Le Mouvement des femmes sud-coréen : « Nous ne sommes pas des fleurs, nous sommes un incendie ! »

Par Jen Izaakson et Tae Kyung Kim, Feminist Current, le 15 juin 2020

Jen Izaakson et Tae Kyung Kim décrivent le développement du mouvement féministe radical qui inspire les femmes à travers toute la Corée du Sud.

 

L’automne dernier, Jen Izaakson s’est rendue en Corée du Sud pour documenter la montée en puissance du mouvement féministe radical dans le cadre d’un groupe de travail de l’Université de Cambridge, après avoir obtenu une bourse de recherche, et elle a réalisé des entretiens avec plus de 40 militantes. Elle a coécrit cet article avec Tae Kyung Kim, une féministe radicale coréenne originaire de Séoul, qui vit et étudie actuellement à Berlin.

 

Des nouvelles du mouvement féministe en essor en Corée du Sud sont parvenues jusqu’aux médias occidentaux, mais les origines de cette révolte radicale sont encore méconnues. Les grands médias occidentaux couvrent souvent les aspects du féminisme sud-coréen qui reflètent nos propres réussites, mais laissent dans l’ombre les réalisations spécifiques aux Coréennes et les aspects les plus radicaux de leur mouvement. En septembre, plus de 40 femmes du mouvement féministe radical sud-coréen ont été interviewées dans le cadre d’une étude universitaire. Les résultats de cette recherche sont résumés dans le présent article. En raison de la brièveté de ce texte, de nombreuses informations ne peuvent pas être incluses, mais nous avons essayé d’intégrer les éléments qui montreront le mieux comment le mouvement a émergé, son contexte historique et quelles tactiques, stratégies, et formations politiques constituent le féminisme radical sud-coréen.

La violence masculine politise et radicalise

En 2016, le tristement célèbre « meurtre de Gangnam » a déclenché un tollé parmi les femmes. Un homme de 34 ans du nom de Kim Sung-min a poignardé à mort dans les toilettes mixtes d’un bar karaoké une femme de 23 ans (dont le nom fait toujours l’objet d’un interdit de publication). Kim Sung-min a attendu à l’intérieur des toilettes, permettant à plusieurs hommes d’entrer et de sortir avant qu’une femme n’arrive. Au tribunal, il a expliqué : « J’ai fait ça parce que les femmes m’ont toujours ignoré. » C’est une explication similaire à celles avancées par d’autres « incels » (célibataires involontaires) qui ont perpétré des meurtres violents, mais en Corée du Sud, les autorités gouvernementales ont explicitement nié la misogynie comme mobile, malgré le propre témoignage de Kim Sung-min.

En réponse à ce meurtre, des femmes ont envahi les rues à l’extérieur de la gare de Gangnam et aux alentours du quartier de Seocho-dong pour manifester. Nombre d’entre elles ne se considéraient pas comme féministes à l’époque, mais la nature de ce meurtre et sa motivation misogyne les a politisées.

En 2018, la pratique du « molka » (soit le fait de filmer secrètement des femmes dans les toilettes ou les vestiaires, ou sous leurs jupes en public) était devenue un problème largement répandu en Corée. Les femmes interrogées m’ont dit que cela était en partie dû au fait que les hommes coréens n’ont pas suffisamment confiance en eux pour harceler les femmes dans la rue, de sorte que leurs tentatives d’accès sexuel aux femmes prennent des formes plus « sournoises ». Bien qu’il existe des lois contre cette forme de voyeurisme en Corée du Sud, la police les fait rarement respecter. La situation a atteint un point de bascule lorsqu’une jeune étudiante a été condamnée pour avoir photographié un modèle nu dans son école d’art. Selon les femmes avec qui j’en ai parlé, l’homme sortait régulièrement nu de la salle de classe, ce qui forçait les étudiantes à voir ses parties génitales. Une étudiante a fini par prendre une photo de l’homme dans sa classe et l’a mise en ligne pour dénoncer son comportement. Elle a été arrêtée, jugée, emprisonnée et forcée de s’excuser auprès de l’homme, qui a déclaré que ces images où il exhibait ses parties intimes lui avaient causé des « dommages psychologiques ». La femme a d’abord été condamnée à une amende d’un montant équivalent à 18 000 euros, mais l’exhibitionniste a insisté auprès du tribunal pour qu’elle soit envoyée en prison et elle a été incarcérée durant 10 mois.

