T. M. MURRAY : Le détournement du concept de genre – Un regard féministe sur le transgenrisme

Par T M MURRAY, sur le blogue Culture on the Offensive

Le genre a déjà été un concept formidable. Des féministes audacieuses comme Simone de Beauvoir l’ont utilisé pour distinguer ce qu’il y a entre nos jambes (le sexe) de ce qu’il y a entre nos oreilles (le genre). Vous naissez avec le premier ; l’autre vous est enseigné. Ce qui est inséré entre vos oreilles y arrive par l’endoctrinement culturel patriarcal.

Quand les femmes ont essayé de se frayer un chemin dans des rôles ou des postes qui étaient le territoire des hommes, les propagandistes du patriarcat ont eu recours à l’argument de la « nature » pour défendre et renforcer ce système. Cette tactique a fonctionné parce que le paysage culturel était tellement saturé de stéréotypes que ceux-ci semblaient presque « naturels ». L’on a même produit une théorie du déterminisme biologique pour expliquer en quoi le patriarcat n’était pas un enjeu politique, mais une « nécessité biologique ». Des sociobiologistes comme Edward O. Wilson ont prétendu que le patriarcat persistait parce que notre culture était ancrée dans nos gènes.

Cette approche n’avait rien de nouveau. Freud avait, pour sa part, ancré la culture patriarcale dans le pénis et le vagin (mais surtout le tout-puissant pénis). Quant aux traditionalistes chrétiens, ils avaient toujours lié les arrangements sociaux patriarcaux aux fonctions reproductives assignées aux femmes dans le récit de « la Création », définissant en conséquence les rôles sociaux des femmes en tant que mère et épouse. La transgression d’Ève et sa punition par Dieu ont encore renforcé la relation d’asservissement de la femme à son mari. À cela, Saint Paul a ajouté un soupçon d’autorité dans le Nouveau Testament, en déclarant que les femmes devaient « être soumises à leur mari » comme au Seigneur. L’institution sacrée du mariage était une invention humaine, mais on a affirmé qu’elle reflétait les intentions de « Dieu ».

Certaines féministes obstinées ont refusé d’accepter cette sorte de « naturalisation » du patriarcat et de son corollaire, le déterminisme biologique. Elles ont plutôt trouvé l’explication de la domination masculine dans les institutions sociales, culturelles, théologiques, universitaires et économiques. Les existentialistes comme Beauvoir répugnaient à accepter les explications du comportement humain comme déterminé par quelque « essence » fixe. Beauvoir et son compagnon de toujours, Jean-Paul Sartre, insistaient sur le fait que le caractère était formé par chaque individu en réponse à ses circonstances, à travers ses choix libres. Nous nous trouvons jeté·e·s en ce monde, in situ, aux prises avec notre libre arbitre, et nos choix doivent être effectués selon un contexte de faits que nous ne pouvons pas changer, comme le sexe biologique dans lequel nous sommes nés. Mais ce que nous « faisons » de ces conditions dépend de nous. S’il est clair que seules les femmes peuvent porter des enfants, les incidences de ce fait sont tout à fait indéterminées, et la division sociale actuelle du travail n’est que l’un des multiples arrangements sociaux qui sont à notre disposition.

Tout comme les premières féministes, on a vu par le passé les gais, les lesbiennes et les bisexuel·le·s transgresser les stéréotypes de genre que la culture leur avait dictés. Conformément à des mythes hétérosexistes normatifs et largement répandus, ces personnes étaient étiquetées « butch », « pédés », « gouines » et « folles », épithètes destinées à stigmatiser quiconque refusait de se comporter et de s’habiller selon les rôles de genre sexistes et hétérosexistes qui leur avaient été inculqués. C’est dans ce contexte que des « pédés » et des « gouines » ont choisi de se réapproprier ces qualificatifs désobligeants, de les assumer et de les brandir comme un miroir au visage de fabricants de mythes culturels hostiles et intolérants à toute dissidence.

