par Jindi Mehat, texte initialement publié en anglais sur les blogs Feminist Progression et Feminist Current.
Comme beaucoup de féministes, mon intérêt pour les droits des femmes a débuté quand j’ai commencé à constater que j’étais traitée comme si je valais moins que les hommes autour de moi. Je n’y ai pas réfléchi plus que ça – j’avais juste besoin de confirmer que quelque chose n’allait pas, que je ne fabulais pas, et que ça ne venait pas de moi. Maintenant que ma réflexion va plus loin, et qu’elle est solidement ancrée dans un cadre anti-oppression, il m’apparaît clairement que lorsque j’ai commencé à apprendre le féminisme et à y croire, j’étais, en fait, une féministe libérale.
Le féminisme libéral élabore un point de vue individualiste sur les droits des femmes qui a pour but ultime l’égalité avec les hommes. Le féminisme libéral se concentre sur l’amélioration de la place des femmes dans les institutions existantes et croit que ce que veulent les femmes dans leur vie est ce que les hommes veulent et ont déjà obtenu pour eux-mêmes.
A l’époque, je percevais le féminisme en lien avec ma vie, mes expériences et mes choix. Je ne passais pas beaucoup de temps à me demander comment ma misogynie intériorisée façonnait ces choix – même ceux dont je vois maintenant qu’ils étaient problématiques du fait de renforcer les mécanismes de l’oppression des femmes.
Pour moi, à l’époque, et pour les féministes libérales aujourd’hui, l’individue est reine. Tout choix que fait une femme est, par définition, un choix féministe car choisir est un acte féministe. Même des choix comme se plier aux exigences du regard masculin ou se réifier doivent être applaudis. Du coup, j’adoptais souvent des comportements résolument antiféministes, tout en me drapant sans effort critique dans le confort d’une posture que je croyais progressiste.
Quand j’ai commencé à passer en revue mes croyances et à en apprendre plus sur l’histoire du féminisme, j’ai compris les nombreuses lacunes de ce qu’on appelle le féminisme libéral. Ce qui devint bientôt clair fut que le féminisme libéral n’a rien de féministe. Vénérer de façon acritique les choix individuels passe sous silence les structures et institutions qui soutiennent le patriarcat. Se limiter à progresser dans la sphère publique occulte l’oppression à laquelle les femmes font face dans nos foyers. Encore plus inquiétant : refuser d’examiner le contexte et les conséquences de nos choix permet aux hommes et aux femmes de continuer à renforcer la misogynie et la suprématie masculine, tout en s’auto-congratulant et en échouant à travailler réellement pour une libération de toutes les femmes.
Soutenir des idées, des comportements, et des structures misogynes tout en se déclarant féministe témoigne d’un manque stupéfiant de conscientisation et de pensée critique. Cela fait preuve d’une panoplie complexe de présupposés non questionnés dont le but principal est de préserver une prétention de soutien des droits des femmes, qui est en fait illusoire.
Ce mécanisme créatif de préservation de l’égo n’est nulle part plus manifeste que dans les clichés qu’ânonnent en masse les féministes libérales, le plus souvent en réponse aux pensées et discours critiques émanant des féministes radicales. Celles-ci comprennent en effet qu’examiner notre misogynie intériorisée, analyser nos choix et nos croyances, et démanteler les institutions patriarcales est un travail essentiel pour les féministes qui se vouent réellement à la libération de toutes les femmes. Pas seulement les femmes qui sont comme nous ou que nous aimons, mais toutes les femmes.
Cet article est le premier d’une série que j’appelle « Quelques concepts merdiques du féminisme libéral », dans laquelle je me penche sur ces mantras et sur la façon dont ils sont utilisés pour faire taire les féministes radicales et détourner l’attention du fait que le féminisme libéral est une idéologie vide qui consolide la suprématie masculine.
Le premier de ces concepts est celui de SWERF, pour « Sex Worker Exclusionary Radical Feminist », [que l’on pourrait traduire par « Féministe radicale exclusive des travailleuses du sexe »].
