Penny White : Un mot de remerciement aux féministes « carcérales/sexe-négatives »

par Penny White, texte initialement publié sur le site Feminist Current.

Illustration manifestation féministe

 

Quand mon père me violait durant les années 70, j’ai cherché une bonne raison de ne pas me suicider. J’en ai trouvé une dans le féminisme de la seconde vague. Les héroïnes de cette époque m’ont offert une autre image de moi-même, celle d’une femme puissante et capable de changer sa vie. Quand tout mon entourage prétendait que le viol était simplement un aspect de la vie d’une femme (comme la grossesse non désirée) et que se faire cracher dessus et intimider par un mari était inévitable (sous prétexte que « les hommes sont comme ça, c’est tout »), j’ai vu ces étonnantes féministes prouver que tous ces gens avaient tort.

Les féministes de la seconde vague se sont battues pour faire du viol conjugal un crime et elles ont gagné. Elles se sont battues pour des lois plus sévères contre la violence conjugale et pour le financement par l’État de lieux où les femmes pouvaient se réfugier pour échapper à des conjoints violents. Elles se sont battues pour l’obtention de rape shield laws1, qui protègent les victimes de viol de la plus cruelle forme de slut-shaming2, le contre-interrogatoire judiciaire où l’on détaillait leur vie sexuelle. Elles se sont battues pour créer et faire respecter des lois sur le harcèlement sexuel, ce qui a donné aux femmes des outils pour combattre le harcèlement au travail et aux études. C’est grâce à leur activisme vigilant qu’ont été adoptés aux USA : le Title IX3, une loi fédérale qui interdit la discrimination en raison du sexe dans tout programme éducatif doté d’un financement fédéral ; le Title X4, un programme de bourse fédéral chargé de fournir des services de planning familial aux femmes ayant des revenus modestes ; et le célèbre arrêt Roe v. Wade5.

Les féministes de la seconde vague m’ont montré que les femmes n’étaient pas obligées d’être passives, que nous pouvions nous lever, nous défendre, et réclamer justice. Ces héroïnes ont ouvert la voie au Violence Against Women Act (VAWA)6, adopté au début des années 90, qui a pourvu les forces de l’ordre de 1,6 milliard de dollars pour enquêter sur la violence sexuelle et conjugale et intenter des poursuites à cet égard. L’adoption de cette loi a permis de réduire de 70 % les actes non meurtriers de violence conjugale et de 60 % les homicides de violence conjugale.

Les activistes du féminisme de la seconde vague ont transformé notre culture pour en faire un espace pour les femmes qui s’avère plus grand, plus sûr et plus libre que je n’aurais jamais rêvé possible.

En tant qu’une des millions de survivantes qui ont été sauvées par ce mouvement, je suis sidérée et j’ai le cœur brisé quand des jeunes femmes qui ont tiré tant d’avantages du travail de la seconde vague rejettent des éléments clés du travail harassant de leurs aînées en qualifiant celles-ci de « carcérales » et/ou « sexe-négatives ».

Parler de féminisme « sexe-négatif » est une calomnie adressée aux féministes critiques de l’exploitation sexuelle commerciale ; elle l’est à la fois par les masculinistes7 et par les féministes qui sont partisanes de ce qu’elles appellent le « travail du sexe ». Les féministes critiques de l’industrie du sexe sont accusées d’être « sexe-négatives » parce que nous pensons que le sexe devrait toujours être mutuellement agréable et dénué d’exploitation. Nous luttons contre l’industrie du sexe non seulement parce qu’elle détruit les vies de femmes (et d’enfants) vulnérables, mais aussi parce qu’elle promeut l’idée que les femmes et les filles sont des objets de consommation à l’intention des hommes.

La notion de « féminisme carcéral », elle, sert à définir toute féministe qui pense que le système juridique pénal devrait protéger et servir les femmes qui sont victimes de viol et d’autres formes de violence masculine (même si beaucoup d’entre nous, y compris moi, sommes opposées à toute incarcération de délinquants non violents). Les personnes qui se disent opposées à ce « féminisme carcéral » pensent sans doute que les victimes de la violence de genre devraient éviter le système pénal, et que les violeurs et agresseurs conjugaux ne devraient jamais faire l’objet de poursuites pénales.

Ces individus s’opposent aux « féministes carcérales » comme la députée états-unienne Gwen Moore qui a courageusement témoigné devant ses collègues du Congrès sur ce qu’elle avait vécu comme enfant maltraitée, violée et battue. Elle a fait publiquement état de ces horreurs afin d’appuyer l’adoption de la loi « carcérale » Violence Against Women Act. Ce projet de loi fut non seulement combattu par des féministes « anticarcérales », mais aussi par des groupes ultraconservateurs tels que le Family Research Council8, l’Eagle Forum9, l’US Council of Bishops10, et Concerned Women For America11 – qui ont tous qualifié le VAWA d’attaque féministe contre les valeurs familiales.

