Qui a peur d’Andrea Dworkin ?

Une recension de Thérèse Lamartine, publiée dans la revue québécoise Nuit Blanche

Dworkin par John Goetz 2003

Andrea Dworkin, photographiée par John Goetz

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Quelque trente ans après la parution de ses ouvrages essentiels, on aurait pu croire que son œuvre avait pris quelques rides. Il n’en est rien. Andrea Dworkin demeure une figure capitale de la pensée féministe radicale, à la source de la deuxième vague, la plus puissante des trois que compte maintenant le mouvement des femmes.

     Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas nous offre quatorze textes expurgés de tout compromis, de toute faiblesse, de tout sentimentalisme. Il n’est pas innocent que l’anthologie s’ouvre sur Premier amour, révélateur de la trajectoire intime de l’écrivaine qui connaît avec un jeune Grec les plaisirs et les dérives de la chair, ses ascensions lumineuses et ses descentes en enfer. Saisie par ce qu’elle nomme une pulsion d’advenir, elle parvient à s’arracher du lien fusionnel où se meurt son pouvoir créateur.

     Doté d’une « immense ambition de vivre, de savoir, de sentir », cet être humain né avec un vagin et en raison de cette seule caractéristique, sera par la suite violé, battu par un conjoint, parfois réduit à la quasi mendicité, ce qui le mène à troquer son sexe pour un toit. Corps et âme à l’agonie, voilà que, mû par une force secrète, cet être se relève, trempe sa plume dans le sang de son aliénation, et construit une des œuvres fondatrices des luttes contre les systèmes d’oppression d’humain à humain. Andrea Dworkin, celle qui a tout vécu, saura désormais, sinon tout écrire, explorer avec un sang-froid et une lucidité indéfectibles les espaces les plus funestes où les femmes sont tenues prisonnières.

     Ethnologue de la violence, Andrea Dworkin n’aura de cesse de fouiller la condition universelle du sexe féminin. Viol, inceste, violence conjugale sont radiographiés strate par strate. Déjà, elle balise la culture du viol, et met au jour le fait que les femmes vivent l’équivalent d’un couvre-feu militaire imposé par les violeurs. Sa main écrivante assène des gifles cinglantes au système prostitutionnel et à celui de la pornographie dont elle démonte la mécanique pièce par pièce, chacune nettoyée sans pitié de ses innombrables mythes et bêtises. Elle secoue nos doutes, nos indifférences, nos paresses. Chemin faisant, elle conspue le déterminisme biologique qu’on lui a pourtant reproché, et se détache de cette « pourriture idéologique » qui ferait des hommes et des femmes une espèce différente. Elle la Juive américaine, marquée en profondeur par la Shoah, appelle de ses vœux la création d’un État capable d’accueillir les femmes opprimées du monde entier. Un refuge, un espace de liberté autrement impensable. L’Israël des femmes martyres.

Moins d’infirmières

Plus de guerrières

     En mettant un point final à son premier essai, Women Hating, au début des années 1970, elle prit l’engagement formel de consacrer sa vie au mouvement des femmes. Dut-elle en mourir. Trois décennies plus tard, elle n’y avait pas dérogé, et elle restera liée par l’honneur au mieux-être des femmes jusqu’à sa mort en 2005. Infatigable et debout, toujours, avec d’autres militantes elle s’est attaqué à l’industrie américaine de la pornographie, ce « Pentagone du pouvoir masculin où l’on entraîne les soldats de la guerre contre les femmes » ; elle a poursuivi les géants Playboy et Hustler, a dénoncé Bill Clinton, a broyé à la moulinette Freud et la masculine obsession du pénis ; elle a co-rédigé un célèbre projet de loi contre la pornographie. Christine Delphy, sociologue et préfacière du recueil, la reconnaît comme la plus brave d’entre nous.

     Dans ses pages de feu et de glace, de glaise et de marbre, entre chair et esprit, l’écriture, conçue comme indistincte de sa vie, brûle du désir de participer à un nouvel ordre social et à la mise à mort des souffrances engendrées par la doctrine et la pratique patriarcales. Dans l’admirable chapitre intitulé Ma vie d’écrivaine, elle s’explique : « Ma seule chance d’être crue est de trouver une façon d’écrire qui soit plus audacieuse et plus puissante que la haine des femmes elle-même — plus intelligente, plus profonde, plus froide ».

