Voici comment ils ont brisé nos grands-mères

par NATASHA CHART, le 4 octobre 2016, dans le blog Feminist Current

Une fois, il y avait des sorcières. Non. Ce ne furent jamais des sorcières. Pas de la façon dont les hommes l’ont prétendu, en tout cas.

Une fois, il y avait plusieurs traditions spirituelles indigènes, polythéistes et animistes, dans ce qui est maintenant l’Europe de l’Ouest. Leurs coutumes comprenaient différentes formes de respect et d’autorité pour les femmes, ainsi que des saintes, des guérisseuses et des cheffes.

Une fois, il y avait une Église qui était un royaume, bâti sur le socle de l’Empire romain, lui-même bâti sur un événement historique, l’enlèvement et le viol des Sabines. Cette église était en réalité une principauté, gouvernée par des princes qui brûlaient de convoitise pour les territoires et pour l’or, une convoitise presque aussi insatiable que leur haine brûlante à l’égard des femmes.

Ces princes procédèrent à la conversion de chefs d’État et exigèrent une dîme de leurs sujets, sans vraiment s’occuper de la gouvernance locale. Ils créèrent un des premiers empires transnationaux, très éphémère, qui nécessitait peu de fonctionnaires ou de soldats s’occupait principalement de gouverner ce que l’on qualifie souvent de sphère privée.

Les États inféodés à l’Église en vinrent toutefois à éprouver des problèmes de maîtrise de leurs paysans, parce que l’Église et l’aristocratie voulaient voler tout le territoire et le privatiser à leurs fins en mettant sous enclosure le commun, tout ce qui échappait encore à la propriété privée.

Comme l’explique Sylvia Federici dans son livre, Caliban et la sorcière, les autorités laïques ont finalement inventé une stratégie gagnante, celle de donner aux hommes tout ce que les femmes possédaient, y compris les femmes elles-mêmes. Les fonctionnaires n’ont pas oublié de rendre compte de la valeur économique du travail des femmes; ils l’ont plutôt explicitement retranchée de leurs comptes économiques, en déclarant à l’ère des enclosures que tout ce travail n’avait aucune valeur. Les artisans masculins ont coordonné des boycotts de leurs concurrentes et de tous les hommes qui collaboraient avec elles. Les femmes qui persistaient à tenter de pratiquer des métiers publics étaient harcelées, qualifiées de « prostituées » ou « sorcières », et étaient même agressées en toute immunité.

Finalement, être seule dans l’espace public pour une femme est presque devenu synonyme d’être présumée sorcière ou prostituée. La violence à l’égard des femmes a alors été normalisée et érotisée. Les femmes étaient de plus en plus acculées à la prostitution si aucun homme ne les soutenait financièrement ou si elles étaient repoussées à l’extérieur de la société policée par des accusations de mauvaise conduite, de relations non autorisées ou de violence sexuelle. Dans ce qui devenait une industrie du sexe, les hommes de bonne réputation dans leurs communautés pouvaient torturer ces femmes à volonté : leurs victimes étaient les seules à risquer des sanctions légales.

Pour collaborer à résoudre le problème d’une paysannerie en révolte et pour se tailler sa part de l’ancien commun, l’église s’empressa de donner l’approbation divine à cette destruction des droits des femmes et de leur indépendance. C’est alors que ses prêtres inventèrent les sorcières : ils ont inventé que des femmes adoraient le diable et avaient des relations sexuelles avec lui, en échange de pouvoirs extravagants, une idéologie que l’historienne féministe Max Dashu appelle le « diabolisme ». L’Église a été jusqu’à affirmer que tout ce qui n’était pas approuvé comme chrétien relevait du diabolisme.

Rappelons qu’il n’existait pas de sorcières, telle que les définissait l’Église. L’imagerie pornographique et diaboliste qui emplissait les pages du manuel des Inquisiteurs, le Malleus Maleficarum, ne désignait aucune personne existante. En règle générale, cette imagerie ne désignait même pas des choses possibles, en dépit du fait que certaines pratiques locales de spiritualité et de santé des femmes y étaient incluses comme indices de sorcellerie.

Les « sorcières » étaient simplement des femmes. Voici ce que les hommes en pensaient, en leurs propres mots.

« Toute malice n’est rien près d’une malice de femme … La femme, qu’est-elle d’autre que l’ennemie de l’amitié, la peine inéluctable, le mal nécessaire, la tentation naturelle, la calamité désirable, le péril domestique, le fléau délectable, le mal de nature peint en couleurs claires? … Une femme qui pense seule pense à mal … Les femmes sont par nature des instruments de Satan – elles sont par nature charnelles, une défectuosité structurelle enracinée dans la création originale. » Malleus Maleficarum

Le diabolisme était défini de façon si vague que tout rejet par une femme de l’autorité masculine pouvait servir d’indice de sorcellerie. Toute femme pouvait être une sorcière. Tout regard, toute parole qui offensait un homme, tout propos irrité, toute fraternisation inutile avec d’autres femmes, toute activité sexuelle en dehors des relations approuvées par l’Église – tout cela pouvait déclencher une accusation de sorcellerie.

