Inquilab zindabad !!! À Shaheen Bagh, les femmes musulmanes redéfinissent le travail de soins comme une forme de résistance

Par Rajvi Desai, dans The Swaddle.com, le 6 janvier 2020

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Des femmes manifestent à Shaheen Bagh, Delhi, le 3 janvier 2020. (Crédit image : Rajvi Desai)

Dans une rue silencieuse et vide de Delhi, à cheval sur la frontière entre la capitale et sa banlieue de Noida, au-delà de nombreuses barricades de police et dans une foule de petites ruelles sinueuses, se produit un phénomène jamais vu auparavant dans la société indienne. Derrière un mur d’hommes presque impénétrable, des milliers de femmes musulmanes, aussi âgées que 82 ans, sont assises sous une tente de fortune, souvent avec leurs enfants sur les genoux, un œil sur un bambin errant et l’autre vers une scène sur laquelle des militantes lancent des cris de guerre appelant à une révolution imminente. Elles sont assises en signe de protestation, la plupart sept jours par semaine, 24 heures sur 24, parce que le gouvernement dirigé par le Bharatiya Janata Party (Parti indien du peuple) les oblige à dormir dans la rue, disent-elles ; parce que c’est leur dernier recours, déplorent-elles ; parce que leurs enfants ont besoin d’elles et parce qu’elles préféreraient mourir plutôt que d’être ailleurs, proclament-elles. Voilà la réalité du quartier Shaheen Bagh.

Tout a commencé le 15 décembre 2019, lorsque la police de Delhi a fait irruption dans l’université Jamia Millia Islamia de Delhi et a brutalement agressé les étudiantes et étudiants musulmans qui protestaient pacifiquement contre deux nouvelles initiatives gouvernementales, le Registre national des citoyens (RNC) et la Loi modifiant la Loi sur la citoyenneté (CAA). Des comptes rendus de brutalités policières à l’égard des étudiant·e·s (y compris des non-protestataires qui étudiaient en silence dans une bibliothèque), d’un langage ordurier des policiers et de raclées allant jusqu’à briser des membres, ont provoqué la colère des populations étudiantes de toute l’Inde, qui sont immédiatement descendues dans la rue. Leur mobilisation a démontré haut et fort que si les forces de l’ordre osaient répéter les gestes barbares perpétrés à Jamia, des dizaines de millions d’autres étudiants feraient irruption en dissidence. La nuit du 15, cependant, quatre femmes et six hommes — des parents témoins des violences perpétrées par la police à l’intérieur de Jamia — sont retournées dans leur quartier, ont allumé un feu de joie et se sont assises dans la rue reliant Delhi à Noida, sans intention de se relever de sitôt. Ce qui a commencé par une poignée de personnes consternées par la violence qu’elles ont vu infliger à leurs enfants est maintenant devenu le symbole de la résilience à l’échelle nationale, Shaheen Bagh.

« Nous ne sommes pas folles, vous savez, mais le gouvernement nous a poussées à cette extrémité. »

Saima Khan, manifestante de Shaheen Bagh

« Nous sommes des femmes au foyer », dit l’une des premières femmes de Shaheen Bagh, Tarannum Begum, 45 ans, dont les enfants sont des étudiants de Jamia. « Avant cela, nous cuisinions des rotis à la maison et prenions soin de nos enfants. Mais aujourd’hui, nous sommes ici pour nous battre pour les droits de nos enfants, les droits de nos familles, et pour les droits de nos camarades assises ici. » Dans Shaheen Bagh, Bégum dit que personne n’est une leader et personne n’est une politicienne. « Nous sommes allées de ruelle en ruelle, en scandant ʺApne gharo se bahar niklo ; Abhi nahi to kabhi nahiʺ (Sortez de vos maisons ; si ce n’est pas maintenant, alors jamais !) et les gens ont répondu. Elles sont sorties par centaines, puis par milliers, portant de la nourriture, de l’eau, du thé, des fournitures médicales — vous pouvez constater la révolution que c’est devenu aujourd’hui », ajoute Begum, scrutant la foule avec fierté, cherchant constamment des manifestantes et des invitées dont il faudrait peut-être s’occuper.

