VOUS M’ASSASSINEZ : PROPAGANDE HAINEUSE OU CENSURE DE PAROLES FÉMINISTES ?

Par Jane Clare Jones, dans la revue Trouble&Strife

Original créé par @STRIFEJOURNAL et repris sur le site Web A Room of Our Own – À Feminist/Womanist Network

Les illustrations ci-dessous sont des messages affichés par des transactivistes sur le réseau Twitter.

Les féministes radicales sont périodiquement accusées de nier le droit à l’existence des personnes transgenre, ou même de souhaiter leur mort. Ici, Jane Clare Jones examine de plus près ces accusations. D’où viennent-elles et que signifient-elles ? Est-il possible de progresser vers une discussion plus constructive ?

L’affirmation selon laquelle certaines formes de discours féministes devraient être réduites au silence est récemment devenue monnaie courante. Parmi les exemples notables, citons le boycottage continu de la journaliste d’enquête Julie Bindel par la National Students Union britannique, l’annulation d’une performance de l’humoriste Kate Smurthwaite (qui a suscité une lettre ouverte au quotidien The Observer) et, le mois dernier, l’exigence qu’un média progressiste canadien mette fin à son association avec l’auteure féministe Meghan Murphy.

La base de ces revendications est l’affirmation qu’un certain courant de la pensée féministe constitue de la propagande haineuse. Diverses versions de cette affirmation circulent sur les médias sociaux depuis des années, chargées d’analogies prévisibles entre les féministes radicales critiques de l’idéologie transgenre (qualifiées de TERF) et les nazis, le British National Party ou le Ku Klux Klan. Mais l’efficacité de ces tentatives pour exciser des paroles de la sphère publique m’a vraiment été révélée en août 2014, lorsque le journaliste et militant trans Paris Lees s’est retiré d’un débat à l’émission Newsnight avec le transgenre critique du genre Miranda Yardley, en disant n’être « pas prêt à participer à un débat bidon sur le droit à l’existence des personnes transgenres ».

« Je crois que nous avons le droit de choisir qui nous invitons dans nos espaces et que les gens qui prêchent n’importe quelle sorte de discours haineux doivent en subir les conséquences. »

Plus récemment, l’affirmation selon laquelle les TERF veulent « remettre en question le droit à l’existence des personnes trans » s’est transformée en la suggestion plus ou moins explicite que les TERF ne visent rien de moins que l’extermination des trans. Des blogueurs partisans de la censure des féministes ont soutenu que le dialogue est impossible quand « certaines des personnes à la table… plaident pour l’élimination d’autres personnes assises autour de cette table », ou qu’« un camp est forcé de défendre son existence entière contre un groupe de personnes… qui voudraient nous voir mortes ».

L’argument selon lequel ce que certaines féministes tentent de dire est de la propagande haineuse peut être décomposé en trois allégations interdépendantes. En ordre croissant de gravité, elles sont que les TERF (1) nient l’existence des personnes trans ou leur droit d’exister ; (2) veulent activement que les personnes trans n’existent pas ; et (3) ont des comportements qui sont responsables de la mort de personnes trans.

Allégation 1 : Les TERF nient l’existence des personnes trans ou leur droit d’exister.

« Tout le château de cartes des TERF est fondé sur l’a priori voulant que le genre soit purement une condition imposée socialement. »

 À première vue, cette affirmation semble absurde. Les personnes trans existent manifestement : le féminisme n’est pas déchiré par un conflit avec et au sujet de personnes inexistantes. Pour que cette affirmation ait un sens, il nous faudrait accepter de confondre « l’existence des personnes trans » avec « l’existence des personnes trans selon ce que dit l’idéologie transgenre de l’existence des personnes trans », à savoir la théorie selon laquelle l’existence des personnes trans est explicable en termes de l’« identité de genre », une caractéristique innée qui serait la source immuable du genre d’une personne.

Cette théorie semble avoir émergé dans un contexte clinique et universitaire, avant d’être intégrée à l’idéologie des transactivistes. C’est une élaboration théorique issue du récit commun chez les trans qui met l’accent sur l’expérience d’être « une femme piégée dans le corps d’un homme ». Dans sa recension détaillée des réactions hostiles ayant suivi la publication du livre de J. Michael Bailey The Man Who Would Be Queen (2003), Alice Dreger appelle ce discours celui de l’« essence féminine », un récit qui soutient que « les personnes trans souffrent d’une sorte de mauvais tour de la nature, qui leur aurait donné le cerveau d’un sexe dans le corps typique de l’autre… une sorte d’intersexualité neurologique, généralement interprétée comme étant innée ».

