Christine Bold : Andrea Dworkin, plus actuelle que jamais

Republié avec l’aimable autorisation de la revue Books  (du n° 103 du magasine, décembre 2019 / janvier 2020)

On l’a caricaturée en harpie antisexe. Mais cette théoricienne du féminisme doublée d’une esthète du langage savait parfaitement de quoi elle parlait. Pas étonnant qu’elle ait prédit le mouvement #MeToo dès les années 1970.

« J’avoue, je suis dans un état d’excitation permanent, je me demande si ça va passer, ou bien aller crescendo de jour en jour jusqu’à sa sortie dans un an. » Quatorze ans après la mort d’Andrea Dworkin, la caricature que l’on a fait d’elle – une féministe en rogne, antisexe, en surpoids et en salopette informe – reste si prégnante qu’il est déconcertant de lire ces mots d’elle jeune sur une carte postale adressée à ses parents. Dworkin semble excitée comme une puce à l’idée de publier son premier livre et tout essoufflée avec sa ponctuation, son orthographe et ses espaces un peu chaotiques.

Ce passage [daté d’avril 1973] ouvre Last Days at Hot Slit, un recueil de ses textes établi par Johanna Fateman et Amy Scholder. Suit immédiatement un extrait de ce livre, publié en 1974 sous le titre Woman Hating, un pamphlet au vitriol dénonçant les violences faites aux femmes dans toutes ses manifestations culturelles, des contes de fées à la presse porno de contre-culture.

Last Days at Hot Slit présente l’œuvre de Dworkin de 1973 à 1999 dans toute sa complexité, sa radicalité, sa causticité et sa violence. Des extraits de ses essais et appels à l’action sont entrecoupés d’éléments autobiographiques et de textes de fiction rédigés à la première personne. Dworkin a grandi dans une famille juive de la petite classe moyenne, à Camden, dans le New Jersey, avec une mère souffrant de maladie chronique et un père aimant. La litanie des violences sexuelles commence pour elle à 9 ans, quand un inconnu la viole dans l’obscurité d’un cinéma. À 20 ans, elle est interpellée pour avoir manifesté contre la guerre du Vietnam et placée en détention à la prison pour femmes de Manhattan, où elle subit « des fouilles à corps incessantes, puis des fouilles internes pratiquées par les médecins de la prison ». Cela lui provoque quinze jours de saignements. Quelques années plus tard, après son mariage avec un anarchiste hollandais, la voilà femme battue. Et, pendant tout ce temps, elle écrit. Son premier livre et la carte postale fébrile datent d’une époque terrifiante où elle a fui et se cache d’un mari meurtrier résolu à lui faire la peau. Que ce soit dans les lettres adressées à la presse pour dénoncer les mauvais traitements subis en prison et qui amenèrent à ouvrir une enquête judiciaire sur l’établissement, dans ses textes ulcérés sur les liens entre domination sexuelle masculine et injustice sociale ou dans sa captivante transposition en fiction de son expérience de la prostitution de survie, Dworkin a toujours eu comme objectif de provoquer un changement radical.

Dworkin acquiert une nouvelle pertinence et se voit réévaluée pour sa prescience à l’heure du mouvement #MeeToo. Tout le monde n’adhère pas à son discours, mais elle a indiscutablement appris aux femmes à se faire entendre. Pour fuir le « désespoir muet »[1], pour refuser « le consentement lu dans leur silence par les vicieux et les complaisants »[2], les femmes ont dû se défaire de la honte et désigner publiquement les agressions et les agresseurs.

En 1975, dans une conférence sur le viol qu’elle donne dans plusieurs universités, Dworkin énumère les lieux de pouvoir où sont tapis les violeurs : l’équipe de foot, la fraternité d’étudiants, « les prêtres, avocats, juges, élus, responsables politiques, médecins, artistes, cadres supérieurs, psychiatres et enseignants ». Les récentes dénonciations d’agresseurs montrent qu’elle n’avait omis aucune catégorie. Elle savait également à quel point la résistance organisée et la solidarité étaient difficiles au sein de la structure de classe raciste de l’« Amérike » (comme elle surnommait ce qu’elle considérait comme un État fasciste) : « Où que l’on se situe, on a toujours au moins un pied enfoncé dans le ventre d’un autre être humain. »