À Shaheen Bagh, le travail à plein temps des femmes — le travail de soins aux autres — a pris la forme d’une révolution. Le soin qu’elles portent à leurs enfants s’est maintenant étendu à leurs compagnes de protestation ; l’amour qu’elles manifestent à leur famille se prolonge aujourd’hui à l’égard de leur pays dans les chansons qu’elles chantent toute la nuit ; leur travail non rémunéré a transcendé les limites de leur maison pour s’étendre dans la rue. La plupart des femmes de Shaheen Bagh ne sont jamais restées hors de leur maison, loin de leur famille, et surtout de leurs enfants, pendant si longtemps, soit 22 jours depuis l’amorce du mouvement. Se soustraire aux responsabilités du foyer en raison des rôles sexospécifiques ancrés dans la culture n’est pas une liberté que la plupart d’entre elles pourraient prendre — jusqu’à ce que soit compromise leur existence même dans ce pays vu les forces qui la menacent. Les femmes de Shaheen Bagh ont, dans une large mesure, redéfini ce à quoi ressemble une manifestation aujourd’hui : alors que les hommes, qui forment le mur autour de ces femmes, expriment agressivement leur dissidence à la périphérie de l’espace de la manifestation, les femmes existent tout simplement, souvent avec leurs enfants, à l’aise avec la conviction que leur présence implacable, écrasante et exceptionnelle contribue plus qu’assez à ce combat.

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Les femmes de l’Inde ont une qualité exceptionnelle — elles peuvent gérer n’importe quelle situation, dit une organisatrice de Shaheen Bagh, Shabina, 49 ans. Au début, une question importante a surgi : pendant combien de jours les manifestantes de Shaheen Bagh pourraient-elles quitter leur travail, leur maison et leur foyer pour s’asseoir sur les routes ? « Les femmes ont dit aux hommes : allez travailler, gagnez le pain et le beurre, nous porterons le flambeau de la protection de la Constitution ; nous porterons le fardeau de la lutte pour une Inde équitable », dit Shabina. « Il est vrai qu’il fait incroyablement froid, mais à la lumière de la barbarie à laquelle nous avons assisté, ce froid n’est pas ressenti. Nous ne le sentons pas parce que nous nous battons pour nos enfants. »

Si la violence perpétrée à Jamia a motivé les femmes de Shaheen Bagh à investir une rue autrement très fréquentée, ce qui les y retient, ce sont deux exigences : abroger la CAA, qui limite l’admissibilité à la citoyenneté indienne aux minorités non musulmanes des pays voisins (Afghanistan, Bangladesh et Pakistan), et abroger le NRC, qui, s’il est étendu au-delà de la région d’Assam à l’ensemble de l’Inde, exigera de la population indienne le dépôt de documents tels que des certificats de naissance, des documents de propriété, des certificats d’éducation et autres pour prouver qu’ils sont citoyens de l’Inde. Combinaison de ces deux mesures, tout·e musulman·e dépossédé de sa citoyenneté en ne pouvant pas fournir de documents en vertu du NRC ne pourra pas non plus faire appel et recouvrer sa citoyenneté en vertu de la CAA.

« Ce n’est pas seulement une lutte pour les musulmans, c’est une lutte pour toute l’Inde. Il y a tellement de gens, rien qu’à Shaheen Bagh, qui n’ont pas leurs documents. Nous avons grandi ici, nos ancêtres ont grandi ici. Comment osent-ils nous menacer de devoir prouver notre citoyenneté ? » dit Saima Khan, 33 ans. « Après ce qui est arrivé à Jamia, il n’y a plus de peur dans nos cœurs. Il n’y a plus d’avenir pour nos enfants maintenant ; nos vies n’ont plus de sens, sauf pour Shaheen Bagh. Nous ne sommes pas folles, vous savez, mais le gouvernement nous a poussées à cette extrémité. »

« Ce n’est pas grave si je ne vois pas mes enfants pendant quelque temps ; pour l’instant, je fais des choses plus importantes pour leur avenir.  (Israt, manifestante à Shaheen Bagh)

Khan est l’une des nombreuses femmes qui s’occupent des opérations à Shaheen Bagh. Elle assure la liaison avec les journalistes ; elle aide les manifestantes les plus âgées à donner une conférence de presse ; elle aide à gérer les oratrices et les chanteuses sur une scène en bois, ornée de plusieurs drapeaux indiens et d’un système de sonorisation bricolé, tout en devant parfois annoncer les noms des enfants séparés de leurs parents, déambulant pour demander aux femmes si elles ont besoin d’eau, et enfin, se lamentant de ne pas pouvoir me donner à souper avant que je doive repartir pour la nuit. « Nous prenons soin les unes des autres, nous prenons soin des enfants les uns des autres — mai la plupart du temps, nous ne sommes pas capables de dormir ou de manger correctement. Toute notre vie est perturbée et nous n’avons pas trouvé de temps pour faire autre chose que tout cela, » dit-elle, ajoutant qu’elle a quatre enfants qu’elle n’amène pas à Shaheen Bagh mais laisse à la maison pour se débrouiller seuls pendant qu’elle est sur le site de la manifestation à aider les autres.