Le féminisme, en tant que mouvement politique visant la libération des femmes, a longtemps théorisé le genre non comme une essence innée, mais comme un système hiérarchique renforçant l’asservissement des femmes. Caractériser certains traits de personnalité — la soumission, le souci des autres, le désir d’être jolie et chosifiée — comme étant « naturels » aux femmes est, selon l’analyse féministe, un mécanisme crucial au maintien de la hiérarchie des sexes. En conséquence, de nombreuses féministes interpellent réellement l’assertion de l’idéologie trans selon laquelle l’« identité de genre » est à la fois naturelle et universelle. Cette thèse se rapproche dangereusement d’une naturalisation de l’oppression des femmes.

Cette question n’est pas banale et doit être discutée. Mais il a été décrété que l’on ne peut pas en discuter, car le faire équivaudrait à « nier le droit à l’existence des personnes trans ». L’idéologie trans confond le fait de l’existence des personnes trans avec la théorie expliquant l’existence des personnes trans et elle accuse quiconque conteste cette théorie d’être intolérant·e et transphobe et de chercher à nier l’existence même des personnes trans. De fait, même les transfemmes qui continuent à exister malgré leur adhésion à la critique féministe du genre essuient les dénonciations de beaucoup de membres de leur communauté qui les accusent de haine intériorisée ou de traîtrise. C’est un argument par non-argument, et il a pour fonction d’interrompre toute discussion en rendant indicible l’analyse féministe solidement établie à propos du genre.

Soutenir que toute personne qui remet en question la théorie de l’identité de genre est nécessairement transphobe équivaut à soutenir que quiconque conteste la thèse que tout homosexuel est « né comme ça » est nécessairement homophobe. Dans les deux cas, cette manœuvre laisse entrevoir la conviction que l’acceptabilité morale des homosexuels ou des personnes trans dépend d’une capacité de convaincre les autres que leur existence est « naturelle ». Étant donné les injonctions historiques contre le désir « pervers » ou « contre nature » (dans le cas de l’homosexualité) et contre la « déviance » (dans le cas de la non-conformité aux impératifs de genre), il est compréhensible que les mouvements pour les droits des homosexuels et, plus récemment, pour ceux des trans aient investi si fortement le discours de leur caractère « naturel ». Mais répondre à l’accusation patriarcale d’être « contre nature » par une contre-affirmation de « nature », que ce soit sous la forme d’un « gène gay », ou d’un « sexe du cerveau » comme siège de l’identité de genre, reste fermement ancré dans la conviction patriarcale que le naturel est le critère de l’acceptabilité morale. Or, ce n’est pas le cas. Les personnes gays, lesbiennes, bi- et pansexuelles sont très bien comme elles sont tout simplement parce qu’elles sont très bien comme elles sont. Et il en est de même pour les personnes trans. Il se peut que les féministes qui remettent en question le caractère « naturel » prêté à l’identité de genre soient perçues comme sapant l’acceptabilité morale de l’existence des personnes trans. Mais c’est supposer que les féministes sont investies dans le couplage patriarcal de la « nature » et de l’acceptabilité morale, quand elles sont les dernières personnes à l’être.

La « personne en pain d’épices » : une illustration caractéristique des notions que l’idéologie transgenre place sur des continuums dans leur matériel adressé aux jeunes.

Donc, si les questions féministes au sujet de l’identité de genre ne sont pas un déni de l’existence des personnes trans, ou, en fait, de leur acceptabilité morale, à quoi d’autre pourrait s’adresser ce « déni » ? La complexité des problèmes en jeu peut se résumer à la question de savoir si une femme est prête à accepter l’axiome selon lequel « les transfemmes sont des femmes ». Et bien que les militants trans prétendent pousser le genre « au-delà du binaire », il est remarquable que cet axiome n’existe que par rapport à sa négation absolue, c’est-à-dire à la phrase « les transfemmes ne sont pas des femmes » ou, en fait, « les transfemmes sont des hommes ». Lorsqu’on nous pose la question (comme on le fait souvent ces jours-ci) si l’on croit que « les transfemmes sont des femmes », notre réponse n’a le droit d’être que « oui » ou « non ». On ne peut pas répondre, comme beaucoup de femmes le souhaiteraient, « eh bien, la réponse à cette question est à la fois oui et non ».

Avec sa référence implicite aux cerveaux masculins et féminins, l’idéologie trans a pour motif central que le sexe d’une personne n’est rien d’autre que son identité de genre. Le sexe résiderait entièrement dans l’expérience privée qu’a l’individu de « se sentir » homme ou femme, et donc, si quelqu’un déclare se sentir femme, alors il est une femme, et même a toujours été une femme, exactement de la même manière que les femmes non trans ont toujours été des femmes. D’un point de vue féministe, ce qui disparaît dans ce compte rendu est toute la structure du genre comme système d’oppression, un système qui fonctionne en identifiant le potentiel reproductif d’une personne et en socialisant ensuite les femmes à s’acquitter de leur rôle comme membre de la classe reproductrice. Pour beaucoup de femmes non trans, l’idée que l’essence d’être une femme réside dans le « sentiment » d’en être une est moins erroné qu’incompréhensible. Notre expérience de la féminité n’est pas un sentiment interne, mais un processus permanent d’être soumis à — et de se révolter contre – des sanctions et des attentes sociales très spécifiques : Tiens ta langue. Sois jolie. Sois effacée. Souris. Ne sois pas trop exigeante. Plie-toi aux désirs des autres.