En transformant les normes de genre en une forme de théâtre, des artistes travesti·e·s ont montré que l’on pouvait adopter et imiter les rôles de genre, quels que soient nos organes génitaux, dévoilant ainsi le fait que le genre n’est pas naturel, mais un jeu de rôles conventionnel (Paix à Judith Butler). Les queers incarnaient l’incapacité du genre à coller à de vraies personnes. Tout cela était progressiste, car cette stratégie mettait à nu la fiction sexuellement conservatrice selon laquelle tous les hommes ont en commun des attributs de personnalité hétérosexuels différents de ceux de toutes les femmes, et vice-versa.

Dans la foulée immédiate des féministes, les queers ont alors commencé à souligner qu’un des principaux mythes sociaux au sujet de ce que ressentent les « garçons » et les « filles » en tant que tel·le·s était l’idée qu’ils et elles se sentent tous attirés par le sexe opposé. Une grande partie des impératifs du genre est basée sur l’hétérosexisme et sur le « jeu de rôles » hétérosexuel. Les rôles sociaux masculins ou féminins normatifs (c’est-à-dire le genre) deviennent ritualisés comme cadre d’une fétichisation et d’une érotisation de la différence sexuelle dans la culture chrétienne occidentale. Exagérer les différences entre les hommes et les femmes, mythifier le sexe opposé et rendre tabous les actes sexuels ne fait qu’exacerber l’excitation de pénétrer les mystères de « l’autre » et de surmonter tout obstacle à la satisfaction sexuelle. Le fait de présupposer une hétérosexualité humaine innée a facilité la séparation forcée des êtres humains en deux types opposés, attirés l’un par l’autre. Tout comme les féministes avaient rejeté une définition de « la femme » en tant que reflet inversé de l’idéal masculin, les homosexuel·le·s ont refusé de se considérer comme des hétérosexuel·le·s défectueux ou désordonnés.

Pour les féministes et les queers de la fin du XXe siècle, le naturel était réprimé par le social. Mais en même temps, notre vision du « naturel » découlait aussi d’hypothèses culturelles et théologiques. Les idées sur le genre ne sont pas seulement des résultats d’observations empiriques ; ce sont les prémisses mêmes de la « recherche » actuelle. Par conséquent, lorsque des individus ne se conforment pas aux stéréotypes sexuels, on allègue aujourd’hui qu’ils « inversent » des rôles de genre (présumés réels et fixes), plutôt que de reconnaître qu’ils dévoilent le caractère fictif de ces rôles. Si les individus, lorsqu’ils sont observés, ne se conforment pas aux idées sociales sur le genre, cela devrait être considéré comme un indice de l’imperfection de ces idées. Au lieu de cela, on voit les rôles de genre être présupposés a priori, et les cas qui les contredisent sont interprétés comme « anormaux » ou déviants, plutôt que comme une indication que la « norme » présupposée était imparfaite au départ. Ce problème de circularité affecte tout le cadre conceptuel de la « recherche » sur le genre. Le best-seller de John Gray Men Are From Mars, Women Are From Venus est un cas d’école de cette méthodologie pseudo scientifique.

Le mouvement transgenriste contemporain n’est aucunement une extension des efforts passés pour déconstruire la mythologie sexiste et hétérosexiste. Il ne rassemble pas féministes et personnes réticentes aux normes du genre (genderqueer) dans un front commun solidaire contre la mythologie hétérosexiste et les stéréotypes sexuels. Au contraire, il a pour effet de désunir et de briser ce mouvement contre-culturel autrefois puissant, en détournant son langage et en parodiant sa position politique pour déguiser un projet contraire. Les individus transgenres qui mènent la nouvelle révolution anti-queer sont en réalité peu nombreux ; mais ils ont beaucoup de pouvoir et jouissent du soutien total des médias pour promouvoir leur cause, un autre facteur qui les distingue de leurs prédécesseurs queer des années 80 et 90.