Etant donné que les hommes utilisent des caméras cachées avec une impunité quasi totale, cet incident a déclenché une vague de protestations anti-molka. Des centaines de milliers de femmes, principalement des jeunes, se sont rassemblées, furieuses que les lois condamnant le voyeurisme soient ainsi utilisées contre les femmes et non contre les hommes. À ce jour, 360 000 femmes ont participé à des manifestations contre ces caméras d’espionnage. Ces rassemblements prennent la forme de défilés très structurés, de chants politiques transcrits sur des tracts et distribués dans la foule, et de discours animés à la tribune qui donnent souvent le départ des chants, auxquels les manifestantes se joignent, atteignant des crescendos qui ressemblent à des cris de guerre. Lors de certains rassemblements, les femmes montent sur scène pour se faire couper les cheveux courts en public ; à d’autres moments, des ensembles de produits de maquillage sont solennellement jetés dans des sacs poubelles.

Le besoin de s’organiser en non-mixité

Les évènements bien réels du soulèvement contre le meurtre commis à la gare de Gangnam et des manifestations anti-molka ont émergé dans le contexte de débats sur internet qui ont joué un rôle essentiel. À partir de 2015, une guerre des mots est apparue en ligne entre les hommes et les femmes. Un conflit majeur a éclaté quand le MERS (le Syndrome respiratoire du Moyen-Orient) a atteint la Corée du Sud. Sur DC Inside Gallery, un forum internet populaire comptant des millions d’utilisateurs à travers le pays, des internautes masculins ont lancé des fils de discussion dans lesquels ils désignaient une certaine Coréenne comme la « patiente zéro », prétendant qu’elle s’était rendue au Moyen-Orient pour se prostituer, puis était rentrée au pays contaminée. D’autres hommes se sont joints à cette dynamique, en écrivant des commentaires tels que « Les Coréennes devraient être mortes », « Les Coréennes gaspillent de l’argent en dépenses futiles », et « Les Coréennes sont stupides et ont propagé le virus ». En réponse, les femmes ont lancé leurs propres fils de discussion sur le forum, afin de discuter de cette misogynie manifeste. Au final, on a découvert que le MERS avait en fait été introduit en Corée par un homme, et les femmes ont envahi les groupes de discussion des hommes, se sentant pleinement justifiées. Mais cette poussée de misogynie est restée dans les mémoires.

En réponse à cette dynamique, les femmes ont créé Megalia, une plateforme similaire à Reddit, mais sans misogynie. Megalia est devenue un espace en ligne où créer de la camaraderie entre femmes, basé sur un esprit d’amitié et un humour pince-sans-rire. Il est devenu courant pour elles de s’appeler « vulves » sur le site, de dire des choses comme : « Bien joué ! Tu es la vulve la plus forte », ou « Super idée ! T’es une vulve géniale ». Cependant, Megalia avait des utilisateurs masculins, et plusieurs administrateurs du site étaient des hommes gays. Au départ, ces hommes prétendaient éprouver de la sympathie pour le vécu de misogynie des femmes, mais à partir du moment où des fils de discussion ont commencé à remettre en question la misogynie des hommes gays et de la culture gay (comme le travestissement), les commentaires des femmes ont graduellement commencé à être supprimés.

Cette modération lourde de la parole des femmes n’est pas une surprise pour de nombreuses féministes présentes sur Facebook, Mumsnet ou Twitter. Les femmes ont réalisé que pour pouvoir s’exprimer librement sur les réalités quotidiennes de leur vie et la misogynie qu’elles observent, elles avaient besoin d’un espace qu’elles modèrent elles-mêmes, sans administrateurs masculins. Cette expérience a démontré la nécessité de s’organiser en non-mixité. Les femmes ont commencé à quitter Megalia en grand nombre et, en janvier 2016, des milliers d’entre elles se sont inscrites sur un forum en ligne appelé Womad, décrit par mes interlocutrices comme un espace « féministe lesbien radical ».

L’impressionnante prévalence du lesbianisme est un des aspects les plus frappants et les plus significatifs du mouvement sud-coréen. Toutes les militantes féministes auxquelles j’ai parlé, sur plus de 40 entretiens réalisés, se définissaient comme lesbiennes.