Lorsque les féministes soulèvent ces arguments, nous sommes parfois accusées de nous livrer à des débats « universitaires » alors que la vie d’autres personnes est en jeu, comme si les restrictions patriarcales imposées aux femmes ne concernaient pas la vie de gens. Mais ce débat n’est pas universitaire pour les femmes concernées. Pour les transfemmes comme pour les femmes, ce qui est en jeu, c’est la capacité de se comprendre d’une manière qui rende leur vie vivable. Pour les femmes féministes, l’axiome « les transfemmes sont des femmes », entendu comme signifiant « la féminité consiste en l’identité de genre et, par conséquent, les transfemmes sont des femmes exactement de la même manière que les femmes non trans sont des femmes » est vécue comme un effacement extrême de la façon dont notre être-femme est marqué par un système de violence patriarcale qui vise à contrôler nos corps sexués.

Ce système de violence patriarcale marque aussi la vie des transfemmes, qui sont indubitablement victimes des types de violences masculines auxquels les féministes ont passé des années à tenter de résister. Pour faire de certaines féministes la principale menace à l’existence des trans, il est donc nécessaire que l’idéologie trans mette de côté la violence patriarcale qui affecte à la fois les femmes et les trans, et place plutôt les féministes au sommet d’une structure d’oppression. L’une des principales stratégies pour y parvenir est l’élaboration de la catégorie du « privilège cisgenre ».

Le privilège cisgenre

Dans un essai publié en 1983 dans The Politics of Reality, au chapitre « Oppression », Marilyn Frye fait remarquer que le concept d’oppression a tendance à être « étiré jusqu’à l’insignifiance… comme si sa portée incluait toute expérience humaine de limitation et de souffrance, quelle qu’en soit la cause, le degré ou la conséquence » (p. 1). À l’heure où les axes d’oppression semblent se multiplier, sans jamais tenir compte du mobile de la domination, l’essai de Frye est plus pertinent que jamais. Le privilège – une façon autrefois utile d’illustrer comment certaines structures détournent le monde en fonction des intérêts de classes particulières – est maintenant couramment invoqué pour désigner tout avantage qui manque à quelqu’un d’autre, que cet avantage découle ou non d’un système de domination structurelle. De fait, l’avantage lui-même est souvent considéré comme une preuve suffisante de l’existence d’une oppression.

Il est clair qu’être trans présente des défis et des difficultés au sein d’un système social qui ne reconnaît pas la possibilité d’être transgenre, et qui n’est pas conçu pour répondre aux besoins particuliers des personnes trans. Leur demande de reconnaissance, de visibilité, d’acceptation sociale et d’organisation politique autour d’intérêts spécifiques est nécessaire et importante. Cependant, selon Frye, interpréter une limitation comme un cas d’oppression exige plus que de constater « si elle fait partie d’une structure close… d’obstacles qui tendent à l’immobilisation… d’un groupe… de personnes » (p. 10). Cela nécessite également de regarder « comment la barrière… fonctionne pour d’autres personnes, et au bénéfice ou au détriment de qui elle fonctionne » (c’est moi qui souligne, p. 11).

L’oppression des femmes en tant que femmes est reconnue en comprenant la fonction de cette oppression : les femmes en tant que classe sont opprimées par les hommes en tant que classe, poursuit Frye, « aux fins du service et de l’intérêt des hommes, qui comprennent le fait de porter et d’éduquer les enfants » ainsi que divers autres « travaux de service », y compris le service domestique et personnel, le service sexuel et le soutien affectif ou celui de l’ego masculin (p. 9). Les femmes sont opprimées en tant que femmes parce que cette oppression permet aux hommes de tirer des ressources des femmes, sous forme de travail reproductif, domestique, sexuel et affectif. De même, l’oppression basée sur la classe et la race est structurée autour de l’extraction des ressources du groupe opprimé. Et la question que nous devons alors nous poser est la suivante : dans quel sens les limites réelles vécues par les personnes transgenres sont-elles inscrites dans une structure spécifique d’oppression visant à extraire des ressources des personnes trans en tant que classe ?

