« Prises entre deux feux et non par accident » : au Canada, la loi abolitionniste n’a été qu’un début.

« Prises entre deux feux et pas par accident » : au Canada, la loi n’a été qu’un début.

par Zoë Goodall, sur le site NordicModel.org

caught-in-the-crossfireEn 2014, le gouvernement canadien a adopté le projet de loi C-36, la Loi sur la protection des communautés et des personnes exploitées (LPCPE), qui criminalisait les profits de la part de tierces parties (proxénétisme) et l’achat de services sexuels, et décriminalisait en grande partie la vente de sexe. Ce fut le résultat final d’une bataille politique et juridique entamée en 2007 lorsque des porte-paroles de l’industrie du sexe, Terri-Jean Bedford, Amy Lebovitch et Valerie Scott, se sont d’abord présentées devant des tribunaux pour contester comme discriminatoires certains aspects du Code criminel canadien.

LA LPCPE était pour le moins controversée. Tout en décriminalisant la vente de sexe, comme le réclamaient Bedford et ses partisans, ses dispositions contre l’achat et le proxénétisme étaient conçues dans le but ultime d’abolir complètement la prostitution. Le gouvernement conservateur aimait son approche basée sur la loi et de l’ordre, mais les principales partisanes du projet de loi se trouvaient dans le mouvement des femmes – y compris divers centres de crise destinés aux victimes de viol, la Coalition des femmes asiatiques mettant fin à la prostitution et l’Association des femmes autochtones du Canada – qui y voyait un bond en avant du Canada vers l’adoption du Modèle nordique.

Le Modèle nordique est un cadre politique qui a acquis force de loi pour la première fois en Suède, en 1999. Ancré profondément dans les concepts d’égalité des sexes et adopté en même temps que d’autres politiques de soutien aux femmes, ce cadre arguait que dépénaliser les vendeuses et criminaliser les acheteurs de sexe était la meilleure et la plus sûre façon d’abolir la prostitution. La nouvelle loi canadienne actuelle est semblable, mais elle conserve la criminalisation des deux parties à une transaction si c’est à proximité d’écoles ou de terrains de jeux que l’on « communique dans le but de fournir » des rapports sexuels. Les partisans de l’abolitionnisme et ceux de la décriminalisation totale se sont tous deux opposés fermement à cette clause, mais n’ont pas été écoutés.

La LPCPE, bien que considérée comme imparfaite, a été défendue par le mouvement des femmes pour deux raisons principales. Premièrement, la prostitution au Canada est marquée par une forte surreprésentation des femmes autochtones et des femmes asiatiques, ce qui démontre la pérennité du colonialisme au pays. Deuxièmement, des niveaux élevés de violence se perpétuent contre les femmes au sein de cette industrie. Ce problème n’est pas spécifique au Canada, mais on y conserve le souvenir vivace du tueur en série canadien Robert Pickton, qui ciblait les femmes autochtones et celles de l’industrie du sexe.

Après avoir dédié une année d’études de troisième cycle à des recherches sur les auditions parlementaires organisées avant l’entrée en vigueur de la loi, je me suis rendue au Canada et j’ai interviewé plusieurs militantes du mouvement de libération des femmes. L’examen quinquennal de la loi approche, et je voulais savoir ce que la LPCPE avait accompli pendant cette période.

Cependant, il est rapidement devenu clair que l’interview n’allait pas se passer comme je le pensais.

« Aucun changement », m’a répondu Trisha Baptie, quand je lui ai demandé quels changements elle avait constatés depuis 2014. Survivante de la prostitution et fondatrice d’EVE (anciennement appelé Exploited Voices now Educating), Baptie exprimait sa frustration. « Ils n’ont pas appliqué la loi correctement. Certaines personnes pensent que nous avons obtenu le Modèle nordique, mais tout ce que nous avons eu, c’est son cadre légal – et ils ne l’utilisent même pas. »

Lee Lakeman, militante de longue date et travailleuse à l’organisme Vancouver Rape Relief depuis 1978, avait une lecture semblable.

« Le gouvernement du pays a changé, juste à ce moment-là », a-t-elle expliqué. « Nous sommes passées d’un gouvernement conservateur, qui n’était intéressé que par un programme de loi et d’ordre, à un gouvernement libéral, toujours avec un cadre économique néolibéral, mais qui voulait être considéré comme plus libéral que les conservateurs. Donc, nous avons été pris entre deux feux et pas par accident. C’est arrivé à maintes reprises auparavant, lorsqu’une législation légèrement féministe est adoptée juste avant un changement de gouvernement et qu’ainsi aucun des partis n’a à mettre en œuvre l’intention victorieuse. »

Ces militantes m’ont expliqué que la police de Vancouver et, plus généralement, l’administration de la Colombie-Britannique refusaient d’appliquer les nouvelles lois adoptées en 2014. Keira Smith-Tague de Vancouver Rape Relief m’a dit qu’en raison des « Lignes directrices sur l’application des lois sur le travail du sexe de la police de Vancouver », qui affirment ouvertement leur refus de faire respecter la LPCPE, « nous vivons dans un régime décriminalisé de facto ici en Colombie-Britannique. »

L’application de cette loi au Canada est hautement fragmentée. La police opère selon deux régimes juridiques distincts, explique Lee Lakeman. Il y a la police au niveau provincial (équivalent à une police d’État) et la police au niveau fédéral ; la plupart des villes ont également des services de police indépendants. Selon les militantes, il y a eu une certaine mise en œuvre de la LPCPE à Montréal, à Toronto, à Edmonton et en Nouvelle-Écosse. Mais elle demeure bien éloignée de ce qu’elle devrait être.

