Le féminisme britannique a besoin d’une leçon d’histoire

Les politiciens travaillistes viennent de révéler leur amnésie

Par Kathleen Stock, sur UNHERD le 28 JUIN 2024

De nos jours, nous avons tendance à interpréter les personnages d’autrefois comme s’ils vivaient juste de l’autre côté de la rue. Telle est la thèse du sociologue français Olivier Roy, qui affirme qu’un effacement de l’histoire culturelle nationale est en cours. Nous sommes, dit-il, coincé-es dans un présent global perpétuel : les mémoires collectives qui nous soudaient les un-es aux autres ont été effacées, et avec elles notre compréhension de l’importance du contexte historique.

Ce phénomène est particulièrement marqué dans le féminisme, aggravé par ces penseurs à l’esprit utopique qui considèrent qu’une vision sélective des faits, voire de contre-vérités, est un moyen d’établir leurs propres valeurs préférées. De manière perverse, alors que beaucoup ferment les yeux sur le traitement épouvantable des femmes dans certaines cultures contemporaines, certaines femmes du passé qui ont cherché à pratiquer des brèches dans les édifices juridiques et culturels centrés sur les hommes de leur époque sont souvent condamnées de nos jours comme des « Karens » moralement imparfaites, par trop privilégiées, qui n’ont pas prêté assez d’attention au colonialisme ou au classisme lorsqu’elles ont présenté leurs arguments. De même, ce qui passe pour l’histoire du féminisme dans l’imagination populaire est paresseusement réadapté pour justifier les obsessions culturelles actuelles.

Les choses vraiment importantes, suggère-t-on parfois, ont commencé par un aphorisme apparemment lourd de sens de Simone de Beauvoir, puis sont immédiatement passées par une phase regrettable de racisme et d’égocentrisme de la part des femmes blanches de la classe moyenne à l’égard des autres groupes minoritaires, avant que diverses penseuses afro-américaines n’interviennent pour les remettre sur le droit chemin. Reprenant l’énergie polémique des féministes radicales des années soixante et soixante-dix, tout en se détachant soigneusement de leurs objectifs politiques maladroits de lutte contre la pornographie et la prostitution, le féminisme a finalement atterri avec un certain soulagement dans les hautes terres ensoleillées de l’univers de Judith Butler, où il est resté depuis.

C’est là que les catégories de sexe humain se sont mises à coller avec la fluidité du genre et ont commencé à fondre à la chaleur, pour être remplacées par une configuration non binaire plus agréable : toujours-rouge à lèvres, jamais-rouge à lèvres et parfois-rouge à lèvres. Le « consentement » est devenu une substance magique, transformant des comportements objectivement horribles en choses qui sont en fait amusantes et libératrices pour les femmes, et nous pourrions tous vivre heureux pour toujours – ou nous l’aurions fait, si la triade sombre du Pape, de Vladimir Poutine et des femmes critiques à l’égard du genre sur l’île pluvieuse des Fascist Terf ne s’étaient pas unis pour tout gâcher.

C’est dans ce gouffre intellectuel béant que s’inscrit le nouveau livre de Susanna Rustin, Sexed : A History of British Feminism. Dans l’introduction, Rustin – rédactrice en chef des affaires sociales pour le Guardian – explique pourquoi les défenses du réalisme sexuel et des droits fondés sur le sexe ont été si « prononcées » au Royaume-Uni, par rapport à d’autres pays anglophones, en les inscrivant dans une tradition du féminisme britannique remontant au XVIIIe siècle.

Bien qu’elle ait quelques scrupules à l’égard de ce label, Mme Rustin est elle-même favorable à la cause du sexo-réalisme et de la critique du genre. Ce seul fait ferait de Sexed un livre symboliquement important, indépendamment de sa qualité : trouver un auteur apparemment au cœur de la gauche moderne, mais qui rejette sans ambiguïté les discours transactivistes et insiste sur l’importance politique du sexe, est en effet une chose rare. Heureusement, le livre est également impressionnant par sa portée et son érudition. Le récit avance plus vite que le cheval du roi fonçant sur Emily Davison, et comprime élégamment une foule d’informations détaillées sur des figures, des tendances et des thèmes importants dans un espace relativement restreint.