Encore ici, il est utile de comparer ce cas avec la discrimination exercée contre les homosexuels. Les hommes gays et les lesbiennes éprouvent, ou ont éprouvé, de profondes limites à leur capacité de mener une vie florissante. Cependant, ces limitations ne découlaient pas du désir des personnes non homosexuelles de s’approprier le travail des homosexuels en tant que classe. Les limites imposées à la libre expression de l’homosexualité sont plutôt apparues comme un complément des idées patriarcales sur le caractère « naturel » du couplage hétérosexuel, et les rôles sexuels dits « naturels » des individus sexués se sont inscrits dans le cadre de ce couplage. Autrement dit, l’injonction contre l’homosexualité fait partie de l’hétéronormativité, et puisque la fonction première de l’hétéronormativité est de naturaliser l’appropriation par les hommes du corps des femmes, les restrictions à l’homosexualité sont une variante de l’oppression patriarcale.

De même, les limites empêchant les personnes trans de déterminer elles-mêmes leur expression de genre résultent du fait que de telles expressions ont été sexuées par le patriarcat. Mais c’est un cadre explicatif auquel l’idéologie transgenre est totalement incapable d’accéder, à cause de sa conception d’un genre inné. En lieu et place de ce cadre, l’idéologie transgenre postule un système absolument non motivé d’oppression cisgenre qui repose, non sur l’assujettissement de corps sexués particuliers à des comportements sexués acceptables, mais sur l’identification même du dimorphisme sexuel chez les êtres humains.

Nous assistons ici à une inversion parfaite de l’analyse féministe. En place de la réalité matérielle du sexe et de la construction sociale du genre, on nous propose la construction sociale du sexe et la réalité matérielle du genre. Ce que les penseuses féministes ont traditionnellement identifié comme le rattachement essentialiste du corps sexué au comportement genré est réécrit comme le privilège d’un alignement entre son identité de genre et le sexe assigné de manière coercitive à la naissance.

Ce diagramme est utilisé pour convaincre les femmes non transgenres qu’elles sont des privilégiées.

Ce prétendu privilège (qui est en réalité une oppression) est alors invoqué pour présenter les femmes non trans comme les oppresseures des personnes trans. Il est interdit de demander à quelle fin les femmes non trans seraient investies dans l’oppression des transfemmes. En tant qu’oppresseures, les femmes non trans ne sont pas autorisées à remettre en question ce diktat : nous devons comprendre que la seule voie d’action équitable est d’acquiescer sans un murmure aux besoins déclarés des opprimés. Ce qui bloque donc entre les femmes non trans et les transfemmes toute possibilité de solidarité, basée sur la reconnaissance que nous sommes également — quoique différemment — contraintes par des idéologies hétéronormatives du genre. Il n’y a pas de reconnaissance que nous souffrons toutes aux mains du même système, et il ne peut y avoir de négociation sur la façon de satisfaire nos divers besoins au sein du féminisme en tant que mouvement politique. Il ne peut y avoir aucune conversation. Après tout, l’on ne négocie pas avec un oppresseur qui ne s’intéresse qu’à vous exploiter et à vous faire un mal incalculable.

« Bon Dieu, combien de fois devons-nous expliquer aux personnes cis qu’il n’existe rien de tel que la biologie féminine. »

Allégation 2 : Les TERF veulent que les personnes trans cessent d’exister.

Le positionnement des femmes cisgenres en tant qu’agentes de domination est crucial pour affirmer que le féminisme critique du genre est une forme de propagande haineuse, car il prête aux féministes radicales un pouvoir social suffisant pour soutenir l’idée que le scepticisme à propos du concept d’identité de genre est un facteur primordial de la violence vécue par les personnes transgenres. Bien que, comme nous le verrons plus loin, cette violence s’explique bien mieux dans le contexte du pouvoir patriarcal, l’idéologie trans a pour principal souci de positionner les féministes comme le principal oppresseur des personnes trans.

Il n’y a rien que je puisse écrire qui convaincra une TERF que je suis une femme et que j’ai le droit de ne pas être ‘décrétée à l’inexistence’. »

Cette stratégie est renforcée — comme le suggère le blogue cité ci-haut — par la prétention selon laquelle les féministes souhaitent activement la mort des personnes transgenres. Autant que je sache, la seule base textuelle pouvant supporter une telle assertion est une citation recyclée sans fin de Janice Raymond, publiée il y a quarante ans dans The Transsexual Empire :

« J’affirme que le meilleur service à rendre au transsexualisme est de décréter moralement son inexistence. »

Je n’ai pas l’intention ici de défendre l’œuvre de Raymond ni de nier que certaines féministes radicales se soient exprimées d’une manière profondément désobligeante à l’égard des transfemmes. Mais ce qui est clair, c’est que « décréter moralement l’inexistence du transsexualisme » n’est pas l’expression du désir d’anéantir les personnes transsexuelles. Cette revendication, une fois interprétée à travers une critique féministe du genre, signifie évidemment que le système patriarcal de normativité du genre est la condition de possibilité de la transsexualité. C’est-à-dire que si les comportements n’étaient pas codés socialement comme masculins ou féminins, les individus ne pourraient pas vivre de disjonction entre la nature apparemment genrée de leur personnalité et leurs corps sexués.