En dépit d’une apparence de consensus politique entre eux, ceux qui s’opposent à ce qu’ils appellent le « féminisme carcéral », en raison de leur position pro-prostitution, ont en fait plus de points communs avec les idéologues libertariens qu’avec les conservateurs traditionnels du parti Républicain. Comme les féministes « sexe-positives », les libertariens voient la prostitution comme une vente volontaire de marchandises, les femmes étant la « marchandise » en question. Puisque l’on ne peut pas vendre ou louer quelque chose que l’on ne possède pas, quand une femme loue les orifices de son corps, on dit qu’elle se « réapproprie » son corps. Louer son anus à des fins de pénétration passe pour de l’autonomisation féminine, à la fois dans les communautés libertarienne et pro « travail du sexe ». C’est peut-être la raison pour laquelle les féministes « anti-carcérales »/pro « travail du sexe » cherchent non seulement à protéger de poursuites les violeurs et les agresseurs conjugaux, mais aussi les proxénètes et les prostitueurs-clients.

Il y a quelques mois j’ai regardé sur le réseau en ligne MSNBC une féministe « anti-carcérale »/pro « travail du sexe » argumenter que la prostitution était fondamentalement inoffensive. Cette femme a un doctorat en comédies romantiques hollywoodiennes (sans blague), mais elle semble avoir pris le film Pretty Woman pour un documentaire. Elle dénonce le « modèle nordique », qui décriminalise les femmes prostituées mais criminalise leur exploitation par les proxénètes et leurs clients. Les féministes comme elle s’opposent toutes au modèle nordique, même s’il a permis de réduire la traite de 50 % en Suède. Et en Norvège, où ce modèle a aussi été instauré, le viol et les voies de fait contre les femmes prostituées ont été réduits de moitié, comme les recours aux urgences de ces personnes l’a été de 70 %. (Ces données sont issues d’une recherche menée par ProSentret, une organisation norvégienne pro-légalisation.) Et comme il arrive toujours avec le modèle nordique, la traite en Norvège a rapidement décliné. En revanche, dans des pays comme l’Allemagne, la Finlande et les Pays-Bas, la décriminalisation des proxénètes et des clients a généré une explosion de la traite, sans réduction correspondante de la violence contre les femmes prostituées. Tragiquement, les féministes pro industrie du sexe et « anti-carcérales » refusent de laisser une préoccupation pour les victimes de la traite entraver leur enthousiasme pour le « travail du sexe ». Il semble que des statistiques déprimantes et le vécu dont témoignent les victimes de la traite gâchent le fun de ceux et celles qui tirent profit de cette industrie.

Tout comme l’industrie des carburants fossiles attaque les lanceurs d’alertes au sujet des changements climatiques, l’industrie du sexe multimilliardaire attaque celles qui s’expriment contre la traite. L’auteure et activiste Rachel Moran a récemment fait état de son expérience horrifiante de survivante de la prostitution, pour se voir immédiatement « diffamée, calomniée, menacée, physiquement prise à partie et criée dessus » par le lobby pro-légalisation. Elle a déclaré : « Mon adresse, mes informations bancaires et mon adresse mail personnelle ont circulé aux mains de personnes apparemment déséquilibrées, qui m’ont adressé par Twitter des éléments de mon adresse, à titre de menace du genre on-sait-où-te-trouver. » Les techniques d’intimidation auxquelles recourent les activistes pro-industrie du sexe ressemblent fortement à celles utilisées par les masculinistes (eux aussi partisans d’une décriminalisation des proxénètes et des clients).

Même si je suis désolée de l’aveuglement et de la naïveté des personnes qui qualifient de « carcérales » les féministes anti-exploitation, la nouvelle vague d’activistes féministes qui se lève juste derrière elles me remplit d’espoir. Les jeunes dirigeantes féministes qui me donnent foi dans l’avenir sont des femmes comme Malala Yousafzai, June Eric Udorie, Yas Necati, Rose Lyddon, Kat Banyard, Meghan Murphy, et les femmes incroyablement courageuses qui prennent position contre les violences de genre à travers l’Asie et l’Afrique12.

Mais la jeune féministe qui me donne le plus d’espoir est ma fille.

Elle est « sexe-positive » dans le sens où elle est anti-industrie du sexe, et elle n’a absolument pas peur de dire tout haut des vérités qui dérangent.

Ma fille sait que la prostitution est dégradante pour elle en tant qu’être humain, comme elle l’est pour tous les êtres humains.

Ma fille sait que c’est un mensonge de déclarer « le travail du sexe est un travail comme n’importe quel autre », et elle sait que les personnes qui tiennent ce discours savent parfaitement qu’elles mentent.

Ma fille sait que ses tétons ne seront jamais « libres » tant qu’ils seront déformés par les codes du regard pornographique.

Ma fille sait que la violence des hommes contre les femmes est tout aussi grave que la violence policière contre la population et que le système judiciaire doit sévir contre ces deux problèmes.