En Corée du Sud, le féminisme radical et le féminisme lesbien sont très liés, donnant naissance au Mouvement « 4비 »/« 4B » (4비 sonne grossièrement comme 4B à l’oreille des anglophones). Ce mouvement est basé sur quatre règles qui orientent cette mouvance féministe, un guide que les femmes peuvent adopter pour déstabiliser le patriarcat et vivre une vie plus sûre, à distance des hommes. Les principes sont, sommairement, de ne pas épouser des hommes, de ne pas en fréquenter des hommes, de ne pas avoir de relations sexuelles avec des hommes et de ne pas tomber enceinte. Aujourd’hui, on estime que le Mouvement 4B compte quelque 50 000 adeptes.

Une recherche menée en 2016 a révélé que 50 % de la population féminine en Corée du Sud ne voyait pas le mariage comme nécessaire – les femmes, en particulier, ont réalisé que le mariage est désavantageux pour elles, ce qui a conduit le gouvernement à adopter de nouvelles mesures. Pour pallier ses inquiétudes concernant le vieillissement de sa population et la baisse du taux de natalité, le gouvernement sud-coréen a commandé un certain nombre de séries télévisées destinées à faire la promotion d’une vision idyllique de l’amour romantique hétérosexuel. De nombreuses émissions de téléréalité (Le message du cœur, Nous nous sommes mariés, Même lit, rêves différents, et Le retour de Superman) ont été commandées pour encourager le mariage et la natalité. Ces séries ont en commun un récit progressif dans lequel des couples hétérosexuels expriment d’abord un désir d’enfant, puis passent par les étapes de la conception, de la gestation et de la naissance, toutes documentées et présentées sous un jour positif.

Ras-le-bol du corset !

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Entre 2015-2016 et 2017-2018, les femmes sud-coréennes ont réduit de 53,5 milliards de won leurs dépenses en produits de beauté et en chirurgies esthétiques, investissant plutôt dans l’achat de voitures, préférant l’indépendance à la réification. Ce rejet culturel des pratiques de beauté féminines a été en partie encouragé par le Mouvement 4B, ainsi que par la campagne « Ras-le-bol du corset ! » Inspiré par l’ouvrage Beauty and Misogyny de Sheila Jeffreys (traduit en coréen sous le titre Le corset : beauté et misogynie), ce mouvement décrit l’abandon du « corset » moderne : les pratiques de beauté comme l’épilation à la cire, le maquillage, les talons hauts, les chirurgies esthétiques, les cheveux longs, les régimes alimentaires restrictifs, etc. La Corée du Sud fait vivre une énorme industrie de la chirurgie esthétique, l’intervention la plus populaire chez les femmes étant celle de la « double paupière » — une chirurgie qui transforme les paupières pour leur donner une apparence plus « occidentale ». Tout comme le blanchiment de la peau, cette pratique lucrative est motivée par le racisme, et peut entraîner des infections postopératoires, la perte des paupières, des troubles de la vue et même la cécité.

De nombreuses répondantes interrogées font référence à ce mouvement comme point de départ de leur cheminement vers le féminisme radical, en disant : « J’ai retiré mon corset en janvier dernier » ou « Je ne porte plus de corset depuis deux ans maintenant ». Pour les femmes sud-coréennes, l’expression backlash (« ressac ») est liée au mouvement Ras-le-bol du Corset ! — il ne fait pas référence à un retour de bâton venu de l’extérieur, contre les féministes (comme en Occident), mais à un ressac personnel, lorsqu’une femme revient en arrière vers la féminité. Une femme m’a dit : « Ma meilleure amie et moi avons enlevé nos corsets en 2017, mais elle a depuis subi un retour de bâton, et elle a recommencé à se maquiller à cause de la pression exercée par sa famille. »

D’autres slogans répandus dans le mouvement ont tendance à désigner le pouvoir et la détermination des femmes. Celles d’un groupe avec lequel je me suis entretenue ont signé une carte à mon attention avec certains de ces slogans, écrivant : « Nous nous reverrons au sommet », « Sois ambitieuse » et « Nous sommes le courage l’une de l’autre ». J’ai tout de suite reconnu ces slogans, car ils apparaissent souvent dans les profils des militantes sur les réseaux sociaux. L’un des appels à l’action qui revient le plus souvent est : « Si ce n’est pas moi, qui le fera ? Et si ce n’est pas maintenant, quand ? » Le slogan est la paraphrase d’une citation de Hillel l’Ancien (Pirkei Avot 1 h 14), une éminente figure babylonienne de l’histoire juive.

