Auteur: Nick Cuningham, dans Business Doc Europe
Comme le souligne avec passion le splendide documentaire partiellement théâtralisé de PRATIBHA PARMAR sur la regrettée écrivaine, oratrice, intervenante et militante Andrea Dworkin, son radicalisme politique et féministe est en grande partie né de la violence physique et sexuelle qu’elle a vécue tout au long de sa vie, depuis son adolescence et même jusqu’en 1999, lorsqu’elle a été violée après avoir été droguée par un assaillant inconnu à Paris.
Pourtant, ce que le documentaire souligne également, c’est que Dworkin était tout le contraire de la misandre inflexible qui s’en prend aux hommes, telle qu’elle a été dépeinte dans les médias grand public tout au long des dernières décennies du 20ème siècle. Au contraire, elle adorait son père, aimait et vénérait Allen Ginsberg (l’homme et ses œuvres) et a trouvé l’âme sœur parfaite et aimante en la personne de son deuxième mari (John Stoltenberg) qui lui a survécu (et qui a assisté à la récente première mondiale du film au Festival Tribeca au début du mois),
Et comme Dworkin elle-même l’a dit dans un document d’archive : « En fait, je pense que je suis probablement patiente… et objective, gentille et relativement douce », avant de formuler le rappel nécessaire. « Mais je suis outrée, outrée par la façon dont les femmes sont traitées dans la société. Je pense que c’est mal. Je veux que ça change. »
À la fin de son adolescence, Dworkin est partie en Europe où elle a écrit une prose expressive et lyrique rappelant celle de son héros Ginsberg. Dans le plus pur style hippie, elle est tombée amoureuse et a épousé un beatnik d’Amsterdam aux cheveux longs qui semblait partager toutes ses valeurs et ses aspirations, jusqu’à ce qu’il commence à s’exprimer plus clairement et impitoyablement avec ses poings, et souvent sur son visage, comme elle l’exprime dans ses mémoires.
Sa conscience politique s’est éveillée à la lecture du livre fondateur de Kate Millet, La politique du mâle. Cet ouvrage a eu un effet « sismique » sur Dworkin qui a ensuite consacré sa vie au mouvement des femmes.
Elle a fait la guerre à la pornographie et aux pornographes, qu’elle qualifiait d’ « héritiers des nazis… Ils ne sont pas guidés par l’idéologie, ils sont guidés par le profit, mais ce sont des sadiques publics et ils détestent les femmes. » La sienne est devenue une croisade dans laquelle elle a maintenu une « discipline de guerrière » dans laquelle « la douleur devient sans importance ». Elle s’est battue pour « reprendre la nuit » pour les femmes. « Ce n’est qu’en manifestant ensemble que nous pouvons marcher avec un quelconque sentiment de sécurité, de dignité et de liberté », a-t-elle déclaré,
Pendant 40 ans, elle a mené le combat nécessaire, soulignant ses références réformistes inflexibles, que ce soit en tant qu’écrivaine, diffuseure, polémiste ou activiste, aidant à ouvrir la voie au changement, jusqu’à sa mort prématurée en 2005 à l’âge de 58 ans seulement.
Dans ce film, Pratibha Parmar utilise des archives passionnantes pour raconter l’histoire de Dworkin, comme le discours passionné « Entendez-vous le silence ? » prononcé devant le Syndicat de l’université Cambridge, qui déplorait le nombre incalculable de voix féminines et ethniques qui n’ont jamais été entendues tout au long du récit de l’histoire occidentale.
Inspiré par le film I’m Not There de Todd Haynes dans lequel six acteurs dépeignent différentes facettes du personnage public de Bob Dylan, Parmar a choisi cinq actrices pour incarner Dworkin à différentes périodes de sa vie, qui réagissent toutes à un scénario façonné à partir des écrits de l’autrice.
« J’ai l’impression qu’avec ces reconstitutions théatralisées, on peut vraiment atteindre l’émotivité viscérale, les espaces intérieurs [de Dworkin] et ce qu’elle ressent et vit à ce moment-là », explique Parmar. « Pour que ces expériences ne soient pas seulement des enregistrements dont nous, en tant que spectateurs, deviendrons les observateurs… Il était vraiment important pour moi qu’elles deviennent des expériences très subjectives auxquelles les spectateurs pourraient s’identifier, ou dans lesquelles ils pourraient entrer avec compassion et empathie. »
La réalisatrice raconte comment ces mises en scène, en particulier celles qui décrivent la violence subie par Dworkin, remplissent une « double fonction ».