J’ai lu le livre de Rustin en gardant à l’esprit l’injonction de Roy de ne pas considérer le passé comme une autre branche du présent, et pourtant le contenu du livre m’a empêché de ne pas établir de parallèles avec l’époque contemporaine – et c’est sans doute là une partie de son objectif. En effet, je me suis parfois demandé à quoi avait servi exactement la deuxième (ou troisième, ou quatrième) vague de féminisme, puisque toutes les positions possibles dans l’espace logique féministe semblent avoir déjà été occupées avant 1940. Depuis le XVIIIe siècle, comme le raconte Rustin, les femmes britanniques ont discuté âprement de la question de savoir si les esprits et les corps avaient un sexe, si la différence de sexe biologique devait être politiquement privilégiée ou ignorée dans la défense des intérêts des femmes, si le fait d’appartenir à la sphère domestique était limitatif ou utile pour les femmes, si le féminisme mettait trop l’accent sur les préférences des personnes sans enfants ou, à l’inverse, sur celles des mères, et si la défense des droits des femmes était en tension avec des intérêts plus larges fondés sur la classe ou sur la race.

Presque dès l’apparition du darwinisme, George Eliot a remarqué, bien avant les critiques féministes du 20e siècle, que certains aspects de sa formulation étaient latemment sexistes. Plus tard, Virginia Woolf – dont la statue à Bloomsbury est aujourd’hui accompagnée d’un code QR avertissant les spectateurs de ses opinions répréhensibles – observera que les arguments sexistes s’accompagnent souvent d’affirmations sur la naturalisation de certains traits de caractère. En 1932, près de 60 ans avant Butler, la biographe de Woolf, Winifred Holtby, a suggéré de remplacer le terme « sexe » par celui de « genre » car, comme le dit Rustin en la paraphrasant, « le premier terme était trop chargé de connotations biologiques qui entraînaient les femmes vers le bas ».

Les nombreuses femmes fascinantes qui ont chacune droit à quelques pages de lumière sous l’œil attentif de Rustin semblent également d’actualité à d’autres égards. En 1854, la pédagogue Barbara Bodichon évoque son amour de la natation sauvage, écrivant qu’elle s’est baignée avec une amie dans un lac « de la manière la plus folle qui soit, à la manière de Diana, sans autre Actéon qu’un ou deux moutons de montagne qui sont venus nous regarder fixement et ont pensé que nous étions littéralement deux poissons très étranges ». Au début du XXe siècle, la députée Eleanor Rathbone s’inquiétait, comme beaucoup aujourd’hui, d’une « fiction juridique », même si celle-ci accordait aux maris des droits parentaux accrus au lieu de leur accorder un changement de sexe officiel. Et lorsque l’émission Women’s Hour de la BBC a commencé à être diffusée à la radio en 1946, il semble qu’elle ait été animée par des hommes – plus ça change… Entre-temps, dans un récit édifiant pour les membres actuels de Just Stop Oil, on nous dit que Mary Richardson – la suffragette qui, en 1914, a attaqué la Vénus Rokeby de Velásquez à la National Gallery avec un hachoir à viande – « a ensuite occupé un rôle de premier plan au sein de l’Union britannique des fascistes ».

À l’exception peut-être de Richardson, la ténacité, l’intelligence et le pragmatisme collaboratif des femmes britanniques qui se sont battues au nom d’autres femmes tout au long des XVIIIe, XIXe et début du XXe siècles, dans des contextes profondément dévalorisants et souvent agresssifs, sont vraiment impressionnants, qu’elles se soient ou non qualifiées de « féministes » ou qu’elles se soient ou non entendues sur les cadres politiques de base (ce qui n’était souvent pas le cas, dans les deux cas). Et en fait, bien que Rustin ne sanctionne pas une pensée aussi hérétique, au moment où je suis arrivée à sa section sur les années soixante et soixante-dix, les choses m’ont semblé se dégrader.