Au cours des dernières années, la définition du « genre » a donc été radicalement redéfinie par un mouvement réactionnaire qui l’a transformée d’un ensemble de conventions et de contraintes sur ce que les hommes et les femmes pouvaient ou devaient faire, pour le réduire à un simple état mental intérieur. Chrissie Daz a raison de dire que quelque chose de fondamental a changé dans la façon dont le genre est interprété au vingt et unième siècle, et que les nouveaux activistes trans illustrent un renversement de perspective majeur dans la conception du genre des quarante dernières années. D’un concept autrefois utilisé par la gauche libérale contre des normes sociales conservatrices sexistes et hétérosexistes, le genre a été recyclé pour en faire une arme dans l’arsenal d’une politique régressive qui est non seulement sexiste, mais homophobe. Le mouvement transgenre d’aujourd’hui renforce le mythe selon lequel « les hommes » et « les femmes » sont fondamentalement des espèces humaines différentes, non seulement au plan reproductif, mais aussi mental – avec des désirs différents, des besoins différents, des aptitudes différentes et des esprits différents. Les porte-parole du mouvement transgenre soutiennent aujourd’hui une naturalisation conservatrice traditionnelle de la « masculinité » et de la « féminité » comme états psychologiques innés, intrinsèques au sujet humain dès le stade fœtal et découlant de la chimie du cerveau ou d’autres interactions hormonales de l’organisme. Ils ont donc gommé l’idée progressiste selon laquelle il n’existait pas nécessairement de manière uniforme de « se sentir » ou de « penser » pour tous les garçons en tant que tels (ou pour toutes les filles en tant que telles).

Au lieu de s’opposer à une division binaire du genre rigidement hétérosexiste (comme le laisse supposer leur rhétorique), les nouveaux activistes trans tiennent pour acquis que leur sens inné de soi (leur « identité ») est intrinsèquement « masculin » ou « féminin » avant toute socialisation. Apparemment, ils et elles considèrent comme négligeable l’influence de l’endoctrinement culturel. Le genre a donc été, entre leurs mains, simultanément dépolitisé, naturalisé et médicalisé.

Le genre est devenu un concept qui donne l’impression de faire le type de travail politique jadis associé au mouvement des droits civiques. Mais en réalité, il inverse la logique qui a permis d’établir ces droits. Les militants pro-droits civiques soutenaient qu’une discrimination fondée sur des différences biologiques, comme la couleur de la peau ou le sexe, échouait à reconnaître l’humanité égale de tou·tes et chacun en tant que personne morale. Regrouper les gens selon des traits physiques communs occultait leur individualité et leur caractère en tant que personnes. Des groupes d’individus étaient définis en référence à la couleur de leur peau ou à leurs organes génitaux, plutôt qu’à leur statut de sujet, leur caractère et leur comportement. Ces gens étaient ainsi réduits à leur corps (ou à des parties de leur corps), tandis qu’on négligeait les attributs plus importants et distinctement humains d’intellect et de volonté (aspects susceptibles de fonder une véritable évaluation de leurs qualités).

Les activistes trans d’aujourd’hui n’exigent pas d’être traités en tant qu’individus et n’interprètent pas leur caractère comme un résultat de leurs choix. Ils et elles affirment appartenir à une « minorité », définie par l’identité de genre ou par une similitude à d’autres personnes qui partageraient leur prétendue condition biologique. Alors que les militants des droits civiques ont discrédité l’importance prêtée à la biologie, les transactivistes la traitent comme primordiale. La « masculinité » ou la « féminité » de leur psyché est traitée comme une condition innée, à l’instar de la couleur des cheveux ou de la pigmentation de la peau. Leur raisonnement est le suivant : puisqu’ils et elles sont ostensiblement une catégorie de personnes définies en référence à cette différence biologique innée, ils ne devraient pas plus subir de discrimination que les femmes ou les Noir·e·s appartenant à une minorité ethnique. Cependant, les femmes et les Noir·e·s du mouvement des droits civiques du milieu du XXe siècle souhaitaient se dissocier des définitions réductionnistes biologiques de leur identité, en exhortant les autres à ne pas les définir par référence à leurs organes génitaux ou à la couleur de leur peau. En contrepartie, les activistes trans d’aujourd’hui exigent la reconnaissance de leur différence prétendument « biologique », estimant que l’appartenance à un groupe biologiquement distinct devrait leur accorder des droits civiques spécifiques.