Le vice de cette notion
En dépit de la démonstration répétée que les femmes dans la prostitution sont majoritairement des femmes racisées pauvres, dont beaucoup ont été sexuellement abusées dans l’enfance, sont entrées dans la prostitution quand elles étaient mineures, et désignent le manque d’hébergement comme leur principal obstacle pour quitter la prostitution, les féministes libérales se cramponnent à la notion romantique de « travail du sexe » dépeinte dans des films comme Pretty Woman et, ce faisant, occultent littéralement la réalité. Pour les féministes libérales, le travail du sexe est inéluctable, volontaire, autonomisant et fun, et les femmes qui le choisissent devraient être célébrées sans hésitation. Acquiesçant pour la forme face aux faits concrets, elles font parfois allusion à la nature coercitive de la prostitution de rue, mais tracent rapidement une démarcation imaginaire entre « traite » et « travail du sexe », en dépit des études démontrant que les pays qui décriminalisent la prostitution voient la traite augmenter.
En revanche, les abolitionnistes voient la prostitution comme une violence masculine, comme une pratique sexualisée de domination et de contrôle sur des femmes forcées, par l’argent, à des activités sexuelles auxquelles elles ne participeraient pas autrement.
Contrairement aux féministes libérales, qui excluent manifestement la plupart des femmes présentes dans la prostitution afin de pouvoir maintenir une notion uniformément autonomisante du « travail du sexe », les abolitionnistes n’excluent, elles, aucune femme de leurs analyses. Nous reconnaissons que quelques femmes choisissent d’entrer dans la prostitution. Comprenant que le patriarcat limite et façonne à la fois les choix des femmes, les abolitionnistes pensent que le contexte des choix que posent les femmes plus privilégiées – et les conséquences que ces choix ont sur les femmes marginalisées – doit être examiné dans le cadre du difficile travail requis pour s’assurer que notre mouvement ne laisse aucune femme en arrière.
Nous croyons également qu’en tant que mouvement dont le but est de libérer toutes les femmes, nous devons concentrer la majorité de notre attention sur les plus marginalisées d’entre nous. Décider de concentrer la plupart de nos efforts sur une majorité de femmes marginalisées, au lieu de complètement les ignorer en faveur d’une minorité très restreinte de femmes plus privilégiées, n’est pas de l’exclusion – c’est du féminisme.
Ce à quoi elle sert
Traiter quelqu’une de « SWERF » est une raillerie de cour d’école utilisée pour faire honte et imposer le silence aux féministes à l’esprit critique. C’est une tentative de faire passer les abolitionnistes pour des « puritaines » dépassées, de nous délégitimer comme non pertinentes et au discours sans intérêt. Face à un corpus grandissant de connaissances qui sapent les bases mêmes des arguments alléguant un choix de se prostituer, traiter quelqu’une de « SWERF » équivaut à la réaction d’un gamin obstiné qui se bouche les oreilles en criant « lalalala ! » quand les choses ne vont pas comme il le voudrait.
Ce que cela révèle
Soutenir une lecture qui exclut la majorité des femmes présentes dans la prostitution, tout en qualifiant d’« exclusives » celles-là mêmes qui prennent en compte l’ensemble du contexte, montre à quel point ce féminisme libéral est intellectuellement insipide et hypocrite. L’est aussi le choix d’appeler « féministe » le soutien à la prostitution, qui expose les plus marginalisées d’entre nous à de plus en plus de violence et d’agressions ; il ne s’agit pas là de libération des femmes, mais uniquement de se complaire et se sentir progressiste sans avoir à vraiment changer quoi que ce soit.
Soutenir la prostitution et qualifier les abolitionnistes de « SWERF » n’est pas du féminisme, c’est capituler devant la suprématie masculine et sacrifier les femmes marginalisées comme autant de pertes collatérales. C’est vivre dans un monde de chimères, fait de choix individuels qui seraient exempts de conséquences. C’est refuser de chercher au-delà des apparences, pour se cacher plutôt derrière des slogans à la mode et de tièdes demi-mesures, tout en essayant de faire taire les femmes qui sont prêtes à creuser plus profond, quel qu’en soit le prix. Crier « SWERF ! » aux abolitionnistes est de la misogynie déguisée en féminisme, et c’est un des concepts absurdes et merdiques que nous servent les féministes libérales.
Jindi Mehat
Jindi Mehat est une féministe de la deuxième vague basée à Vancouver-Est qui se reconnecte ces jours-ci au féminisme après plusieurs passages obligés dans ce lieu dominé par les hommes qu’est le monde de l’entreprise. Suivez la à @jindi et lisez d’autres écrits d’elle sur le blogue Feminist Progression.
Original : http://www.feministcurrent.com/2015/11/04/shit-liberal-feminists-say-swerf/
Traduction : TRADFEM
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