Le mari de Khan est habituellement sorti pour participer à d’autres manifestations dans les rues de Delhi. Comme elle a une femme de ménage, Khan peut laisser ses enfants à la maison, ce qu’elle trouve tout de même difficile, dit-elle. D’autres, comme Munni Rafiq, 25 ans, n’ont pas la possibilité de laisser leurs enfants à la maison — alors Rafiq les emmène tous les six, ainsi que son mari, à la manifestation, tous les jours. « Je n’ai pas pris la décision de venir ici ; le gouvernement l’a prise pour moi », explique Munni Rafiq. « Mon mari a quitté son travail pour venir ici. Tout le monde prend soin de moi et de mes enfants. Si tout le quartier est ici, pourquoi diable resterais-je à la maison ? »

La menace constante de violences de la part de la police a cependant un effet dissuasif pour certaines personnes, comme Israt, 26 ans, mère de trois jeunes garçons. À son 19e jour de manifestation à Shaheen Bagh, Israt dit que sa famille a incroyablement soutenu sa décision de s’engager dans le sit-in. Son mari, son beau-frère, son père et tous les autres membres masculins de sa famille ont offert de s’occuper des enfants par roulement, tout en assistant à leur juste part de protestations à Jamia. « Il m’a été difficile de prendre la décision de sortir et de venir ici. Mais nos enfants ne se porteront bien que si nous pouvons assurer leur avenir dans un pays où la Constitution n’est pas menacée. Ce n’est pas grave si je ne vois pas mes enfants pendant un certain temps ; pour l’instant, je fais des choses plus importantes pour leur avenir. »

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Et cet effort courageux est reconnu, non seulement par les manifestant·e·s et les médias de tout le pays, mais également par la police. Khan dit que de nombreux voyous se sont glissés parmi les protestataires à l’intérieur de Shaheen Bagh et ont tenté de briser le sit-in en effrayant les manifestant·e·s. Le 5 janvier 2020, lorsque ces voyous, qui seraient issus du corps étudiant de Rashtriya Swayamsevak Sangh, le Parishad Akhil Bharatiya Vidyarthi, ont battu des étudiant·e·s de l’Université Jawaharlal Nehru, les journalistes ont signalé que le but principal de cette violence avait été de détourner l’attention des efforts de la police pour obtenir l’autorisation de disperser le soulèvement de Shaheen Bagh. Alors qu’à l’intérieur, Shaheen Bagh est pacifique — on voit des femmes rameuter leurs enfants à l’heure des repas, les bercer sur leurs genoux, les aider à s’endormir, contribuer à distribuer de la nourriture aux autres manifestant·e·s, et chanter avec les oratrices et artistes invitées — à l’extérieur, leur persistance et leur détermination ont permis au mouvement de protestation anti-RNC-CAA de se développer et d’ébranler ceux qui cherchaient à diluer la dissidence. Dans les jours à venir, les protestataires craignent que Shaheen Bagh ne devienne la seule cible de la police de Delhi qui craint que son influence ne s’accroisse, mais pour les femmes à l’intérieur, rien de tout cela n’a d’importance. « Je suis simplement assise ici. Si cela leur donne envie de me tuer, qu’ils le fassent. Laissez-les faire ce qu’ils veulent. Je ne bougerai pas d’un pouce », dit Nafeesa Khatun, 45 ans, dans une attitude de défi.

Khatun, qui est à Shaheen Bagh depuis 22 jours et dit n’être rentrée chez elle que trois fois pendant ce temps, collabore au sit-in au nom de toutes les femmes qui ne peuvent pas passer 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à cette manifestation, celles qui n’ont pas le luxe d’une aide — domestique, d’une famille qui les soutient, ou simplement la liberté de ne pas devoir s’occuper d’un ménage. Quant aux femmes célibataires, aux femmes âgées, aux veuves et aux femmes qui peuvent amener toute leur famille à la manifestation, entre le fait de servir le dîner et de crier nuit après nuit « Inquilab zindabad » (Longue vie à la révolution !), elles se sont transformées de gardiennes, bénévoles et amies en véritables révolutionnaires.

« C’est un moment crucial, dit Shabina, et pas seulement une manifestation. Les femmes musulmanes ne peuvent pas sortir de leur maison sans le soutien de leur mari, c’est vrai — nous avons besoin de ce soutien, mais en plus, nous l’obtenons. Le genre ne peut pas être un enjeu ici parce qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas simplement des sœurs, des épouses, des filles, des mères — nous sommes des Indiennes. Nous sommes des combattantes. »

photo RajviDesai
Rajvi Desai est directrice des pages Culture de The Swaddle. Après avoir obtenu son diplôme de l’Université de New York en journalisme et en politique, elle a couvert les actualités à New York. De retour dans son pays, elle passe son temps libre à essayer de démanteler les normes de beauté de la société, à rire aux éclats de spectacles d’humour et à suivre avec ferveur son équipe préférée de football, Arsenal.

Version originale : https://theswaddle.com/in-shaheen-bagh-muslim-women-redefine-carework-as-resistance/

Traduction : TRADFEM
Tous droits réservés à Rajvi Desai et The Swaddle.

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