Hypocrites

par Barbijaputa, publié initialement le 29 septembre 2016 sur eldiario.es

Je voudrais adresser mes réflexions sur la vidéo (1) à Amarna (2), puisque c’est une femme et qu’elle se dit féministe; en ce qui concerne le féminisme, je n’attends plus rien du reste : ni des dirigeants de Podemos ni, bien évidemment, des sponsors du salon érotique ou du salon en lui-même.

La nouvelle vidéo du salon érotique de Barcelone, dont le personnage principal est l’actrice de films pornographiques Amarna Miller, parcourt le web à toute vitesse. Miller, une personnalité liée à Podemos, est apparue dans différents espaces associés à ce parti (par exemple lors de débats sur la pornographie dans La Tuerka ou sur le féminisme à la Casa Morada (3)).

Pablo Iglesias et Iñigo Errejón (4) ont montré leur admiration pour la vidéo en question, que je vous poste ici si vous ne l’avez pas encore vue.

Genou à terre  @AmarnaMiller  On ne cèdera pas https://t.co/CuWBXsOZI1
— Pablo Iglesias (@Pablo_Iglesias_) 27 septembre 2016

Je voudrais adresser mes réflexions sur la vidéo à Amarna, puisque c’est une femme et qu’elle se dit féministe; en ce qui concerne le féminisme, je n’attends plus rien du reste : ni des dirigeants de Podemos ni, bien évidemment, des sponsors du salon érotique ou du salon en lui-même.

Avant toute chose, il faut préciser que je comprends qu’Amarna ne doit pas être la responsable du scénario de cette vidéo promotionnelle; cependant, je ne crois pas que l’on puisse simplement la considérer comme une petite main de plus, parce que, depuis sa position privilégiée au sein de l’industrie et comme féministe autoproclamée, il faut voir son apparition dans le spot comme un appui implicite de ce qui y est dit. De la même façon que l’on n’épargnerait pas de nos critiques quelqu’un de connu pour sa défense des droits des animaux si on le voyait participer à des fêtes de tauromachie, on ne peut pas ignorer que la défense du féminisme va plus loin que répéter quelques slogans.

La vidéo commence par cette phrase : “Je suis née dans un pays hypocrite où les mêmes personnes qui me traitent de pute se branlent sur mes vidéos”.

Camarade, appeler cela de l’hypocrisie est un parfait euphémisme pour cacher quelque chose de plus profond : le système patriarcal qui est à la base de ce comportement. Pour le salon érotique de Barcelone et son sponsor, Apricots, appeler les choses par leur nom reviendrait à se tirer une balle dans le pied (pour ceux qui l’ignorent, Apricots est un lieu de prostitution où se vend le corps des femmes avec le slogan “Apricots, ta marque de tapin”).

Comme je le disais, tu expliques dans le spot que notre société est hypocrite parce que des hommes se masturbent en regardant tes vidéos tout en te traitant de “pute”, sans mentionner que c’est comme ça que la marque Apricots vend sur Google les femmes qui travaillent pour elle : “Filles de compagnie SUPER putes. On baise au premier rendez-vous”. Pour moi cet élément se rapproche beaucoup plus de la définition “d’hypocrisie” que la phrase avec laquelle tu débutes la vidéo promotionnelle du Salon (celle-là et le reste des phrases).

Le fait que nous vivions dans une société où les hommes nous appellent “putes” alors qu’ils se masturbent en pensant à nous ou en nous regardant au travers d’un écran ou en direct (que celle qui n’a jamais croisé un “exhibitionniste” lève la main) n’est pas l’œuvre de l’hypocrisie, c’est le produit du machisme; machisme qui se voit renforcé par des évènements tels que le salon érotique de Barcelone (qui, sur son propre site web, se présente comme un endroit où des gangbangs et des bukkake -douches de sperme- publics sont reproduits) et des sponsors comme Apricots qui, pendant qu’il traite une moitié de l’Espagne d’hypocrite, est dénoncé par le syndicat UGT pour utiliser des volontaires et les faire travailler gratuitement pendant le salon. Et le porno que tu t’obstines à défendre alors que tu fais des acrobaties avec un discours féministe plein de contradictions contribue aussi à jeter de l’huile sur le feu.