Ma fille ne se définit pas en opposition au féminisme de la seconde vague, mais appuie le maintien et l’atteinte de ses objectifs.

En tant que survivante de maltraitance traumatique, je suis profondément reconnaissante envers celles que l’on qualifie de féministes « carcérales » ou « sexe-négatives ». Elles m’ont montré à quel point une femme pouvait être puissante, et m’ont aidée à me créer une vie pour moi-même, dans laquelle je n’aurais plus jamais à douter de mon humanité. Mais surtout, je leur suis reconnaissante que ma fille n’ait jamais eu à douter de la sienne.

Merci infiniment, vraiment.

Penny White

Penny White est une féministe radicale, écrivaine indépendante qui vit à San Francisco. Elle a un diplôme de master en psychologie, avec spécialisation sur le trauma sexuel dans l’enfance ; elle a travaillé pendant une dizaine d’années comme assistante sociale et paire conseillère pour des personnes avec un handicap mental vivant dans la pauvreté. Penny est actuellement bénévole au Projet Gubbio à San Francisco, qui aide des personnes de tous âges et capacités se trouvant sans logement. Suivez la sur Twitter à @kindsoftheart.

1 [Cette note ainsi que toutes les suivantes sont de TRADFEM]. Lois de protection des victimes de viol.

2 Expression utilisée en français également et sans équivalent, pouvant être traduite par « culpabilisation sexuelle ».

3 Nom usuel d’une loi fédérale états-unienne.

4 Ibid.

5 Arrêt rendu par la Cour suprême des États-Unis en 1973 reconnaissant l’IVG comme un droit constitutionnel.

6 Loi sur la violence contre les femmes. Loi fédérale états-unienne.

7 Dans l’original : Men’s Rights Activists.

8 Lobby chrétien haineux s’opposant, entre autres, à l’IVG et aux droits sexuels et reproductifs.

9 Lobby conservateur antiféministe, militant lui aussi contre l’IVG.

10 Conférence des évêques catholiques des États-Unis.

11 Organisation de femmes conservatrices et chrétiennes, opposée, entre autres, au féminisme, à l’IVG et aux droits sexuels et reproductifs.

2 réflexions sur “Penny White : Un mot de remerciement aux féministes « carcérales/sexe-négatives »

  1. Je crois pour ma part que, féministes radicales ou « vieilles-matérialistes », nous avons fait une erreur – et une reculade – en étant réticentes précisément à la négativité, et en nous en défendant. Ce qui nous a amenées, entre autres pusillanimités, à renaturaliser la sexualité, à vouloir considérer ses aspects pourtant écrasants et hégémoniques de violence et de contrainte comme des anomalies, alors que je pense, avec Atkinson et Solanas entre quelques autres, qu’elles sont inhérentes à ce qui est en soi un système masculinoforme d’échange contraint (comme l’économie). On ne combattra jamais efficacement le patriarcat ou la prostitution en donnant comme contre-exemple positif ou même comme « moindre mal » un monde de dépendance affective, de « séduction » de couple/famille, de reproduction et de sexualité « gratuite » (ce qui est un oxymore dans un état social où sexualité égale valorisation) qui à ce jour a été le principal lieu de production de l’oppression et des violences sexuées. Et on ne rendra jamais égalitaire un fonctionnement social qui est structuré par l’appropriation, le désir, l’angoisse et la concurrence. Bref, il faudrait au contraire revendiquer ce dont nous accusent les néolibérales, et lancer une critique sociale de la sexualité tout court (qui, quels que soient ses « partenaires », reproduit toujours le gradient de pouvoir de l’hétérosexualité) et du rapport social de sexe en général. Nous pêchons tellement par manque d’audace et critique, et émancipatrice, que du coup l’affirmatisme « subversif » à toutes les injonctions du social sexué paraît, lui, débridé et libéré, alors que tout ce qui est libéré est la reproduction permanente de la domination – des auteures aussi diverses que Dworkin ou Delphy (cette dernière pour ce qui est de la sexualité ; pour le reste, hélas…) en ont rassemblé une tonne d’éléments à charge, mais n’ont jamais voulu passer le pas de les systématiser. Je conçois que ce serait une espèce de révolution – c’est d’ailleurs ce qu’on me dit souvent dans les différentes options féministes quand j’amène la question ; comme si il y avait quand une conscience qu’il y a là un énorme problème, mais que s’y attaquer est trop difficile. Sauf que je pense que, même aussi pragmatiquement que ce soit, nous n’avons guère de chances de sortir de la violence et de la contrainte organisées et intériorisées sans nous attaquer à cette « évidence ». Le progrès et l’émancipation, ce n’est pas essayer de réaliser au mieux ce qui aurait « déjà toujours été », une « nature », fut-elle « sociale ; c’est au contraire de transformer les rapports sociaux et d’essayer de les rendre contrôlables.

    Bien à vous

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