« Voici une femme trans dont on ‘décrète l’inexistence’ au cours d’un vol avec meurtre. »

L’idéologie trans, ainsi qu’une grande partie de ce qui se passe pour le féminisme contemporain, considère l’identité de genre comme une propriété essentielle des personnes, plutôt que comme la façon dont la société pousse les personnalités dans des cases genrées. Et en tant que telle, il n’est pas surprenant que peu de gens semblent même capables d’entendre ce que dit Janice Raymond. Qu’elle ait raison ou non est une autre question : nous ne pouvons pas savoir ce qu’il resterait des normes de genre, ou si et comment l’identité trans se manifesterait, en l’absence du patriarcat. Mais ce qui est clair, c’est que sans la normativité de genre, le type de récit trans que nous entendons si souvent aujourd’hui — celui qui associe l’« impression d’être un garçon » avec un désintérêt pour les poupées et les tâches domestiques — perdrait son ancrage et cesserait tout simplement d’avoir un sens.

Allégation 3 : Les TERF sont responsables de la mort de transfemmes.

Tract diffusé contre des femmes qualifiées de « Transgender Exterminationist Radical Feminists », soit les organisatrices d’un des derniers Festivals de musique des femmes du Michigan.

Malgré la prédominance croissante d’une rhétorique exterminationniste, personne n’a jamais, à ma connaissance, suggéré que des TERF tuent réellement des personnes trans. On suggère plutôt a) que le type de transphobie attribué aux TERF nourrit des conditions sociales plus larges qui contribuent aux décès de personnes trans et, b) que les TERF adoptent des comportements spécifiques, comme du harcèlement et la prévention de l’accès à des services, qui contribuent aux décès de personnes trans.

Une version typique de la première affirmation se lit à peu près comme suit :

« Nous croyons que c’est de la violence quand Germaine Greer annonce « Je ne crois pas à la transphobie », ou quand Rupert Read décrit les femmes trans comme « une sorte d’“opting in” de ce que c’est que d’être une femme ». Ce sont des actes violents en eux-mêmes et dans la perpétuation d’une culture dans laquelle la violence physique et sexuelle contre les personnes trans et les travailleurs du sexe est extrêmement élevée. » 

Ou comme ceci :

« La problématisation de l’identité trans sur les campus universitaires ou ailleurs amplifie une mentalité endémique déjà généralisée qui voit les transfemmes… comme risibles au mieux et comme de dangereux prédateurs au pire. Un des résultats de cette transphobie est que les personnes trans sont huit fois plus susceptibles de se suicider que la population générale. »

Cette affirmation repose sur la présupposition d’une continuité entre la prétendue transphobie des féministes critiques du genre et une « mentalité endémique généralisée » conçue comme responsable des torts causés aux personnes transgenres. Cet exemple cite le nombre disproportionnellement élevé de suicides de personnes trans, mais on assiste à une prétention semblable concernant les violences mortelles à l’endroit des trans.

La question du meurtre des personnes trans est le cas où le prétendu continuum entre le discours féministe et d’importants préjudices est le plus difficile, sinon impossible, à justifier. La violence qui touche principalement les transfemmes, et surtout les transfemmes de couleur, est presque exclusivement de la violence masculine, très souvent aux mains de partenaires ou de membres de leur famille. Cette violence est donc apparentée (mais non identique) à la violence patriarcale également dirigée contre les femmes non trans. Les femmes sont tuées par les hommes du fait d’être des femmes. Et les transfemmes, semble-t-il, sont tuées par les hommes du fait d’être des femmes et/ou des transfemmes. Jusqu’au mois de mars 2015, les meurtres de huit personnes trans (dont sept femmes de couleur) avaient été signalés aux États-Unis (Lamia Beard, Ty Underwood, Yazmin Vash Payne, Taja de Jesus, Penny Proud, Bri Golec, Kristina Gomez Reinwald et Sumaya Ysl). Parmi les six dont les meurtriers ont été identifiés jusqu’à présent, quatre ont été tuées par des partenaires sexuels ou par d’autres hommes présumés tels, une a été tuée par son père et une a été tuée lors d’un vol.