Il y a quelques jours, voici ce que j’ai pu lire dans une interview que tu as donnée au Huffington Post : “Si la figure masculine dans un rôle de pouvoir m’excite, suis-je obligée de changer mon désir parce que ce fantasme ne concorde pas avec mes idéaux féministes ? (…) Je pense qu’essayer de modifier ton désir ne conduit qu’à la frustration et à la castration de ton identité. Puisque moi je ne veux pas le changer et que je crois que ce n’est pas le travail du féminisme de modifier les désirs des gens, ce que j’essaie de faire c’est assumer mes fantasmes d’une façon responsable et éthique, savoir d’où ils viennent et en profiter.”

On peut qualifier cela de ce que l’on veut, mais sûrement pas de féministe. Le travail du féminisme n’est pas de modifier les désirs des gens tel que tu l’envisages, c’est-à-dire comme une castration; cela n’a jamais fait partie du programme féministe, c’est un faux débat. Par contre, le travail du féminisme, c’est de remettre en question pourquoi on aime ce que l’on aime, trouver des racines plus profondes, être conscient.e.s que le désir est une construction sociale qui se forme sans que l’on s’en rende compte. Mais de la même manière que le désir se façonne, avec une conscience féministe on peut commencer à le déconstruire.

Le féminisme est l’outil dont nous disposons pour nous désintoxiquer de tous les messages nuisibles inculqués, c’est un instrument qui sert aussi, par exemple, à nous défaire du mythe de l’amour romantique. Et crois-moi, ça fonctionne. C’est libérateur, et non castrateur. Ce que tu proposes avec ton discours c’est d’accepter ce désir tel qu’il a été formé (avec ses messages toxiques et misogynes) et l’accepter comme quelque chose d’inévitable et de moralement neutre. Mais ce n’est pas inévitable, toi-même dans cette interview tu admets que le désir est une construction. Donc, il y a une alternative face au défaitisme que tu proposes quand tu parles de s’abandonner à ce désir sans plus d’analyse, et c’est d’utiliser le féminisme pour générer une prise de conscience et comprendre le pourquoi de certains fantasmes et désirs, comme par exemple ceux d’humiliation et de rabaissement.

De la même manière, et en continuant l’analogie, le féminisme nous sert à déconstruire la conception toxique de l’amour romantique qu’on nous a inculquée depuis que nous sommes toutes petites, et qui nous a fait et continue à nous faire tant de mal. Ce que tu proposes de faire avec notre conception de la sexualité dans le domaine de l’amour reviendrait à affirmer “j’ai compris que mon idée de l’amour est toxique mais je ne vais pas essayer de la modifier avec de l’introspection et des lectures. Je vais plutôt me rendre à l’évidence que je ne suis qu’une figure passive qui ne prend vie que lorsque son prince charmant la sauve; en plus, je vais générer du contenu avec cet esprit-là, je vais le diffuser et faire la promotion d’espaces qui ne vivent que de la perpétuation de ces idées.”

Une fois que l’on acquiert une conscience féministe, et tu dis en avoir une, la dernière chose à faire est de défendre bec et ongles les éléments machistes qu’avec tant d’efforts nous avons pu localiser, et qui ont contribué à construire ces désirs et fantasmes. La conscience féministe ne sert pas seulement à identifier ce qui nous fait du mal de par notre genre, elle sert aussi à le combattre, jamais à s’asseoir pour le contempler et, tant qu’on y est, à le produire, le reproduire et le diffuser comme quelque chose qui est là et contre lequel nous ne pouvons pas lutter.

Ensuite, tu expliques : “Très souvent, je représente à l’écran des scènes qui ne correspondent pas aux idéaux féministes, mais si elles m’excitent et que je les apprécie, je n’ai pas l’impression d’être en train de faire quelque chose qui va à l’encontre de ma personne et de mon discours féministe”.