Les fondements historiques d’une culture centrée sur les femmes

Si le féminisme s’est développé comme il l’a fait en Corée du Sud, c’est en partie pour des raisons historiques et culturelles. Les femmes à qui j’ai parlé m’ont expliqué que historiquement, la Corée n’a pas connu la même culture de galanterie masculine (politesse et protection sociale des femmes) qu’en Occident, ce qui signifie qu’il y a moins de faux-semblants concernant la domination masculine. Au début des années 50, les soldats qui ont combattu dans la guerre de Corée faisaient marcher les femmes devant eux dans les champs de mines pour identifier des trajets sûrs en y faisant sauter les femmes. Aucun sentiment de honte n’a été historiquement associé à cette pratique. Je leur ai demandé : « Si le Titanic avait était coréen, y aurait-il eu une règle du type “les femmes et les enfants d’abord” pour déterminer qui pouvait monter dans les canots de sauvetage ? » Cette idée a été accueillie par des rires bruyants et de fortes dénégations. Une des répondantes estimait que l’absence de galanterie entraînait moins d’égards de la part des hommes, comme manifestation du patriarcat. En même temps, les femmes sont moins susceptibles d’être vulnérables au mariage, car les hommes sont bien plus francs, même avant le mariage, sur le caractère inégalitaire qu’aura la relation. Ce n’est pas que les hommes coréens se comportent de façon plus oppressive envers les femmes que les Occidentaux, mais bien que l’oppression se manifeste de façon plus flagrante et décomplexée. Comme la domination masculine est moins dissimulée, certaines femmes interrogées pensent que cela permet aux femmes d’identifier plus facilement les pièges du mariage et de la domestication. Ce que choisir de se marier veut dire devient beaucoup plus clair.

Une autre femme interrogée m’a expliqué que par le passé, on attendait des femmes qu’elles travaillent aux champs, souvent plus que les hommes, ce qui fait que les hommes étaient moins considérés comme des pourvoyeurs de richesses matérielles qu’ils pouvaient l’être dans d’autres cultures. Les femmes accomplissaient le travail ménager et travaillaient de surcroît à l’extérieur. Les bénéfices économiques d’avoir un mari, même s’il possédait un emploi, étaient bien moindres que dans d’autres sociétés où les femmes n’avaient traditionnellement pas été autorisées à travailler, ou avaient un accès limité au marché du travail. Par le passé, la Corée possédait un système de classes très strict, et les femmes n’avaient pas la possibilité de se marier en dehors de leur classe, ce qui leur aurait permis d’accéder à de plus grandes richesses matérielles, comme certaines femmes dans d’autres pays. En l’absence de cet avantage, les femmes ont eu une raison de moins d’aspirer personnellement au mariage. Ces conditions historiques se sont combinées pour produire un ensemble particulier de politiques sexuelles en Corée du Sud qui pousse davantage les femmes à rejeter le mariage, le calcul des bénéfices et des coûts étant plus clair.

Une autre raison pour laquelle un mouvement des femmes radical a pu s’épanouir est qu’il y a des espaces pour lui, au sens propre. Des universités réservées aux femmes ont été créées dans tout le pays au cours du siècle dernier, et la plupart des villes accueillent plusieurs établissements réservés aux femmes (certains ont des professeurs masculins, et des étudiants masculins venus d’autres universités peuvent parfois suivre un cours pendant un semestre sur le campus, mais il y a un couvre-feu le soir et tous les hommes doivent en repartir). Dans les bâtiments qui abritent les syndicats étudiants, les hommes, professeurs et membres de la famille des étudiantes, ne sont pas autorisés d’accès. Il y a des espaces réservés aux femmes 24 heures sur 24.