« - Les femmes trans sont agressées et assassinées par des HOMMES. Je sais qu’il est plus facile de s’en prendre à des femmes, mais faire disparaître les agresseurs pour jouer le jeu d’une misogynie postmoderne est ridicule. »
« - Non. Les Trans Women Exclusive Feminists jouent un rôle dans ces agressions. Pourquoi tout le monde fait-il comme si elles n’avaient rien à se reprocher ? Ce sont de véritables ordures. »

Les hommes n’assassinent pas leurs partenaires sexuelles, ou ne commettent pas de violence homophobe ou transphobe contre des personnes qu’ils perçoivent comme non conformes au genre du fait d’y être incités par des féministes. La masculinité hétéronormative violente n’est pas entretenue par l’étude assidue de Sheila Jeffreys ou de Janice Raymond. La violence masculine est commise, jour après jour, par des gens qui n’ont jamais même entendu parler de Sheila Jeffreys ou de Janice Raymond, ou qui n’ont jamais eu de contacts avec quiconque l’a fait. Si vous n’aimez pas ce que Janice Raymond a à dire, n’hésitez pas à prendre celle-ci à partie. Mais suggérer que quiconque pose des questions au sujet de l’idéologie trans doit être réduite au silence parce que Janice Raymond a, d’une certaine façon, amené des hommes à tuer des transfemmes est si absurde que cela en serait risible, si cet argument n’était pas si souvent exploité pour faire taire des femmes et si cela ne ressemblait pas explicitement à la technique maintes fois éprouvée qui consiste à blâmer les femmes pour avoir incité des hommes à la violence.

« Nous avions déjà compris que cette idée pouvait être interprétée à tort et nous avions déjà planifié de modifier le texte, d’où l’inclusion des masculinistes comme vous pouvez voir. Cela dit, nos tenons à dire clairement que cette déclaration n’appelle pas à faire violence à des femmes. Nous prenions position contre des gens, qui sont effectivement des femmes de pouvoir et qui préconisent activement et de manière virulente des violences contre d’autres femmes (en ce cas-ci des femmes trans). Nous considérions qu’il était important, particulièrement en regard d’événements récents comme la ‘lettre ouverte’ (tout à fait risible) publiée dans The Guardian, d’adopter une position ferme en appui aux femmes trans de notre communauté. Il est important pour nous toutes de nous rappeler qu’au 20 février, 7 femmes trans ont été tuées aux États-Unis, soit une par semaine, sans parler des cas non signalés. XXXXXX, tu as dit ‘Les femmes ont besoin d’espaces ‘safe’ à distance d’organes sexuels masculins ou de pénis.’ Tu as démontré par cette phrase que tu ne respectes les identités de personne, sauf celles des hommes et des femmes cisgenres. Tu n’es pas la bienvenue à cet événement. »

Blâmer les féministes pour la violence des hommes à l’endroit des transfemmes n’est pas seulement calomnieux, mais excessivement frustrant, car cette violence est le principal site de l’effacement réel des transfemmes. C’est l’endroit où les transfemmes et les femmes non trans pourraient le plus évidemment s’assembler dans une résistance partagée. Mais au lieu de cela, l’idéologie trans préfère effacer la possibilité de cette solidarité, et présenter les transfemmes assassinées comme les martyres d’une haine amorphe inspirée par les TERF, afin de marquer des points rhétoriques contre les féministes.

Quant à l’affirmation selon laquelle le discours féministe est responsable du suicide de personnes trans, elle dépend encore ici de l’établissement d’un lien de causalité entre le féminisme critique du genre et une « mentalité endémique généralisée » hostile aux personnes transgenres. Les causes du suicide sont complexes : chaque cas est différent et il n’y a pas d’explications simples et générales. Mais comme la critique féministe du genre est peu connue, alors que l’imposition patriarcale des normes de genre est omniprésente, il semble beaucoup plus probable que la « mentalité endémique généralisée » qui pèse le plus dans les difficultés et les contraintes auxquelles font face les personnes transgenres — par exemple les violences meurtrières des hommes — sont plutôt le produit du patriarcat.

Le comportement des TERF contribuerait au décès de personnes trans.

Les militants trans affirment couramment que les TERF adoptent deux types de comportements liés au décès de personnes trans : le harcèlement et le refus de leur accès à des services. On prétend que ce harcèlement comprend du doxxing (le dévoilement de leur identité contre leur gré), la communication avec leurs employeurs, des communications menaçantes et, dans au moins un cas, du harcèlement criminel. Toutes choses qui ne sont absolument pas acceptables. Mais quiconque vous dit que ce comportement est limité à un seul camp du litige, ou tente de faire la distinction entre les malversations de ses adversaires et la violence « légitime » de ses allié·e·s, devrait être traité avec un extrême scepticisme. Une hostilité aussi inacceptable et inutile est moins le produit d’un système particulier de croyances que le signe d’un dogmatisme narcissique fondamentalement hostile à toute prétendue justice.