Adopter ce parti-pris du déterminisme biologique de leur « condition » (une psyché genrée innée) exige que nous acceptions d’abord des prémisses conservatrices sur le genre. Comme nous l’avons vu plus haut, un élément central de l’idéologie du genre est l’hétérosexualité innée prêtée aux « hommes » et aux « femmes ». Cependant, si l’idéologie hétérosexiste du genre signifie qu’être une femme inclut une « correspondance » érotique aux hommes, les lesbiennes pourraient ne pas s’identifier très fortement à la « féminité » (un rôle de genre féminin), puisqu’elles ne sont pas attirées par les hommes et ne souhaitent pas être un objet de l’attention sexuelle masculine. De même, les homosexuels masculins auront du mal à « correspondre » à la masculinité hétérosexuelle, compte tenu des préjugés érotiques dont elle est assortie.

Lorsque le genre binaire est naturalisé et transformé en l’un de deux états psychologiques hétérosexuellement genrés, il ne reste qu’une seule possibilité aux femmes biologiques qui ressentent une forte affinité pour des comportements ou des attirances sexuelles que la norme définit comme « masculines » : elles sont censées devenir des hommes biologiques. En effet, si elles éprouvaient un désir inné d’avoir des « comportements d’hommes » tout en étant des femmes, elles seraient définies comme malades (« dysphoriques »). Il en va de même pour les hommes qui se sentent plus proches des rôles et attraits sexuels que la norme définit comme « féminins ». Dans ce contexte, il ne serait pas surprenant que des personnes homosexuelles éprouvent de la confusion.

Les cliniciens du mouvement transgenre définissent la dysphorie de genre (le malaise) comme une condition psychosexuelle anormale. Mais si la dysphorie est en fait une conséquence ou un symptôme d’une mauvaise compréhension par la société d’une biochimie sexuelle naturelle, alors la maladie n’est pas intrinsèque au « patient » ; c’est le résultat du lien entre le patient et sa culture environnante. Et de fait, l’eugéniste libéral Nicholas Agar et les bioéthiciens chrétiens Michael J. Reiss et Roger Straughan interprètent la maladie comme un concept construit socialement, ou « en un sens, une relation entre une personne et la société ».

Par le passé, les activistes queer soutenaient que c’est la nature de ce lien – et non la nature du patient – qui rendait le « patient » malheureux. Aujourd’hui, on voit ce malaise social face à la différence être redéfini comme une anomalie psychosexuelle dans la constitution même du patient. On attribue au « cerveau désordonné » du sujet la cause d’une interaction inacceptable entre les individus et des institutions sociales. La conséquence politique de ce renversement de perspective est de détourner la critique d’institutions qui auraient peut-être besoin d’être réformées et de la centrer sur l’individu anormal qui exige des réformes. On doit le modifier pour l’adapter aux institutions.

Pour avoir une certaine idée de la façon dont cela fonctionne en pratique, on n’a qu’à considérer la situation des homosexuel·le·s en Iran. L’Iran est une théocratie sexiste, intolérante et homophobe, où des lois religieuses fondamentalistes imposent strictement le statu quo hétéronormatif. La solution officielle de l’État à la question homosexuelle est 1) soit de punir ou exécuter ceux et celles qui la pratiquent ouvertement, 2) soit d’« encourager » les homosexuel·le·s à transitionner chirurgicalement vers leur sexe « correct », afin de pouvoir réintégrer la norme hétérosexuelle, c’est à dire, la seule norme que tolère l’Iran. C’est pourquoi ce pays affiche le deuxième plus grand nombre de chirurgies de réassignation sexuelle au monde, juste derrière la Thaïlande. Cela équivaut à éclaircir chimiquement la peau d’une personne noire pour la rendre plus à l’aise dans une société raciste, alors que ce que l’on devrait faire est de s’attaquer au racisme de cette société. Cela semble politiquement régressif. Au lieu de rejeter ou de déconstruire la structure binaire hétéronormative, l’industrie médicale semble faciliter l’auto-« déconstruction » de la personne transgenre elle-même – une déconstruction littérale de son propre corps – pour qu’elle puisse le reconstruire selon l’image hétérosexiste binaire requise. C’est une forme de violence déguisée en compassion.

