“Il y a des gens qui considèrent la prostitution comme étant moins chère et plus sûre qu’un.e amant.e”

Interview d’Octavio Salazar, par Ricardo S. Rico pour El Norte de Castilla.es, publié initialement le 18 octobre 2016 sur El Norte de Castilla

Octavio Salazar, professeur de Droit Constitutionnel à l'Université de Cordoue (Photo : El Norte de Castilla)

Octavio Salazar (Photo : El Norte de Castilla)

Professeur titulaire de Droit Constitutionnel à l’Université de Cordoue et membre du Réseau Féministe de Droit Constitutionnel et du Réseau des Hommes pour l’Egalité, Octavio Salazar donne ce mardi à la Casa Junco, à partir de 19 heures, la conférence intitulée “Pourquoi les hommes vont-ils aux putes ?” dans laquelle, en utilisant des références cinématographiques, il développera une réflexion sur pourquoi les hommes vont dans des bordels.

– Quels exemples de films allez-vous utiliser dans votre conférence ?

— Le cinéma se base normalement sur l’invisibilisation des clients ; il y a beaucoup de films où les femmes prostituées sont les personnages principaux, mais dans la plupart des films les clients n’apparaissent que d’une façon très secondaire, ils sont traités de manière acritique, il n’y a aucun film où ce rôle de sujet prostitueur est remis en question. J’ai essayé de jouer avec quelques films évidents, comme “Pretty Woman”, parce que je pense qu’il incarne l’exemple suprême de la relation qui s’établit entre une femme prostituée et un archétype de sujet masculin élevé au plus haut degré. Je me centrerai aussi sur le film “Princesses” de Fernando León de Aranoa, où il y a une vision extrêmement paternaliste sur ces femmes et où l’invisibilité la plus absolue des clients apparaît.

– Pourquoi les hommes vont dans des bordels ?

— Dès qu’on analyse la prostitution, on met l’accent sur les femmes prostituées, quelle est leur situation, s’il faut légaliser ces relations comme une nouvelle relation de travail, s’il faut la protéger, s’il faut l’interdire… mais on oublie l’élément essentiel de cette relation, la prostitution existe parce qu’il y a des individus qui y ont recours. Il faut analyser la question depuis plusieurs angles, il faut s’interroger sur comment le fait d’avoir recours à la prostitution a aussi un lien avec une certaine conception de la masculinité, sur comment la masculinité hégémonique a appréhendé les relations sexuelles, sur comment, malgré le fait que la prostitution puisse supposer une atteinte à l’intégrité physique ou morale des femmes, il y a beaucoup d’hommes qui pensent que cela n’a aucun type de conséquence et que cela fait partie des relations habituelles entre les deux sexes, et même sur comment le fait d’aller voir des prostituées contribue à définir et redéfinir cette masculinité. Aller aux putes devient maintenant une sorte de cérémonie collective et une manière de réaffirmer sa virilité.

– Il y a un profil type de client ?

— J’ai sélectionné quelques scènes de “Le Loup de Wall Street”, qui se passe dans le milieu de la finance et de la bourse, là où le fait d’engager des prostituées et faire des orgies et des fêtes fait partie des célébrations de l’ensemble de ces hommes puissants. Il y a des profils très différents : les hommes qui voient des prostituées parce que sur leur lieu de travail cela finit par devenir une célébration collective, ceux qui sont mariés et qui utilisent la prostitution comme façon ponctuelle pour avoir des histoires hors mariage, et le jeune homme qui va essayer, dans une sorte d’initiation sexuelle…

– Et celui qui a un besoin sexuel, j’imagine…

— C’est une justification qui se donne plus a posteriori, dire que les hommes ont comme un désir de sexe irrépressible et qu’ils doivent avoir recours à la prostitution. En fait, ce qui se passe vraiment c’est que, depuis des siècles, la construction de ce modèle de masculinité s’est faite en parallèle à celle d’un modèle de féminité chosifiée, où la femme est instrumentalisée, à la disposition des désirs masculins, et c’est cela qui a été perpétué au fil du temps. Et à l’époque actuelle, qui a l’air d’être libérale d’un point de vue sexuel, la prostitution, loin de disparaître, continue à être très présente, parce que nous avons assimilé qu’elle fait aussi partie de ce circuit de libertés. On lance l’argument selon lequel si les femmes se prostituent, c’est parce qu’elle choisissent librement cette voie professionnelle.