Cependant, cette question est compliquée par la tendance croissante de certaines personnes à concevoir comme une forme de harcèlement la simple présence de personnes avec lesquelles elles ne sont pas d’accord. Le concept d’« espace sûr » [ou espace safe] — qui signifiait autrefois la possibilité de s’exprimer sans que quelqu’un ne vous tombe dessus et ne vous écrase de ses jugements — signifie maintenant presque le contraire, soit l’assurance de ne jamais être exposé à des opinions que vous trouvez « oppressives » ou « réactivantes ». L’« espace safe » empêche tout jugement sur le discours de quelqu’un d’autre avec une telle rigueur que cette personne ne peut jamais ouvrir la bouche.

« Les gens qui cherchent à détruire nos vies, en nous harcelant et en tentant de nous refuser des emplois, des soins de santé et des droits fondamentaux, ne constituent pas une forme de désaccord légitime; c’est de l’oppression structurelle. »

Tout groupe qui s’est réuni autour de l’objectif consistant à refuser à un autre groupe l’accès à des services vitaux pourrait à juste titre être considéré comme un danger pour ce groupe. Mais dans le cas des soins de santé, remettre en question la théorie de l’identité de genre n’implique aucunement de nier l’expérience réelle de dysphorie vécue par certaines personnes trans, ni de prétendre qu’elles ne devraient pas recevoir le soutien médical dont elles ont besoin. Personne ne devrait se voir refuser un traitement nécessaire vital pour son bien-être ou son épanouissement. Mais les conflits entourant l’accès à d’autres services sont plus complexes, car la question est devenue entièrement liée à l’axiome « les transfemmes sont des femmes ». La position des féministes critiques du concept d’identité de genre est que les transfemmes sont semblables aux femmes non trans à certains égards (l’exercice du rôle social de la femme les soumet aux mêmes violences et effacements), mais diffèrent des femmes non trans à d’autres égards (particulièrement en ce qui concerne les enjeux de reproduction et le traumatisme qui résulte de la socialisation et de l’exposition précoce à la chosification sexuelle et à la violence masculine).

« Les TERF sont les gens qui cherchent activement à exclure les femmes trans des espaces réservés aux femmes. Elles se qualifient de féministes alors qu’elles chient sur les femmes trans. En faisant cela, elles provoquent activement de la violence contre elles. De la violence VÉRITABLE. »

Ces différences signifient que nos besoins et intérêts ne sont pas identiques, bien qu’ils coïncident dans plusieurs secteurs. Je suis partisane d’un concept de justice basé sur le care, ce qui veut dire que je crois que répondre de manière adéquate aux besoins des gens est une composante cruciale de la justice sociale. Je pense donc que la manière la plus équitable de négocier cette situation est de prendre en compte les besoins de toutes les parties en cause et d’essayer d’offrir des solutions qui répondent aux besoins de chacun dans la mesure du possible. Mais pour ce faire, il faut accepter que les personnes en cause ont toutes des besoins légitimes, sans que l’une des parties accuse l’autre d’essayer de les assassiner.

Il y a de vraies questions sur la manière dont l’expérience de la féminité qu’ont les transfemmes et les femmes non trans infléchit leurs besoins, et nous devrions prendre ces expériences au sérieux. Mais la lutte incessante au sujet des toilettes et des vestiaires concerne aussi autre chose que des toilettes et des vestiaires. Elle concerne ce que signifie l’accès aux toilettes et aux vestiaires pour les transfemmes. Il s’agit de l’accès à l’espace de femmes comme validation des identités des transfemmes. Si ce n’était pas le cas, nous aurions pu nous asseoir et résoudre tout cela depuis longtemps. Nous aurions pu déterminer ce que nos besoins avaient de similaire et de différent, où nous pouvions travailler ensemble et où il serait peut-être plus approprié de se concentrer sur des objectifs divergents. Mais pour cela, il faut reconnaître que nous sommes à la fois semblables et différents, et cette reconnaissance en est une que l’idéologie trans refuse de tolérer.

Et donc nous en venons à une impasse.

Réflexion finale sur la réflexion

Être une femme, sous le patriarcat, c’est être un miroir. Nous sommes élevées à réfléchir les autres, à nous effacer et à nous adapter. Nous sommes la surface et la matière sur laquelle les hommes se construisent, réduisant notre subjectivité au service des autres. Et le féminisme est la pratique de refuser de se vider pour faire place aux impressions des autres.

Il est éthiquement admissible de refuser d’être un miroir. Pour certaines femmes, parfois, c’est même une question de survie. Mais il est éthiquement inadmissible d’exiger que quelqu’un d’autre s’efface pour vous renvoyer exactement ce que vous avez besoin qu’elle reflète.