Ce phénomène ne diffère pas totalement non plus de la « médecine » imposée dans l’Union soviétique au début des années 1970, alors que l’État ne recourait qu’en dernier recours à la violence envers ses intellectuel·le·s dissident·e·s qui avaient commencé à réclamer plus de libertés politiques. Les enquêtes psychiatriques et les diagnostics de maladie mentale (typiquement, la schizophrénie) devinrent alors l’instrument privilégié permettant l’incarcération des dissident·e·s en hôpital psychiatrique. Au regard de la relation historique politiquement tendue entre le mouvement LGBTI et les institutions politiques dominantes, la tendance actuelle des « traitements » transgenristes prête le flanc à l’analyse de Michel Foucault, pour qui toute la catégorie des troubles psychologiques est l’expression des rapports de pouvoir au sein de la société. En gros, Foucault considère que la folie n’est pas une propriété de l’individu, mais une définition sociale imaginée par la société pour désigner une partie rétive de sa population.

La « reconnaissance » médicale et clinique apparemment progressiste et compatissante accordée aux « patient·e·s » transgenres risque en fait de renforcer la structure binaire hétéronormative qui a longtemps imposé souffrance et aliénation aux diverses personnes réticentes aux normes du genre. Il ne s’agit pas de nous opposer à ce que des adultes informés et consentants vivent une transition chirurgicale vers un corps dans lequel ils et elles se sentent mieux. Cependant, les progressistes libéraux devraient peut-être se questionner un instant sur l’empressement actuel à adopter cette option de façon non critique, ou comme solution prioritaire pour les personnes aux prises avec la dysphorie de genre.

Il est tout simplement impossible de tester si l’insatisfaction face à son propre corps est un effet de l’acculturation dogmatique liée aux impératifs du genre ou une condition innée, puisque toutes les cultures transmettent aux enfants un endoctrinement de genre, de diverses façons. En effet, il n’existe pas d’échantillon de référence auquel nous pourrions comparer les individus endoctrinés par le genre. Mais il est clair que l’assertion des activistes trans selon laquelle certaines femmes biologiques sont intrinsèquement « masculines » alors que certains hommes biologiques sont intrinsèquement « féminins » est un argument circulaire. Il tient pour acquis ce qu’il prétend prouver, à savoir que le genre est naturel et intrinsèque à la constitution psychosexuelle de chacun·e, plutôt qu’un ensemble de fictions véhiculées par la culture et intériorisées par les personnes. Même s’il n’y a aucun problème à accepter que le sexe et l’orientation sexuelle soient centraux ou innés dans notre constitution biologique, cela ne nous impose pas d’accepter une théorie essentialiste du genre. De fait, on voit maintenant les queers contemporains et les féministes libérales contrecarrer tout progrès en abandonnant la distinction entre nature et culture que l’ancien concept de genre avait pour but de mettre en lumière.

Si l’on accepte une lecture déterministe biologique du genre, il devient difficile de distinguer l’homosexuel·le de la personne transgenre. Cette dernière est conceptualisée a priori comme ayant une psyché hétérosexuelle « masculine » ou « féminine » qui serait piégée dans le « mauvais » corps. Mais « mauvais » selon qui ou selon quels critères ? Que l’on soit homosexuel·le ou hétérosexuel·le, les normes de genre binaires constituent un ensemble de contraintes très lourdes sur la façon dont peut agir une personne ayant des organes génitaux masculins ou féminins. L’homosexualité est une bonne raison pour laquelle certaines personnes ne peuvent tout simplement pas se sentir « à l’aise » dans leur corps, étant donné les attentes sexuelles intégrées aux normes de genre (en soi hétérosexistes). Pourtant certaines personnes hétérosexuelles trouvent aussi incroyablement difficile de s’identifier aux nombreuses attentes comportementales liées à leur genre. Ces personnes trouvent simplement le genre trop aliénant et ne peuvent s’adapter à ses généralisations sur « les hommes » et « les femmes ». Ce n’est pas une maladie chez elles, mais un symptôme du « malaise » qu’éprouve la société face à la diversité. Tous les individus sont fortement « encouragés » à croire qu’elles et ils seront mieux lotis et plus heureux si leurs idées à propos de leur « moi » biologique concordent avec celles qui sont culturellement acceptables. Et donc, elles et eux aussi pourraient être plus heureux de transitionner plutôt que de se travestir ou de vivre avec le rejet constant qui hante les non-conformistes. Dans une société libérale, cette option ne devrait pas être exclue, mais, encore une fois, elle ne devrait pas prévaloir sur la lutte pour de nouvelles réformes sociales. Ce devrait être une décision prise par des adultes pleinement conscients du rôle que joue la culture dans leur image d’eux-mêmes.