Soudain, tout le monde s’est mis à faire de l’éveil de conscience à bouche-que-veux-tu – traitant cette nouvelle mode importée des États-Unis comme si des groupes de femmes n’avaient jamais discuté de leur situation et de leurs sentiments ensemble auparavant – et devenant subtilement redevable d’une sensibilité plus volatile dans le processus. Malgré les gains politiques et juridiques indéniables de cette période, un changement d’orientation s’est opéré qui, rétrospectivement, semble de mauvais augure : un mouvement vers les sentiments internes et la « subjectivité », et une fixation sur la manière dont les femmes étaient représentées culturellement, au détriment d’autres préoccupations urgentes.

Tout le monde n’a pas apprécié : Barbara Castle a déclaré que les femmes des années soixante-dix « devraient trouver une cause plus importante qu’elles-mêmes ». Et bien que Rustin n’en parle pas vraiment, cette période a été marquée par une autre évolution fâcheuse, qui s’est également produite aux États-Unis : les féministes se sont mises à s’entre-déchirer, sur la base de perceptions hiérarchiques des privilèges et d’autres rancœurs personnelles qui bouillonnaient. En 1976, la version américaine de ce phénomène a été documentée de manière mémorable dans un article de Jo Freeman paru dans le magazine Ms. sur le « trashing » féministe. (Version française)

À un moment donné de son récit, Rustin décrit comment, dans les années soixante-dix, « une série de réunions à Brighton s’intitulait « Comment nous opprimons-nous les unes les autres ? » et visait à explorer les barrières entre les femmes dans des groupes selon les dyades mère/non-mère, lesbienne/hétérosexuelle, classe ouvrière/classe moyenne, jeune/vielle, noire/blanche, intellectuelle/non-intellectuelle et silencieuse/parlante ». Elle semble penser qu’il s’agit là d’une évolution bienvenue ; à mon avis, il est peu probable qu’elle améliore le moral du groupe ou l’efficacité politique. Il est difficile d’imaginer les personnages vivants et excentriques des périodes antérieures de l’activisme britannique supporter des demandes aussi élaborées d’autoflagellation culpabilisante, et ils n’en paraissent que plus rafraîchissants.

Ici, en 2024, les pelotons d’exécution circulaires au sein de ce qui passe pour être le féminisme sont désormais légion ; et les critiques britanniques en matière de genre sont habituellement harcelées, insultées, engueulées, et pire encore, pour les façons dont les « femmes cis » sont censées avoir du pouvoir sur l’autre type de femme, plus testostéronée. À l’approche des élections, plusieurs politiciens travaillistes, dont Keir Starmer, ont révélé leur propre amnésie historique quant à la manière dont les choses se sont détériorées, insinuant que les menaces et les agressions ont été proférées de manière égale par les deux camps, et ignorant le fait que des membres éminents de son parti ont joué un rôle déterminant pour nous amener là où nous en sommes.

Mais les derniers chapitres du livre de Mme Rustin, qui ramènent le féminisme britannique au présent récent, racontent une autre histoire. Nous entendons parler d’une membre du parti qui a été physiquement expulsée d’une salle de la conférence du parti dans laquelle elle distribuait pacifiquement des tracts contre l’auto-identification du sexe ; de la réunion marginale de la conférence du parti travailliste à Brighton dont des contestataires ont bloqué l’entrée, aspergé d’eau les participantes et donné des coups de pied dans les fenêtres (j’y étais) ; et d’un engagement signé par presque tous les candidats à la direction et à la direction adjointe du parti travailliste, décrivant les groupes de femmes Woman’s Place UK et Alliance LGB comme des « groupes haineux ».

En fait, Rustin sous-estime considérablement l’ampleur de la trahison du parti à l’égard des milliers de femmes critiques à l’égard du genre qui en ont été membres ou qui ont voté pour lui : il omet, par exemple, la trahison de Starmer à l’égard de sa propre députée Rosie Duffield, ou son refus de rencontrer Joan Smith, autrice et militante féministe chevronnée, pour discuter des espaces à réserver aux personnes du même sexe. Olivier Roy a peut-être raison de dire que nous traitons souvent à tort des personnages historiques comme des personnages modernes ; il n’en reste pas moins que parfois, même les personnages les plus modernes semblent être des retours en arrière très convaincants.

Kathleen Stock est chroniqueuse pour UnHerd, codirectrice de The Lesbian Project et autrice de Material Girls.

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