Harvey Jeni : « Tu n’es pas féministe, mec… (À propos de l’enjeu du féminisme) »

(publié le 1er novembre 2017)

Pour commencer cet article, il est nécessaire de revenir aux bases. Qu’est-ce que le féminisme et quels droits défend-il ?

La lutte féministe, présente depuis des siècles, est un mouvement politique dédié à l’émancipation des femmes de la suprématie masculine. Elle porte, en son cœur, une analyse politique : une manière de comprendre le monde et son fonctionnement. Elle étudie nos structures de pouvoir traditionnelles et demande comment nous pourrions nous organiser différemment en tant qu’êtres humains de manière à libérer les femmes de leur exploitation et oppression systémiques par les hommes. C’est un mouvement politique – le seul mouvement politique – créé exclusivement par et pour les femmes, par nécessité. Après tout, qu’un groupe subalterne essaye de faire changer les choses en s’appuyant sur ceux dont le pouvoir et les privilèges sont garantis par la subordination de ce groupe peut s’avérer pour le moins contreproductif.

Pourtant, je n’ai jamais vu les objectifs et les principes aussi clairs d’un mouvement être aussi dévoyés par des malentendus et par un embrouillement délibéré. Les lignes sont redéfinies et les frontières modifiées constamment parce que le féminisme, dans son état brut et non-altéré, est profondément menaçant, non seulement pour notre système patriarcal, mais aussi pour tous les aspects d’une société mue par le profit. Notre monde repose sur le travail exploité et non rémunéré des femmes. Ce sont les femmes qui produisent les nouveaux travailleurs, qui effectuent la grande majorité du travail à domicile afin que les travailleurs existants soient aussi productifs que possible, et qui s’occupent de ceux et celles qui sont âgées et ne peuvent plus travailler. C’est pourquoi le mouvement qui lutte pour notre libération est attaqué, récupéré et renversé à chaque occasion, car la perspective de son succès est trop terrifiante.

C’est dans ce contexte que nous voyons des hommes comme Hugh Hefner, le récemment décédé patron du magazine Playboy, être encensés comme « féministes » et que nombre de ses soutiens ont déclaré, le plus sérieusement du monde, que leur féminisme à eux consistait à ce que des femmes déguisées en lapins soient enfermées dans des manoirs, au nom de leur conviction envers le libre choix. Qui aurait pu imaginer qu’un individu qui, au cours de sa vie, a amassé des quantités immenses de richesses et de pouvoir grâce à la représentation des femmes comme à peine plus que des jouets sexuels pour hommes, en viendrait à être considéré comme un défenseur de l’émancipation des femmes de la suprématie masculine ?

Dans n’importe quel autre mouvement, ce type de récupération serait inacceptable, risible même. Prenons pour exemple le socialisme : si j’affirmais que mon socialisme se résumait à l’accumulation de richesses personnelles au détriment des autres, et que, en tant que patron pingre avec mes travailleurs et les soumettant à de terribles conditions de travail, je m’estimais être un bon défenseur de la classe ouvrière, les gens pourraient se sentir libres de me dire que je ne suis en aucune façon un socialiste. Pareillement, le féminisme a ses propres critères. Et fort heureusement, le féminisme comprend que les choix ne sont pas faits dans le vide, mais dans un système où les hommes en tant que classe exercent un pouvoir structurel, physique et social sur les femmes en tant que classe. Le féminisme n’est pas une étiquette que vous pouvez simplement accoler à n’importe quelle idée et la voir instantanément muer en son opposé idéologique.

Nous sommes en 2017, et dans notre société supposée progressiste, nous voyons des femmes être physiquement agressées, d’abord à Hyde Park, puis plus récemment au Salon du livre anarchiste de Londres, du fait de leurs opinions sur le genre. Les femmes qui partagent la conviction féministe classique (et pas particulièrement radicale) – selon laquelle le genre est une construction sociale utilisée comme un outil pour renforcer la suprématie masculine, plutôt qu’une identité innée précédant le sexe biologique et déterminant ce dernier –, ces femmes sont violentées et agressées  verbalement, à la fois dans des espaces publics et sur le net, par des êtres humains nés avec des chromosomes et des systèmes reproductifs masculins, des êtres qui ont été encodés et socialisés par la société, mais qui disent être des femmes – et pas seulement des femmes, mais les femmes les plus vulnérables et des plus opprimées de toutes.

De cette façon, les femmes biologiques qui tentent de défendre les droits des femmes opprimées sur la base de cette biologie sont identifiées comme les pires des antiféministes, les véritables misogynes, les autrices d’un féminicide. Et les personnes qui leur crient « Ugly TERF cunt » [sale connasse de TERF], qui les intimident, les agressent physiquement et détruisent leurs tracts, arrivent à se présenter comme les véritables militantes féministes, les vraies révolutionnaires et à prétendre que le mouvement des femmes leur appartient. Cette insulte, « sale connasse », qui a déjà pu être reconnue comme l’incarnation pure de la haine des femmes, devient maintenant un discours féministe courageux et authentique, celui de femmes de défendant de l’oppresseur.

Dans son roman classique dystopique, 1984, George Orwell introduit le concept de doublethink (doublepensée), qui décrit la capacité à garder simultanément en tête deux croyances contradictoires et à les accepter toutes deux comme vraies. Hefner pensait pouvoir garder des femmes dans son manoir comme autant d’animaux domestiqués dans un zoo, et se dire malgré tout un défenseur de la libération des femmes. De la même façon, les transactivistes croient pouvoir commettre des actes de violence à l’égard des femmes, nous traiter  de « sales connasses » et paralyser nos organisations politiques, et s’imposer malgré tout comme balise du progrès féministe.

Vers la fin de 1984, le héros, Winston, est interrogé par O’Brien, un agent secret du parti régnant. O’Brien lève quatre doigts tout en affirmant qu’il en lève cinq. Winston sait qu’il est capable de compter, il sait qu’il y en a quatre.

« – Vous êtes un étudiant lent d’esprit, Winston, dit O’Brien gentiment.

 – Comment puis-je l’empêcher ? (…) Comment puis-je m’empêcher de voir ce qui est devant mes yeux ? Deux et deux font quatre.

 – Parfois, Winston. Parfois ils font cinq. Parfois, ils font trois. Parfois, ils font tout à la fois. Il faut essayer plus fort. Il n’est pas facile de devenir sensé. »[1]

Nous, les femmes, savons compter. Nous avons le droit de discuter de nos droits et de tenir à ce que nous savons être la vérité. Nous savons ce à quoi ressemble l’oppression. Nous le savons pour la ressentir. Donc, n’hésitez pas, chers mecs, à maintenir que Hefner était un type bien qui adorait les femmes, ou qu’il est parfaitement acceptable de bourrer de coups de poing au visage des femmes qui ne se soumettent pas à votre idéologie. Mais n’appelez pas cela du féminisme. Parce que ce n’en est pas.

 

Harvey Jeni est écrivaine, féministe et mère.

 

Version originale : https://medium.com/@GappyTales/you-aint-no-feminist-bruv-the-battle-for-feminism-6a6df0fb2461

Traduction : Tradfem

 

[1]    Georges Orwell : 1984, éd Folio, 1996, page 354, traduction Amélie Audiberti (Ndt)

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