Pour saisir les implications politiques immédiates de la tendance actuelle des droits réclamés pour les personnes transgenres, nous devons bien comprendre l’articulation des concepts de base de cette tendance en regard des droits des femmes et des droits des personnes LGBI, ainsi que leur lien avec l’eugénisme « libéral ». Les eugénistes « libéraux » de l’école transhumaniste (Nicholas Agar, Julian Savulescu, James Hughes, Nick Bostrom, David Pearce, Gregory Stock, John Harris, Johann Hari et d’autres) articulent leur thèse biopolitique avec la théorie économique du libre marché, pour déboucher sur une politique sociale ostensiblement « libérale » à propos des biotechnologies. Ces « eugénistes libéraux », comme ils se décrivent, plaident pour un usage illimité et non réglementé de ce qu’on appelle la reprogénétique. Ils distinguent la reprogénétique de l’eugénisme en ce que le second implique la coercition de l’État au nom de la présomption d’un avantage social. La première, par contre, serait volontairement adoptée par certains parents, dans le but d’améliorer leurs enfants à leur gré. C’est donc de l’eugénisme « privatisé » ou abandonné au « libre marché » (ce qui induit bien sûr une incitation financière d’entrepreneurs à en promouvoir l’usage).

Dans le cheval de Troie d’un transgenrisme apparemment progressiste se cache une politique sexuelle régressive prête à utiliser la médecine et les biotechnologies pour nous ramener, d’abord chirurgicalement et chimiquement – et plus tard, peut-être même génétiquement –, à nos rôles traditionnels de la bonne vieille structure binaire hétérosexuelle. L’ingénierie sociale traditionnellement réalisée au moyen de la discipline et des sanctions pourrait bientôt se réaliser par le biais des biotechnologies, des traitements hormonaux prénataux ou de la manipulation du génome.

À CONSIDERER qu’il existe une cause biologique à l’attraction homosexuelle, l’éliminer réduira presque certainement les comportements homosexuels. Nier cela équivaudrait à prétendre que les actes sexuels volontaires n’ont aucun lien avec une attirance sexuelle involontaire. Le but même des interventions reprogénétiques sera d’éliminer les comportements homosexuels volontaires des individus en éliminant leur prédisposition biologique involontaire à ces comportements. Cela ne se fera pas en supprimant le libre arbitre de l’individu, mais en orientant biologiquement la direction dans laquelle son comportement est le plus susceptible d’être exprimé. Celles et ceux dont l’orientation sexuelle primaire est hétérosexuelle peuvent-ils encore se livrer à des actes homoérotiques ? Bien sûr qu’ils et elles le peuvent. Mais cela élude la question. Les interventions reprogénétiques visant à interdire le désir homosexuel constitueraient une forme d’ingénierie sociale qui n’aurait absolument rien de thérapeutique au sens médical, mais qui viserait à contraindre le comportement d’une autre personne (sans son consentement) aux types d’objectifs de vie que préfèrent ses parents. L’avenir consisterait en ce que les personnes homosexuelles ne se révoltent jamais contre l’endoctrinement de parents homophobes en faisant un « coming out », parce qu’elles ne souhaiteraient tout simplement pas le faire.