Réaliser tes fantasmes dans ton lit en sachant que ce sont des constructions machistes ce n’est pas la même chose que de générer un contenu avec les mêmes caractéristiques et le diffuser, en sachant qu’il sera consommé par des adolescent.e.s dont le premier contact avec le sexe sera celui-là, celui qu’ils.elles verront sur Internet. De cette manière, tu contribues au fait que d’autres construisent leur désir avec les mêmes messages que ceux que nous n’avons pas pu éviter. Mais même comme ça, tu trahis réellement ton discours féministe lorsque tu donnes une interview aux médias et que tu défends ce qui est dit précédemment tout en t’auto-définissant comme féministe.

Faire son travail est une chose (je ne me sentirais pas aussi légitimée à écrire cela par rapport à une femme qui n’a pas d’autre alternative), mais c’en est une autre que de blanchir idéologiquement une industrie brutale depuis une position privilégiée en son sein, en affirmant par exemple que le porno en général n’est pas misogyne et qu’il n’y a pas de traite des femmes, tout en arborant le drapeau du féminisme. Ça c’est utiliser le féminisme pour écraser celles et ceux qui en ont le plus besoin juste pour ton intérêt personnel.

Vraiment, tu peux arriver à blesser de nombreuses femmes avec ces contradictions, en les déconcertant et en leur faisant voir comme normaux les rôles de pouvoir, les abus, l’humiliation et le rabaissement dans le sexe, et en annulant toute prise de conscience qui puisse surgir.

En résumé, je crois qu’en tant que féministes nous devons analyser, remettre en question et rendre visibles les composantes machistes qui définissent notre conception de la sexualité, et non les normaliser et continuer à les reproduire en souriant. Parce qu’au fond, que signifie le fait de finir par comprendre, par exemple, pourquoi l’image du “mâle qui nous prend violemment” ou du bad boy nous plaît si, ensuite, au lieu de les remettre en question, nous nous consacrons à les apprendre et à les montrer à nos filles ou à faire des vidéos qui les promeuvent ?

Pour moi cela n’a aucun sens, et c’est pour cela que je t’écris cet article contre le défaitisme car, comme tu le dis si bien à la fin de la vidéo, “certaines d’entre nous n’abandonnent pas”.

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(1) Le 27 septembre 2016 une vidéo promotionnelle du salon érotique de Barcelone, sponsorisé par le réseau de bordels Apricots, a été publiée. Intitulée Patria (Patrie), elle a été visionnée à ce jour par plus de 3 millions de personnes sur youtube et, dès sa publication, elle a immédiatement suscité la controverse. Ce spot promotionnel est une critique de l’Espagne, présentée comme un pays hypocrite où la pauvreté et la corruption font rage. Un des points les plus polémiques de la vidéo se rapporte à la question de la prostitution. En effet, Miller parle entre autres de l’Espagne comme d’un pays hypocrite car bien que la demande de prostitution y soit en constante hausse, cette activité n’a toujours pas été légalisée (NdT).

(2) Née en 1990, Amarna Miller est une actrice et réalisatrice espagnole de films pornographiques, associée au parti politique Podemos. Elle défend le fait de produire de la pornographie féministe -dans la ligne d’Erika Lust ou de Lucy Blush- en partant du principe qu’il est possible, en créant de nouveaux contenus, de déconstruire les stéréotypes de la pornographie mainstream de l’intérieur (NdT).

(3) La Tuerka est un programme de télévision et la Casa Morada est le premier siège social et culturel de Podemos à Madrid (NdT).

(4) Ce sont respectivement les numéros 1 et 2 de Podemos (NdT).

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Version originale : http://www.eldiario.es/zonacritica/salon_erotico_Barcelona-Barbijaputa-Amarna_Miller_6_564203595.html

Barbijaputa est une écrivaine et féministe espagnole. Elle est l’auteure d’un livre pour enfants (El planeta Lilaverdia), d’un roman qui critique la conception de l’amour romantique (La chica miedosa que fingía ser valiente muy mal) et elle est chroniqueuse dans différents médias espagnols tels que l’émission de radio indépendante Carne Cruda et les journaux eldiario.es et La Marea. Vous pouvez consulter son site internet ainsi que la suivre sur twitter (@Barbijaputa) et facebook.

Traduction : TRADFEM

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