« Les infractions liées à la prostitution suscitaient quelque 500 à 600 arrestations par an [à Vancouver] », m’a dit Suzanne Jay, de la Coalition des femmes asiatiques pour mettre fin à la prostitution. «… Puis, au cours des deux ou trois dernières années, il n’y a plus eu que peut-être deux ou trois enquêtes ou réactions à des incidents liés à la prostitution. Donc, ce qui aurait dû arriver, quand la loi est entrée en vigueur, c’est que ce nombre aurait dû rester à 500, mais il aurait dû être transformé en arrestations d’hommes, et non de femmes.

“Mais la police a plutôt choisi de n’arrêter personne. Et de n’enquêter sur personne.”

L’inaction de la police remonte à des causes politiques et au conflit entre les partis conservateurs et libéraux.

“Ils prétendent être plus libéraux que ce qu’ils considèrent comme une loi conservatrice”, dit Lee Lakeman en parlant du gouvernement libéral actuel. “Ils refusent de la faire respecter au nom d’une reconnaissance de la ‘condition des femmes prostituées’. Alors, c’est une nouvelle double arnaque, tu comprends ? Ils mentent à propos d’un soutien aux femmes dans la prostitution et ils refusent de mettre en œuvre le peu que nous avons obtenu des conservateurs.”

Comment les forces policières peuvent-elles simplement refuser d’appliquer les lois du pays pour des raisons politiques ? Sans difficulté, quand le chef de l’État garde le silence à ce sujet.

“Au début de la campagne de Trudeau, nous avons pensé qu’il était peut-être favorable au Modèle nordique”, explique Suzanne Jay. “Il a bien dit qu’il ne pensait pas que les femmes devaient être arrêtées.”

Lee Lakeman soutient que Trudeau a certainement laissé entendre qu’il n’était pas en faveur du maintien de la prostitution, mais elle et Jay sont d’accord pour dire que ses conseillers le sont.

“Donc, plus il s’est rapproché de la victoire, moins il a eu besoin d’en dire à ce sujet”, explique Jay.

Mais, bien sûr, la criminalisation de l’achat de sexe et des profits des tiers n’est qu’une partie du Modèle nordique. Son élément le plus important est l’instauration de services complets de sortie de la prostitution, parallèlement à un travail de sensibilisation du public. Le gouvernement conservateur a promis 20 millions de dollars canadiens sur 5 ans pour des services de sortie, un montant qui a été critiqué par beaucoup comme étant trop faible compte tenu de la vaste étendue du Canada.

“Nous n’avons jamais obtenu de mise en œuvre de la loi ou de financement de services sociaux en appui à une sortie… mais surtout, ceux qui obtiennent le peu d’argent qu’ils ont accordé sont les intervenants qui peuvent être perçus comme non engagés dans le débat”, dit Lakeman. “Ces fournisseurs de services prétendent qu’ils ne peuvent pas dire qu’ils sont contre la prostitution, parce que cela détournerait d’eux les femmes. Ce qui est, bien sûr, des conneries. Ce que cela signifie, c’est que les femmes ne savent pas comment trouver le véritable service de sortie pro-femme qui leur est offert et qui peut réellement leur apporter quelque chose. (… Les [20 millions de dollars] sont allés quelque part… et ce n’est pas comme si nous étions occupées à y faire référence, parce que nous n’avons encore rien reçu. »

Les militantes ne cachent pas n’avoir observé aucune augmentation du nombre de femmes sortant de la prostitution. En réponse aux récentes prétentions selon lesquelles la criminalisation des clients les a rendus plus violents et dangereux, Keira Smith-Tague a demandé à certaines femmes qui sont actuellement dans l’industrie si elles avaient remarqué un changement.

‘Beaucoup de femmes en prostitution m’ont dit ne pas avoir remarqué de changement dans le comportement des hommes après l’adoption de la loi’, dit-elle. ‘Certains n’étaient même pas au courant de la nouvelle loi.’

Les féministes favorables au Modèle nordique aiment à imaginer qu’une fois ces lois adoptées, tout ira bien. Mais l’exemple du Canada prouve que l’adoption d’une loi n’est que la première partie de la bataille. Les Canadiennes auxquelles j’ai parlé se heurtent à la fois à des gouvernements conservateurs et libéraux, où les premiers manifestent ‘un attachement inquiétant à criminaliser certaines des personnes ayant le moins de pouvoir’, comme le dit Lakeman, et les seconds refusent de faire quoi que ce soit. Lorsque même les femmes que la loi est censée appuyer ignorent son existence, la situation est désastreuse.