Qu’il le fasse intentionnellement ou non, le nouveau mouvement trans élimine la seule barrière qui empêcherait les parents de pouvoir tenir pour acquis un consentement implicite du patient à ce genre de « traitement » eugénique prénatal de sa « condition » psychosexuelle. Pour définir et cibler l’orientation homosexuelle en tant que condition médicale appropriée à un tel « traitement », il sera d’abord nécessaire de distinguer ce traitement d’une violence médicale homophobe, qui serait trop explicitement répréhensible. Tout ce qui manque pour rendre cette distinction viable, c’est l’hypothèse que le patient serait heureux de consentir à un tel « traitement ». Dans leur empressement à embrasser les « droits des transgenres », des libéraux et des homosexuels bien intentionnés accréditent précisément cette hypothèse. Un mouvement eugéniste homophobe a longtemps cherché le Saint Graal de l’orientation sexuelle biologique, dans le but de trouver un moyen de la modifier. S’ils finissent par identifier une ou plusieurs causes biologiques de l’orientation homosexuelle, tout ce qui leur manquera pour être autorisés à la « guérir », c’est un cadre conceptuel qui permettra de donner un aspect bienveillant à une politique homophobe de manipulation du génome humain ou de traitement hormonal prénatal. Puisque le « traitement » sera appliqué à un fœtus, les cliniciens devront définir l’homosexualité comme pathologique d’une façon qui permette aux parents de tenir pour acquis le consentement du patient (leur enfant) à sa « guérison ».

Ils ne pouvaient faire une telle hypothèse que si des individus existants ayant des sexualités non binaires consentaient à se changer eux-mêmes. C’est ce que fait le mouvement transgenre en se battant pour la reconnaissance de la « condition » de déviant en tant que phénomène clinique, et en affirmant les « droits » des patients à obtenir une assistance médicale pour revenir par transition à une définition socialement conservatrice du bien-être.

Si certaines des personnes ayant transitionné n’aboutissent pas, en fin de compte, à une condition hétérosexuelle, ils et elles auront néanmoins apporté leur soutien à l’idée hétérosexiste selon laquelle le genre est, pour un certain groupe d’individus, une condition biologique interne qui explique leur détresse. En tant que patients volontaires qui acceptent au plan théorique la médicalisation de leur malaise, ils et elles auront joué un rôle dans la redéfinition conceptuelle d’enjeux politiques en tant que pathologies cliniques. Même si les sympathisants des personnes transgenres ont de bonnes intentions, ils et elles aident involontairement les conservateurs sociaux à vendre à la population un programme eugéniste que ces idéologues présentent comme une forme de compassion éclairée ou de tolérance pour la diversité.

Aucune raison ne nous empêche d’éprouver de la compassion pour les personnes qui se sentent piégées dans le « mauvais » corps. Le problème ne réside pas dans ce que ressentent ces personnes. La question cruciale est de savoir comment leurs sentiments sont construits ou interprétés, et cela tient en partie aux contextes sociopolitiques dans lesquels leurs sentiments se manifestent au départ. Comme l’a rappelé la choniqueuse Sarah Ditum dans « What is gender, anyway? », « le fait de souffrir n’est pas une preuve que la victime a une perception indiscutable de la source de cette souffrance ». Si les sociétés étaient organisées autour de l’hypothèse que la sexualité (l’attraction) humaine naturelle inclut à la fois des variantes hétérosexuelles et homosexuelles, ce serait non seulement un moyen d’éliminer la stigmatisation associée au fait d’être né intersexué·e, mais cela diminuerait grandement l’homophobie et (dans une large mesure) le sexisme. Et en réfutant également les préjugés sexistes sur le genre qui aliènent celles et ceux qui ne se sentent pas et ne peuvent pas se sentir « à l’aise » avec les rôles sociaux assignés aux personnes de leur sexe, cela augmenterait probablement le bien-être de ceux et celles qui se sentent actuellement pris au piège dans de « mauvais » corps.

 

T M Murray, PhD., est l’autrice de Thinking Straight About Being Gay : Why it Matters If We’re Born That Way

Version originale : http://www.cultureontheoffensive.com/hijacking-gender-feminist-take-transgenderism/

Traduction : TRADFEM

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