Certaines universités pour femmes ont fait face à des manifestations organisées par des masculinistes, brandissant des pancartes avec des slogans du style : « Femmes, jetez vos sacs à main de luxe ! » Apparemment, le féminisme s’est tellement développé à l’écart des hommes en Corée du Sud que certains ne savent pas très bien ce que les féministes exigent : il y a une certaine ironie dans le fait que les masculinistes réclament aux femmes d’arrêter de gaspiller leur argent dans des accessoires féminins coûteux. Pendant ce temps-là, le mouvement féministe radical appelle au boycottage de toute entreprise qui diffuse des publicités sexistes, et encourage les femmes à ne manger que dans des restaurants tenus par des femmes, à ne boire que dans des bars appartenant à des femmes, à ne faire des achats que dans des boutiques dirigées par des femmes, afin que l’argent des femmes aille à d’autres femmes.

Si les universités féminines sont nées d’un sentiment chrétien qui considérait inconvenant que des femmes non mariées côtoient des hommes, elles ont fourni un terreau fertile à l’épanouissement du féminisme. Bon nombre de ces campus sont entourés de rues fréquentées uniquement par des femmes, avec des boutiques et des cafés presque exclusivement remplis de femmes. En raison de cette norme culturelle, la plupart des villes ont au moins un ou plusieurs bars réservés aux femmes. (La Corée du Sud n’a pour l’instant pas été capturée par les politiques d’identité de genre – il s’agit donc d’une véritable non-mixité.)

La marginalisation inspire l’organisation politique

Le Mouvement 4B et les idées féministes radicales ont essaimé à travers toute la Corée du Sud au cours de la dernière demi-décennie, s’implantant dans différentes villes et localités, malgré des différences culturelles et politiques.

Daegu, la quatrième ville la plus importante du pays, contraste fortement avec la capitale, Séoul. Daegu est sans doute l’agglomération la plus conservatrice de Corée du Sud, et seulement trois personnes sur sept sont des femmes, en raison des avortements sélectifs. À Daegu, les fils sont si désirés que si une famille a deux filles d’affilée, la seconde fille reçoit souvent un prénom qui veut dire, en gros : « Nous souhaitons un fils » ou « S’il-vous-plaît, un garçon la prochaine fois ». Comme les hommes sont plus nombreux que les femmes avec un ratio de quatre pour trois, la politique sexuelle est à l’avenant. Les femmes qui vivent à Daegu m’ont expliqué que, alors que les femmes de Séoul peuvent appeler la police pour signaler des violences conjugales, les femmes de Daegu craignent que la police ne se range du côté de l’agresseur et même qu’elle commette des violences supplémentaires à leur encontre.

Malgré cela, les femmes de Daegu tiennent bon. Elles ont évoqué leur refus de se maquiller, bien que cela les empêche presque toujours d’obtenir un emploi. La ville est plus pauvre que sa voisine, Busan, et que Séoul au Nord, mais les féministes de Daegu s’organisent collectivement pour faire face au problème du chômage dû au refus de la féminité. Elles ont formé des « cartels » de femmes, mettant en commun leurs ressources, vivant ensemble dans des logements bon marché, et militant ensemble dans la rue pour recruter de nouvelles femmes. Ces « cartels » m’ont été décrits comme des groupes organisés, mais avec des structures ouvertes, flexibles et tournées vers le recrutement et la sensibilisation. Cela contraste avec ce que nous observons en Occident, où le féminisme radical à tendance à s’épanouir sur la base de petits groupes d’amies/d’amantes qui agissent ensemble comme un réseau privé, plutôt que de s’organiser principalement autour d’alliances politiques et de miser sur le recrutement et les campagnes publiques.

La Corée du Sud présente l’écart salarial entre les sexes le plus élevé des pays de l’OCDE (les 37 pays les plus riches en termes de PIB) : les femmes gagnent en moyenne un tiers de moins que les hommes. Alors que les féministes occidentales – qui ont des emplois, des biens et des familles qui les soutiennent, et qui ne subissent pas de discrimination directe pour un refus des pratiques de beauté féminines – disent qu’elles ne peuvent pas être ouvertement féministes radicales à cause de la précarité financière et de la peur des représailles, les femmes de Daegu, dont les revenus sont incertains et qui vivent dans une culture bien plus dominée par les hommes, tiennent bon. La rencontre avec les féministes de Daegu m’a révélé que la précarité économique et sociale n’a pas à entamer notre volonté de nous exprimer sur des enjeux féministes. Il est possible que le statut économique plus élevé des « féministes radicales » occidentales — qui ont plus à perdre (carrière professionnelle, respectabilité, statut, argent) — explique leur anonymat en ligne et leur silence dans la vie publique.