Les accusations pouvaient aussi donner voie à des gains importants, puisque l’Église ou l’État pouvait alors saisir les biens de l’accusée ou lui facturer des amendes ruineuses pour tenter de recouvrer sa liberté. Les juifs et les musulmans étaient également ciblés, dans une interprétation large du diabolisme comme synonyme du non-christianisme, ce qui avait l’avantage d’enrichir les autorités qui lançaient ces accusations.

L’humiliation et la subjugation des femmes devint un projet public d’envergure, comme le fait d’amener les femmes et les jeunes filles à témoigner contre leurs mères accusées et à se tenir au premier rang lors de leur exécution.

Les femmes pouvaient également être tenues de porter en public une sorte de muselière, le « bride-bavarde », pour avoir manqué de déférence à l’égard de n’importe quel homme, y compris leur mari, ou simplement parce qu’elles étaient trop pauvres ou trop âgées pour travailler. Les blessures qu’elles subissaient parfois alors qu’on les faisait défiler dans les rues ainsi harnachées pouvaient s’avérer mortelles à une époque précédant la médecine et les antibiotiques modernes.

Lorsque l’esclavage a été institué dans les colonies, cette muselière fut utilisée pour briser les esclaves. Après tout, cela avait si bien fonctionné avec les femmes au vieux pays… Partout dans les colonies, les populations subjuguées ont été contrôlées, après la conquête initiale, à l’aide de moyens reflétant les méthodes de domination que les hommes européens avaient été formés à imposer à leurs concitoyennes.

Redisons-le : chaque femme risquait d’être qualifiée de sorcière désobéissante pouvant déplaire à son seigneur ou son maître. Chaque femme nécessitait un contrôle strict pour lui imposer soumission et loyale allégeance aux hommes. Le fait que ces deux phrases sont à la fois vraies et dignes des clichés racoleurs d’un récit sadomasochiste devrait indiquer que ces attitudes pèsent encore sur nos vies de nos jours. Finalement, les hommes européens n’eurent plus besoin de brûler vives leurs femmes ou de les soumettre à la torture publique pour les forcer à coopérer, tenir leur langue ou consentir à céder volontairement, et même avec enthousiasme, à leur propre soumission.

« Le sadomasochisme est une célébration institutionnalisée des relations dominant / dominée. Et il nous prépare à accepter la subordination ou à imposer la domination. Même sous prétexte de jeu, affirmer que l’imposition du pouvoir à une personne impuissante est érotique, est habilitante, équivaut à jeter les bases affectives et sociales de la poursuite de cette relation, aux plans politique, social et économique. Le sadomasochisme nourrit la conviction que la domination est inévitable et légitimement agréable. » (Audre Lorde)

Lorsque les hommes sont soumis à une surveillance constante, restreints dans leur discours, déshumanisés, traités comme autres, sales et intrinsèquement méchants, ou soumis à la torture ou au meurtre sous les plus minces prétextes, tout cela au nom d’une renaissance qui permettrait à la société de renaître après la décadence d’une douceur charnelle, cela s’appelle le fascisme.

Lorsque les femmes doivent enseigner à leurs filles à se conformer à cette sorte d’oppression, génération après génération, sans autre espoir de survie, les hommes l’appellent l’ordre naturel des choses.

Les gens semblent penser que ce traitement des femmes a eu lieu il y a si longtemps que cela ne saurait avoir d’importance aujourd’hui. Ou que cette chasse n’a visé que les sorcières, dont on ne sait pas grand-chose sinon que, de toute façon, c’étaient apparemment des femmes horribles et terribles, n’est-ce pas?

L’important est de bien comprendre que les « sorcières » étaient simplement des femmes dont les hommes étaient jaloux, par qui ils se sentaient menacés ou qu’ils n’aimaient pas. Ces conditions suffisaient, en pratique, à se voir accusée de sorcellerie. Plus simplement, les sorcières étaient simplement des femmes. Potentiellement, n’importe quelle femme.

Pour survivre sous l’Inquisition, les femmes se sont pliées à l’obligation de rompre leurs amitiés d’autres femmes et elles ont appris à devenir très compétentes à se faire aimer des hommes. Elles ont enseigné à leurs filles à faire de même.

Pendant des centaines d’années, n’importe quelle femme pouvait être emmenée en prison pour être torturée et agressée sexuellement. Toute femme pouvait être torturée en public de façon pornographique avant d’être exécutée, devant sa famille si elle en avait une.

Pourquoi les femmes n’ont-elles pas dénoncé ces conditions? Pour cette raison. Pourquoi n’ont-elles pas défendu les autres femmes? Pour cette raison. Les hommes européens se sont livrés à des violences rituelles contre les femmes pour étouffer toute solidarité entre elles, ou indépendance pour elles, et cela durant plusieurs générations.

Les hommes ont obligé les femmes à témoigner contre d’autres femmes pour survivre, même quand c’était leur propre mère. Et pourtant, ils ridiculisent encore les femmes en les traitant de jalouses et de mesquines entre elles, ils blaguent encore sur des « crêpages de chignon ».