Elle voyait tout cela à une époque où le viol conjugal n’était pas un délit et où, à la question « Avez-vous déjà été violée ? » posée dans une enquête des années 1970, de nombreuses femmes avaient répondu : « Je ne sais pas. »

Dworkin a été partie prenante des déchirantes luttes intestines de la deuxième vague féministe, particulièrement après qu’elle eut rédigé avec Catharine MacKinnon une proposition de décret antipornographie en 1983[3]. Plutôt que de remâcher ces dissensions, les éditrices de Last Days at Hot Slit s’intéressent à « ce que les querelles ont éclipsé ». Pour Fateman, la subtilité stylistique de Dworkin est ce qui a le plus échappé à l’attention. Son recours à l’hyperbole, souvent cité comme preuve de son extrémisme, apparaît ici comme un instrument de précision rhétorique pour exprimer les plus grands dangers de l’oppression systématique. Elle sculpte sa colère radicale pour en faire une sorte de lamento, poétique et brutal, qui peut rappeler Gertrude Stein et surpasser Walt Whitman. Ou alors sa colère procède en cercles descendants à la façon de L’Enfer de Dante, comme l’explique Dworkin dans ce qui est peut-être son œuvre la plus dénigrée, Coïts[4]. Son travail d’expérimentation formelle a été influencé et applaudi par la poétesse Muriel Rukeyser, qui disait : « AYEZ FOI EN LA PONCTUATION ». Sa façon viscérale d’évoquer les agressions physiques est incomparable. La description implacable d’une photo parue dans le magazine porno Hustler et intitulée « Chasse au minou » – on y voit deux hommes armés de fusils, assis dans une Jeep sur le capot de laquelle est ligotée une femme nue, les bras et les jambes écartés et le pubis en plein milieu – étaye sa diatribe de 1981 contre la pornographie en tant qu’expression du pouvoir masculin. Dans son roman hypnotique Mercy (1990), elle décrit de manière insoutenable comment la narratrice se fait mordre les lèvres de la vulve par son violeur. Pour Dworkin, la survie passait par le style : « Ma seule chance d’être crue est de trouver une façon d’écrire qui soit plus audacieuse et plus puissante que la haine des femmes elle-même – plus intelligente, plus profonde, plus froide. Cela peut signifier que j’aurai à créer une prose plus terrifiante que le viol, plus abjecte que la torture, plus insistante et déstabilisante que la violence conjugale, plus accablée que la prostitution, plus invasive que l’inceste, plus imprégnée de menace et d’agression que la pornographie. »[5]

L’ironie, c’est qu’on a fini par ne plus croire Dworkin. En 1999, alors qu’elle travaillait à un nouveau livre à Paris, Dworkin fut droguée puis violée dans sa chambre d’hôtel. Quand elle en fit état dans le quotidien The Guardian et l’hebdomadaire New Statesman, ses propos furent sérieusement mis en doute. Une autre version de ce texte, intitulée « Mon suicide » et publiée pour la première fois dans Last Days at Hot Slit sous forme d’extraits, a été trouvée après son décès par son compagnon de longue date, John Stoltenberg. Elle se termine par ces mots : « S’il vous plaît aidez les femmes. S’il vous plaît laissez-moi mourir à présent. » Dans l’avant-propos de Last Days at Hot Slit, Johanna Fateman prévient : les écrits d’Andrea Dworkin « vont vous glacer le sang ». C’est le moins qu’on puisse dire.

Christine Bold est professeure d’anglais à l’université de Guelph, au Canada. Cet article est paru dans The Times Literary Supplement le 30 juillet 2019. Nous le reproduisons avec l’autorisation de News Licensing. Il a été traduit par la collective Tradfem (tradfem.wordpress.com).

[1] « Une femme battue survit », dans l’anthologie Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas, traduit de l’anglais par Tradfem (Syllepse/Remue-ménage, 2017).

[2] « Ma vie d’écrivaine », dans l’anthologie Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas.

[3] Les féministes américaines se sont déchirées à la fin des années 1970 et dans les années 1980 sur la question de la sexualité et de la pornographie.

[4] Traduit de l’anglais par Martin Dufresne (Syllepse/Remue-ménage, 2019). Lire aussi « Le dégoût de l’homme », Books no 28, décembre 2011-janvier 2012.

[5] « Ma vie d’écrivaine », dans l’anthologie Souvenez-vous, résistez, ne cédez pas.

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