Une validation ne peut pas être prise de force, elle ne peut être donnée que librement ou pas du tout. Et quand quelqu’un ne répond pas à vos besoins, ce n’est pas un assassinat.

Nous ne sommes pas des êtres souverains : ce que nous sommes existe entre nous et les autres. Ce que nous sommes, et la façon dont les autres nous perçoivent, est en dehors de nous, dans la chaîne et la trame du monde, hors de notre contrôle.

Et en même temps, il y a, en chacun·e de nous, un endroit à l’intérieur, un endroit chaud, juste au-dessous de votre ventre, où rien de tout cela n’a sans doute d’importance. Cela peut prendre des années de travail pour trouver ce point, mais ce dont vous avez besoin est là. Et ça ne peut pas venir d’un autre endroit.

Vous êtes très bien comme vous êtes.

 

Jane Clare Jones tient un blogue à www.janeclarejones.com

Note du site hébergeur :

Ce texte est d’abord paru le 14 décembre 2015 dans Trouble & Strife, un magazine féministe radical britannique qui a été publié entre 1983 et 2002 et est maintenant un blogue hébergé par WordPress. Nous publions aujourd’hui de courts articles, et des articles et critiques plus longues, dont certaines sont illustrées par les dessinatrices féministes dont le travail était une caractéristique populaire du magazine imprimé. Le site donne également aux visiteurs un accès gratuit à une archive complète de nos 43 numéros imprimés. Nous sommes éditées par un collectif de femmes. Nous accueillons les requêtes des femmes qui souhaitent nous offrir de courts textes, des articles ou des critiques sur des sujets d’intérêt pour un lectorat féministe radical (s’il vous plaît, notez que nous ne publions pas de fiction, de poésie ou d’œuvres d’art sauf en illustration d’un article). Visitez notre page Facebook. Notre compte Twitter est @strifejournal

 

Une réflexion sur “VOUS M’ASSASSINEZ : PROPAGANDE HAINEUSE OU CENSURE DE PAROLES FÉMINISTES ?

  1. J’ai reçu ce message en version anglaise via un groupe Facebook. J’ai pensé que vous pourriez trouver intéressant le point de vue d’un homme homosexuel sur la lourdeur actuelle des transactivistes, à propos d’un problème devenu omniprésent : le procès fait aux gays et lesbiennes qui résistent aux outrances du transactivisme.

    « Je n’ai jamais vu autant de personnes hétérosexuelles proclamer haut et fort leur ‘allégeance’ aux ‘queer’ que j’en vois depuis que la tendance All Trans All The Time est devenu le visage moderne des ‘LGBT’.
    Ce n’est que depuis qu’on nous impose de qualifier des hommes de ‘femmes’ et des jeunes filles butch de ‘garçons trans’ (sous peine d’excommunication) que tant de personnes straight se présentent maintenant comme aussi larges d’esprit et favorables à notre cause.
    C’est ce qu’attendait la société straight traditionnelle. Elle attendait qu’une véritable homophobie – incluant des chirurgies stérilisantes pour les jeunes garçons efféminés et pour les jeunes filles d’allure masculine – devienne socialement acceptable. C’est ce qui a fait sortir l’Amérique straight du placard…
    Ce niveau de soutien n’a JAMAIS existé pour nous, les gays et lesbiennes véritables. Il n’y en a jamais eu même un dixième. Sans parler de cette culture pentecôtiste larmoyante de justice sociale qui se précipite pour qualifier tout pervers qui transgresse des frontières de ‘courageux et stupéfiant’…
    Et me voilà à 43 ans, après avoir atteint l’âge de la majorité dans les derniers jours de la crise du sida, à me retrouver en tant qu’homosexuel qui se voit qualifié par des HÉTÉROSEXUELS d’’intolérant’… de réactionnaire.
    Beaucoup d’entre nous ont passé la plus grande partie de notre vie à soutenir les gays, les lesbiennes et les bisexuels quand ce n’était pas à la mode. Et maintenant que des hommes straight (des travestis – ce sont simplement de bons vieux travestis qui s’excitent à l’idée d’être considérés comme des ‘femmes’) sont le nouveau visage des LGBT, des straights ont le foutu CULOT de tenter de faire de nous, de vrai•e•s homosexuel•le•s, des parias sociaux. De donner de nous l’image de personnes méchantes, intolérantes, bourrées de haine.
    Je vois ce qui vous motive vraiment: vous êtes de véritables homophobes. Des vrais fidèles dévoués à cette cause. Vous n’avez jamais vraiment voulu que des hommes puissent aimer des hommes. Vous ne vouliez pas vraiment que les femmes puissent faire leur vie avec d’autres femmes.
    Vous vouliez un moyen de renforcer les stéréotypes sexuels traumatisants. Et vous nous utilisez, nous et des enfants, pour le faire. »

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