En Corée du Sud, la loi actuelle n’autorise une femme à se faire avorter qu’avec le consentement d’un parent masculin ou de son petit ami/mari/partenaire. Si une femme parvient à obtenir un avortement sans la permission d’un homme (en se faisant avorter à l’étranger ou en ayant un copain qui se fait passer pour le petit ami, par exemple), elle risque un procès et, soit une peine d’emprisonnement, soit une amende de près de 2000 dollars. Les féministes se sont battues avec acharnement pour faire changer cette loi et, en avril, la Cour constitutionnelle de Corée du Sud a jugé que la loi qui criminalisait l’avortement était inconstitutionnelle. La Cour a donné au Parlement jusqu’à la fin de 2020 pour mettre en place la nouvelle loi, une victoire évidente pour le mouvement des femmes.

En février, le Parti des femmes a été constitué, recrutant 8 000 membres dès mars — un nombre qui s’élève maintenant à 10 000. Le parti cherche à représenter les intérêts de toutes les générations, il a donc cinq dirigeantes, chacune issue d’une cohorte différente : une adolescente, puis une femme dans la vingtaine, la trentaine, la quarantaine et la cinquantaine. Bien que le Parti des femmes ait obtenu plus de 200 000 voix, il n’a pu remporter aucun siège. Néanmoins, le parti bénéficie d’un grand soutien, en particulier de la part des jeunes femmes qui, contrairement à ce qui se passe en Occident, sont les plus ferventes adeptes du féminisme radical. On estime que 60 000 filles auraient pu voter pour le Parti des femmes si elles n’avaient pas eu moins de 18 ans.

Changer le vocabulaire modifie la culture

En réponse aux récentes avancées féministes, les masculinistes sud-coréens qui s’opposent au nouveau mouvement féministe ont changé de tactique et ont commencé à prétendre qu’ils voulaient simplement « l’égalité », plutôt que l’exclusion et la discrimination « violentes » qu’ils imputent au féminisme radical. Cette adoption d’une rhétorique libérale est remarquablement similaire à celle des militants transgenristes en Occident qui s’opposent à la priorité donnée aux femmes dans le féminisme. Les hommes en Corée du Sud sont relativement organisés et passent parfois à l’action. Jæ-gi, un homme qui a lancé un site masculiniste, a sauté d’un pont pour montrer la détresse que les hommes endurent à cause du féminisme. Il s’est accidentellement empalé par l’anus sur une pique sous l’eau et en est mort. Jæ-gi est depuis devenu un verbe qui désigne le suicide masculin et les féministes lancent aux masculinistes : « Vas te faire Jae-gi », ce qui signifie en gros : « Vas te faire foutre et crèves. »

Cela peut sembler brutal, mais c’est un exemple de « jeu de miroir », une tactique où les femmes utilisent des inversions et des jeux de mots propres à la langue coréenne. La création de verbes comme « Jae-gi » est une réponse directe aux agressions verbales et physiques que les femmes subissent en ligne et dans la vie réelle aux mains des hommes.

Avec plus d’un million de mots, le vocabulaire coréen est plus de deux fois plus riche que le vocabulaire anglais. Les règles grammaticales du coréen permettent de créer facilement de nouveaux mots et révèlent comment le langage sert à rendre les femmes invisibles. Le mot coréen pour « parent » est « 부모님 » (bu-mo-nim) – « bu » signifie père et « mo » signifie mère, le père étant placé en premier parce que l’homme est considéré comme plus important. Les féministes coréennes ont commencé à utiliser le terme « 모부님 » (mo-bu-nim) à la place, en inversant l’ordre, pour que la « mère » figure en premier. Atre inversion: le mot coréen pour « poussette » est « 유모차 » (yu-mo-cha) – « yu » signifie enfant et « mo » signifie mère, et « cha » signifie fauteuil roulant, ce qui implique que le soin des enfants est réservé aux mères. Les féministes ont changé le mot en « 유아차 » (yue-ah-cha) – « yu-ah » veut dire petit enfant, donc le mot « mère » est retiré, et le mot dans son ensemble signifie maintenant « fauteuil roulant pour enfant ». Des jeux de ce type sont possibles pour de nombreux mots, ce qui permet de subvertir les significations.

