes montre que personne n’est à l’abri d’une misogynie violente La masculinité toxique tue. L’idéologie et le comportement masculinistes, qui s’entrecroisent souvent avec ceux de la suprématie blanche comme dans le cas de la misogynie raciste de Hollander envers la juge Salas, ont été tolérés depuis bien trop longtemps dans la société américaine.     (Mathias Wasik)

Que la misogynie ait lieu dans la rue ou dans nos foyers, devant les cliniques de santé reproductive des femmes ou dans les couloirs du gouvernement, que cela se fasse en ligne ou en personne, nous devons enfin commencer à prendre la misogynie au sérieux, en paroles et en actes.

Carrie N. Baker

photo carrie n. baker

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À propos de Carrie N. Baker

Carrie N. Baker, J.D., Ph.D., est professeure au programme d’étude des femmes et du genre au Smith College. Son livre The Women’s Movement Against Sexual Harassment (2007) a remporté le prix du livre Sara A. Whaley de la National Women’s Studies Association. Son deuxième ouvrage, Fighting the U.S. Youth Sex Trade : Gender, Race, and Politics (2018), raconte l’histoire de l’activisme contre l’implication des jeunes dans l’industrie du sexe aux États-Unis entre 1970 et 2015. Madame Baker est présidente de l’Abortion Rights Fund of Western Massachusetts.

 

Traduction: TRADFEM, avec l’accord du magazine Ms.

2 réflexions sur “Misogynie, meurtres et le mouvement masculiniste

  1. Quelqu’une a des nouvelles d’Alex Minussian, cet admirateur d’Elliot Rodger qui devait subir un procès à Toronto ?

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