Les militantes à qui j’ai parlé n’ont tout de même pas abandonné. En plus de se préparer à l’examen quinquennal de la loi, elles font campagne sur les facteurs qui contraignent les femmes à la prostitution.

‘Notre groupe [la Coalition des femmes asiatiques] s’est tourné vers la perspective d’un revenu de base au Canada’, dit Jay, ‘parce que la pauvreté est l’une des raisons pour lesquelles les femmes sont rendues vulnérables.’

Quant à Lee Lakeman, elle dit : ‘Je ne considère pas cette loi comme l’événement principal, je pense que c’est seulement un des rayons de la roue : il y a aussi un problème d’immigration, un problème de services sociaux de base, et pour toutes les femmes. C’est simplement pire pour les femmes prostituées, ou pour certaines des femmes les plus défavorisées qui finissent par se prostituer… J’ai commencé à plaider pour un revenu vivable garanti à cause des attaques menées contre l’aide sociale.

‘Si ces revendications demeurent isolées les unes des autres, elles deviennent des réformes minimales : c’est en combinaison qu’elles peuvent faire une différence pour un grand nombre de femmes.’

Aussi sombre que puisse paraître ce tableau, mes interlocutrices affirment que des progrès ont eu lieu à cause des combats qu’elles ont menés pour obtenir ces lois. D’abord, elles reconnaissent que les rôles des abolitionnistes féministes asiatiques et autochtones sont plus importants que jamais auparavant, à cause d’organisations comme la Coalition des femmes asiatiques et l’Association des femmes autochtones du Canada qui soutiennent que la prostitution nuit disproportionnellement aux femmes racisées.

Suzanne Jay soutient que leurs organisations ont quelque chose à offrir aux groupes qui auraient autrefois réclamé des ‘campagnes d’intimidation des femmes pour les chasser du quartier’. Elles peuvent leur dire qu’il existe une meilleure solution, qui consiste à faire pression sur la police pour qu’elle cible les acheteurs. ‘Cela nous donne une meilleure base de promotion d’une approche plus féministe… car il ne faut pas beaucoup pour les amener à admettre que ce dont ces personnes ont peur, ce sont des hommes en maraude [qui cherchent des femmes à qui faire des propositions].’

De plus, être en faveur du Modèle nordique est devenu une position politique bien connue au Canada. ‘Avant, nous n’avions aucune légitimité, déclare Lakeman. Nous n’avions que notre propre solidarité pour affirmer qu’il était possible de lutter contre la prostitution. Nous avons gagné beaucoup d’autorité en tant que voix légitime dans le débat, alors qu’auparavant nous étions seulement de folles marginales.’

‘Je pense que nous avons réussi à acquérir un créneau en tant que position opposée dans les médias’, soutient Smith-Tague. ‘C’était beaucoup le Modèle nordique contre la décriminalisation intégrale. Ce qui, je pense, est un énorme succès, étant donné que nous étions minoritaires dans l’affaire Bedford.’

Le cas du Canada démontre que le Modèle nordique est un enjeu beaucoup plus complexe que la simple adoption d’une loi. La politique, l’application de la loi et la législation existante sont des facteurs puissants. Le gouvernement peut promettre 20 millions de dollars pour des services de sortie, et pourtant, quatre ans plus tard, cet argent fait toujours défaut. Le gouvernement peut criminaliser l’achat de rapports sexuels, et pourtant, quatre ans plus tard, certaines femmes qui vendent des services sexuels ne sont toujours pas conscientes de cette situation.

Certaines personnes diront que c’est la preuve que le Modèle nordique ne peut jamais fonctionner. Je suis certaine qu’il existe d’autres personnes qui souhaiteront que je n’aie pas écrit cet article, de peur qu’il ne soit utilisé comme ce genre de preuve. Mais c’est la vérité sur ce qui se passe au Canada, et cela ne sert à rien de le cacher. Plutôt que de démontrer que le Modèle nordique ne fonctionne pas, cela démontre qu’un semi-engagement au Modèle nordique ne fonctionne pas. Il est évident que le cadre canadien n’est pas efficace, alors qu’il y a un refus de criminaliser les acheteurs, que le gouvernement conservateur veut criminaliser les femmes dans la prostitution de rue, et que personne n’accepte de financer suffisamment des services de sortie. Les féministes pro-Modèle nordique se sont trouvées ‘prises entre deux feux et non par accident’, comme dit Lee Lakeman ; condamnées à l’échec depuis le début. Mais il faut applaudir ce qu’elles ont réussi à accomplir, et le travail qu’elles continuent d’abattre.

photo zoe goodallZoë Goodall a rédigé sa thèse de troisième cycle sur la façon dont les expériences des femmes autochtones ont été prises en considération lors des délibérations du Canada sur le projet de loi C-36. Elle vit à Melbourne et travaille à la Pink Cross Foundation Australia, une organisation à but non lucratif qui soutient les femmes et les hommes qui sont dans l’industrie du sexe.

Version originale : https://nordicmodelnow.org/2018/05/14/caught-in-the-crossfire-and-not-by-accident-in-canada-the-legislation-was-just-the-beginning/comment-page-1/#comment-1405

Traduction : TRADFEM

 

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