Le terme « 6,9 » (littéralement les chiffres 6,9) est un autre exemple de « jeu de miroir » et de réponse des femmes à une culture qui les évalue en fonction des mensurations de leur corps. « 6,9 » fait allusion à la taille moyenne du pénis (en cm) d’un homme coréen. L’utilisation de ce terme sur les réseaux sociaux, dans les profils des militantes, ou en réponse à des querelles avec des hommes est une façon de faire honte aux hommes comme ceux-ci font honte aux femmes quand ils commentent la taille de leur poitrine ou d’autres parties de leur corps. C’est une façon de minimiser le pouvoir qu’ils croient avoir en raison de leur pénis.

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Malheureusement, on observe aussi de nouveaux ajouts misogynes au vocabulaire, à cause de communautés masculines en ligne comme ILBE, où les hommes partagent des photos de nus de membres féminins de leur famille pour gagner en popularité et obtenir des « likes ». Les utilisateurs ont inventé des expressions comme « Les femmes devraient être frappées tous les trois jours comme du poisson séché pour les rendre plus délicieuses » et « Insère-lui une ampoule dans le vagin et casse-la », qui sont depuis entrées dans le langage commun.

Les expressions de ce genre sont considérées comme banales en Corée du Sud, ce qui a encouragé les jeunes féministes coréennes à développer un nouveau langage pour y faire face, redéfinissant des termes jusque là sexistes.

Ainsi, les féministes radicales ont stratégiquement redéfini le terme « féminine » pour désigner des femmes fortes, puissantes et ambitieuses. Elles ont également détourné le terme « masculin » pour lui faire désigner les comportements jaloux, la maigreur, le tempérament juvénile et la coquetterie. La technique du miroir rappelle aux gens le nombre de termes sexistes qu’ils utilisent quotidiennement, sans même s’en rendre compte, mais génère aussi une forte perception négative des expressions sadiques utilisées envers les femmes et les retourne par l’humour. En redéfinissant la « féminité », les femmes coréennes s’efforcent de développer des qualités comme la force et l’excellence, en se concentrant sur leur développement personnel pour réaliser leurs propres ambitions. La technique du miroir est une façon pour les femmes d’utiliser le langage pour retirer aux hommes leur contrôle.

Un modèle pour l’Occident

Le mouvement féministe sud-coréen s’est développé dans un contexte particulièrement misogyne, par rapport à l’Occident, combiné à de meilleures occasions de s’organiser politiquement, créant une situation où l’action radicale devenait  nécessaire et viable. Ces circonstances contradictoires exceptionnelles ont produit des conditions sociales dans lesquelles l’action radicale des femmes était à la fois possible et urgente.

Il n’y a pas de consensus total à l’intérieur du mouvement féministe sud-coréen, mais ce qui le distingue de l’Occident, c’est le fait que les différences soient discutées — pas seulement en ligne, mais aussi dans la vie — le débat direct n’est pas considéré comme une force destructrice à éviter à tout prix, mais est accepté comme un élément nécessaire de la vie politique. Ce mouvement réellement florissant favorise plus de partage et de coopération.

Les femmes occidentales pourraient apprendre beaucoup de nos sœurs coréennes : leur capacité à s’organiser collectivement, l’importance cruciale qu’elles accordent à la politique, à l’inventivité et à l’ingéniosité, et, ce qui est peut-être plus important encore, leur façon de porter leurs luttes politiques dans la rue.

Tae Kyung Kim est étudiante à l’Université des femmes de Sungshin. Suivez-la sur Instagram ou contactez-la par email à dohsmath@gmail.com.

 

Jen Izaakson est une doctorante diplômée du CRMEP. Suivez-la sur Instagram ou envoyez-lui un email à jenizaakson@gmail.com.

 

Traduction : Léa Colin pour TRADFEM

 

Version originale : https://www.feministcurrent.com/2020/06/15/the-south-korean-womens-movement-we-are-not-flowers-we-are-a-fire/

 

Tous droits réservés à Jen Izaakson et Tae Kyung Kim.

 

Lire aussi : 4B is the feminist movement persuading South Korean women to turn their backs on sex, marriage and children: The “Four Nos” are no dating, no sex, no marriage, and no child-rearing, according to the movement (EN COURS DE TRADUCTION)