– Il y a une vision très indulgente du client de prostitution…

— La construction traditionnelle de la virilité a toujours supposé qu’un de ses ingrédients ce sont les conquêtes sexuelles d’un homme, qui se traduisent même en quantité. C’est quelque chose de reconnu et acclamé par les pairs masculins, alors que ce qu’il faudrait penser c’est que ce comportement contribue au fait qu’il y a des femmes prostituées et que cette industrie continue, avec ses terribles conséquences. Dans cette société, nous avons transformé le sexe en un élément de consommation de plus; cela nous conduit d’une certaine manière à normaliser le recours à la prostitution comme un acte faisant partie de cette logique de consommation, comme aller dans une discothèque ou au cinéma.

– Les jeunes aussi ?

— Oui, il y a de plus en plus de jeunes hommes qui ont recours à la prostitution, même si cela semble étrange. Il y a une très grande connexion avec les nouvelles technologies qui favorise le fait que les hommes les plus jeunes s’éduquent mal en matière de sexe au travers de la pornographie qu’ils voient sur Internet. Cela leur transmet des modèles de relations sexuelles extrêmement asymétriques, basés sur la domination et l’exploitation des femmes. Après, ces jeunes veulent trouver dans la vie réelle ce qu’ils ont vu dans des films pornographiques en ligne. Et puisque les femmes leurs disent qu’elles ne veulent pas de cela, c’est dans la prostitution qu’ils vont le trouver. On continue à ne pas les éduquer en matière d’affectivité sexuelle, et de ce manque de références et de formation vient la consommation de pornographie et de prostitution ainsi que sa banalisation.

– Que pensez-vous de ceux qui, bien qu’ils aient recours à la prostitution, disent qu’ils aiment leur femme ?

— Cela fait partie de cette double morale qui s’est maintenue pendant très longtemps dans des pays comme l’Espagne, maintenir la prostitution comme ayant une sorte d’utilité sociale. Il y a des femmes qui, même si leur mari va voir des prostituées, sont aveugles à cette réalité tant que le noyau familial et l’ordre de cohabitation restent stables. Et c’est terrible parce que cela maintient des rôles de subordination gigantesques dans le contexte familial. En plus, il y a beaucoup d’hommes qui considèrent la prostitution comme étant nettement moins chère et plus sûre qu’un.e amant.e, parce qu’on court moins de risques, c’est comme plus admis au niveau familial et dans une perspective économique, ça s’avère avantageux.

– Vous justifiez dans quelques cas qu’un homme ait recours à la prostitution ?

— Du point de vue de mes convictions, féministes et d’une éthique qui essaie d’être respectueuse de l’autonomie et l’intégrité de n’importe quel être humain, je pense que c’est très condamnable, parce qu’il y a une relation d’exploitation et de pouvoir où c’est l’argent qui commande : le sujet dominant est l’homme et la femme est la sujette vulnérable et soumise. Je ne peux que me positionner contre cette pratique, ce qui ne veut pas dire que je ne suis pas extrêmement solidaire avec les femmes qui sont dans ce contexte et vis-à-vis desquelles il faudrait développer des politiques de protection, leur offrir des alternatives…

– Quelles solutions y a-t-il à la prostitution ?

— Il n’est pas question de pénaliser et de victimiser encore plus les femmes qui sont dans la prostitution. Il faudrait développer des stratégies publiques pour essayer de réduire ce milieu pour toutes les femmes qui y sont parce qu’elles n’ont pas d’autre issue, et réaliser une politique d’accompagnement des femmes qui sont dans ce monde. Il faut faire un travail social de conscientisation sur le rôle très important de l’homme, et il faut que ce soient les hommes qui commencent à se remettre en question sur ce point. Il faut signaler le client, il faut changer ce modèle de masculinité qui ne remet pas en cause cette violence, parce qu’au final la prostitution est un type de violence.

– Dans certains pays le client est pénalisé…

— Moi je suis très critique quant à l’utilisation du droit pénal, mais la seule mesure légale qui me vient à l’esprit c’est la pénalisation avec une sanction administrative de celui qui utilise ces services. Bien que cela n’ait pas de sens s’il n’y a pas eu, au préalable, un travail de sensibilisation et de formation.

—————————————————————————————————————————————————————

Version originale de l’interview : http://www.elnortedecastilla.es/palencia/201610/18/muchos-hombres-consideran-prostitucion-20161017194736.html

Octavio Salazar Benítez est un proféministe espagnol, professeur de Droit Constitutionnel à l’Université de Cordoue. Vous pouvez consulter son blog : http://lashoras-octavio.blogspot.com.es/

Traduction : TRADFEM

Beaucoup d’autres textes publiés par Feminist Current et d’autres autrices féministes radicales sont affichés en traduction sur le site TRADFEM. Si vous avez trouvé ce texte intéressant, aidez-nous en le signalant dans votre réseau SVP.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.