     Andrea Dworkin, la poète, l’essayiste, la styliste de la langue anglaise et la polémiste rigoureuse, la brillante oratrice, l’activiste de proue contre la prostitution et la pornographie, a été moquée et insultée, et n’a pas manqué de détracteurs. De détractrices non plus. Car elle décoche des vérités qui font mal, et pas seulement aux hommes. « Nous sommes des héroïnes pour ce qui est d’endurer mais, jusqu’à maintenant, des lâches pour ce qui est de résister. » Aider une victime de viol est une chose, rappelle-t-elle. Mettre fin au viol en est une autre. C’est ce qu’il reste à faire.

À l’humain dans l’homme

     Quand Dworkin s’adresse aux hommes, ceux de bonne volonté, les vrais humanistes, les esprits éclairés, elle les questionne : Pourquoi êtes-vous si lents à comprendre les choses les plus élémentaires comme celle-là : « les femmes sont tout aussi humaines que vous, en degré et en qualité ». Elle répond à ceux qui disent ne pas aimer la pornographie : « Je le croirai quand les macs se retireront des affaires parce qu’il n’y aura plus de consommateurs ». Mi-idéaliste mi-provocatrice, elle réclame à une assemblée de 500 hommes luttant contre le sexisme : « Je veux une trêve de 24 heures durant laquelle il n’y aura pas de viol ». C’était en 1983. Les hommes du côté des femmes sont aujourd’hui mis au défi de recueillir ce que cette femme d’une intelligence supérieure et d’un grand raffinement de la pensée partage sur le pouvoir masculin dont elle extirpe la substantifique moelle. En ces temps d’allégations/ dénonciations /accusations effrénées contre ce pouvoir, il appert encore plus impérieux que les hommes y réfléchissent.

     Dubitatif, John Stoltenberg s’interrogeait naguère : Existe-t-il un écrivain et dissident politique mâle vivant dont le travail est comparable à celui d’Andrea en termes de contribution à la fois aux lettres et au discours international sur les droits humains ? Il déplorait les difficultés éprouvées par Dworkin à faire publier ses ouvrages, frappés d’anathème. Stoltenberg, l’époux gay, et Dworkin, la fière lesbienne, se sont aimés pendant trente ans. Leur dialogue a influencé l’auteur et éditeur qui s’identifie comme un féministe radical. De son propre aveu, il a trouvé très difficile d’accepter le fait que la suprématie masculine empoisonnait à ce point autant de gens – hommes et femmes.

Pour la suite de la liberté

     Selon Dworkin, toutes les femmes ont été spoliées de tout souvenir de liberté. Et de préciser « Qu’est-ce que la liberté  ? Deux mille ans de discours pour arriver à nous en tenir à l’écart. » Si nous devions retenir qu’une parmi les idées fortes de l’écrivaine, je suggérerais que ce soit cette phrase-phare : « Le féminisme exige précisément ce que la misogynie détruit chez les femmes : une bravoure sans faille pour affronter le pouvoir masculin. » Son œuvre devrait occuper une place de choix aux côtés des penseurs et des défenseurs de la liberté humaine, les Voltaire et Olympe de Gouges, les Aimé Césaire et Frantz Fanon, les deux Simone, Beauvoir et Veil, les Kate Millett — « Le monde dormait et Kate Millett l’a réveillé », a écrit Dworkin — et autres Louky Bersianik.

     Le lectorat d’aujourd’hui, rompu à la litote, côtoyant une langue euphémique souvent subordonnée à la rectitude politique, pourra trouver cru le verbe de Dworkin. Sous son regard décapant, une chatte est une chatte. Ses ouvrages majeurs qui lui valent une renommée internationale, Pornography: Men Possessing Women (1979) et Intercourse (1987) sont disponibles en hébreu, en néerlandais ou en coréen notamment, pourtant introuvables en français. Chapeau bas donc aux Éditions du remue-ménage qui pour la deuxième fois publient en français cette voix unique, et portent par ailleurs le projet de traduire Intercourse. Les éditrices présentent l’écrivaine hors normes ainsi : « Si cette essayiste faisait trembler les puissants, c’est qu’elle maniait comme nulle autre le verbe qui claque, l’humour, la colère salutaire. »

                                                                                                           Thérèse Lamartine

SOUVENEZ-VOUS, RÉSISTEZ, NE CÉDEZ PAS

Trad. de l’anglais (américain) par la Collective TRADFEM

Remue-ménage et Syllepse, Québec et Paris, 2017, 188 p.

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