« Oui, ce sont les expériences d’Andrea Dworkin, mais ce sont aussi les expériences de nombreuses autres femmes dans la période actuelle. Elles ne sont donc pas historicisées, considérées comme quelque chose qui s’est passé à l’époque. C’est arrivé à Andrea à l’époque, mais cela continue d’arriver aux femmes aujourd’hui [en termes de] violence conjugale et d’agressions sexuelles sur des enfants. »
Parmar explique comment, pendant ses recherches pour le film, elle a été inspirée par les observations sur Dworkin du critique d’art John Berger et du célèbre chansonnier Leonard Cohen. John Berger a écrit qu’elle était « peut-être l’écrivain-e du monde occidental dont on a le plus dénaturé les propos. Et cela sonnait tellement vrai lorsque j’ai commencé à enquêter et à vraiment examiner ses écrits et à explorer qui elle était. »
Répondant à une question sur le livre de Dworkin Intercourse (COÏTS), qui traite de la politique de genre et de la politique sexuelle, Leonard Cohen a fait valoir que « la position qu’adopte Dworkin dans cet ouvrage est si provocante et passionnante qu’elle crée une autre réalité et pourrait arriver à l’actualiser. Dans la situation actuelle, c’est ce genre d’attitude qui crée de nouveaux mondes – j’ai une profonde admiration pour Andrea Dworkin. »
Parmar n’a pas utilisé les citations de Berger et Cohen dans la version finale du film (bien qu’elle ait longtemps débattu de cette idée) car, en fin de compte, elle voulait que le récit soit mené par le propre témoignage de Dworkin. « Je ne voulais pas de l’opinion d’autres personnes sur elle. Je voulais que [les spectateurs] se fassent leur propre opinion sur elle en élaborant un scénario qui utilise ses propres mots, qui parle de ses propres idées. » Ce film ne devait jamais être « une sorte de documentaire didactique », souligne Parmar.
La réalisatrice reconnaît également le caractère androgyne du prénom de Dworkin – Andrea – un prénom masculin en italien qui signifie « virilité » ou « courage ».
« Je pense qu’elle aimait son prénom, dit Parmar. Et je pense que l’une des choses importantes à propos d’Andrea était que, de par son apparence et ces salopettes qu’elle portait tout le temps – son uniforme – elle rejetait vraiment la tyrannie de la féminité. C’était comme si elle ne faisait aucune concession à la féminité. Pour elle, son message était réellement « lisez mon travail, lisez mes livres ». Lorsque des auteurs masculins sont interviewés ou que l’on parle d’eux, personne ne parle de ce qu’ils portent. En tant qu’écrivaine, son ambition était d’être prise aussi au sérieux que les écrivains masculins, comme Mailer et Ginsberg. Ces autres écrivains [masculins] étaient pris au sérieux sans que leurs choix vestimentaires ne soient un sujet de discussion.
Le film a été accueilli par d’excellentes critiques après sa première mondiale à Tribeca, Richard Brody du New York Times l’ayant désigné comme l’un des moments clés du festival. Cette semaine, il est projeté à Sheffield, un autre épicentre du monde du documentaire. « Je pense que les programmateurs [des deux événements] ont vraiment compris de quoi parle le film », dit Parmar.
Vers la fin du documentaire, Dworkin elle-même réfléchit à une vie consacrée au militantisme, au cours de laquelle elle a été ridiculisée et menacée, mais finalement admirée : « Je me suis mise en danger. J’ai mis ma vie en jeu. J’ai pris une décision sur ce qui compte et ce qui est essentiel pour le moment dans cette communauté humaine dans laquelle je vis. Et je l’ai fait. Et je suis heureuse de l’avoir fait, » dit-elle avec défi.
Version originale : https://businessdoceurope.com/sheffield-intl-comp-my-name-is-andrea-by-pratibha-parmar/