La destruction des antécédents des femmes en matière de leadership communautaire, d’indépendance économique et de soutien mutuel n’a pas été si complète qu’il n’en est pas resté de traces. Mais la pratique culturelle vivante de la solidarité féminine a été détruite à tel point qu’il demeure innovateur pour nous de parler de soutien réciproque.

Bien après avoir cessé de nous brûler en public, les femmes pouvaient encore être retirées de la vie publique et incarcérées dans des asiles, ou soumises à la torture, pour avoir déplu à des hommes ou manifesté trop d’indépendance. Elles pouvaient encore être maltraitées pour être devenue enceinte ou une mère autonome.

Lorsque la violence domestique n’était pas un crime, cela signifiait qu’il était encore légitime pour un homme de torturer sa femme dans l’intimité de son foyer si elle le déplaisait. Ou sans la moindre raison. L’État considérait que décourager les agressions par des poursuites était un enjeu de santé et de sécurité publique, sauf quand il s’agissait de celles des hommes contre leur épouse, qui étaient légales. Jusqu’en 1993, le viol conjugal n’était un crime dans aucun des 50 États américains. Et comme ce sont à peine un pour cent des violeurs qui passent au moins une journée en prison pour leur crime, même dans les pays censément les plus égalitaires, cette forme de torture des femmes par les hommes est encore effectivement légale, elle aussi.

Des hommes individuels s’emploient parfois à préparer minutieusement leurs agressions contre des femmes et enfants, mais ces événements sont souvent ramenés à une malchance inévitable. D’autres hommes protègent souvent les agresseurs au nom du bénéfice du doute que nous devrions leur accorder, une attitude que même la police semble étendre aux accusés, mais dont elle manque souvent à l’égard des femmes agressées, l’empathie pour les femmes ayant été éradiquée par les flammes de nos normes sociales. La disculpation des hommes et le blâme de leurs victimes sont la façon dont des méfaits individuels sont transformés en ce qu’Andrea Dworkin a appelé la barricade du terrorisme sexuel.

Il existe encore des femmes aujourd’hui qui ont simplement disparu de leurs communautés pour activité sexuelle non autorisée. Peut-être sont-elles devenues enceintes « hors mariage », en dehors du contrôle d’un mari, que ce soit par choix ou par viol, et leurs enfants leur ont été enlevés. Ce sont les filles qui sont parties, soit pour donner un enfant en adoption forcée soit pour être internées dans des hôpitaux psychiatriques et parfois soumises à des électrochocs.

Si vous mettez les hommes en colère, vous pouvez simplement disparaître. Cela a été vrai pendant très longtemps. Et il y a tant d’hommes qui se comportent toujours dans l’attente de l’obéissance instantanée que cette peur peut commander, que la tragédie se poursuit.

Ces formes de violence ont été exportées vers les pays colonisés. Y ayant débuté comme persécution politique des femmes à des fins économiques, elles se sont transformées en persécution politique et en style de conquête utilisés contre des populations non chrétiennes partout dans le monde.

Le vol d’enfants issus de populations indigènes par les États colons constitue, à lui seul, une violation permanente de droits qui diffère plus en échelle qu’en nature des vols historiques d’enfants de femmes blanches « dévergondées ». C’est une conséquence logique du fait que les sociétés ont pour présomption, cumulative à ce jour, que seuls les hommes (blancs) ont réellement des droits sur les enfants; et tant pis pour la mère, tant pis pour les enfants, tant pis pour les masses « féminisées » de force et brutalement subjuguées.

L’inquisition n’a certainement pas inventé le patriarcat, la torture ou le règne de la terreur publique visant à briser la volonté d’un peuple conquis. Cependant, elle a mis en branle un ensemble puissant de normes sociales qui nous influencent encore aujourd’hui. Et même si le monde a changé au point où l’Église catholique s’est excusée il y a quelques années pour sa persécution des hérétiques, de telles excuses sont rares parmi les autres églises et gouvernements qui ont assassiné tant de gens à partir d’allégations de diabolisme.

Les femmes continuent d’être chassées d’emplois par le harcèlement masculin, rabaissées publiquement de façons spécifiques à leur sexe, torturées comme divertissement dans l’industrie du sexe et tuées pour avoir déplu à des hommes.

Comme à l’époque des « sorcières », comme toujours, ces violences contribuent à avilir et discriminer les femmes. Même si nous les ressentons de façon très personnelle, elles pèsent très peu aux yeux des hommes qui profitent de notre éloignement forcé de la concurrence publique pour du pouvoir et des ressources. Ils ne se soucient pas vraiment de qui nous sommes. Si une autre femme était à notre place, ils lui feraient la même chose.

Cette attitude est le résultat d’un projet politique de longue date et délibéré pour détruire la volonté, le pouvoir et l’indépendance des femmes. Ce pouvoir et cette indépendance ne seront pas restaurés sans une résistance politique aussi délibérée. Parce que, comme le dit Lierre Keith, l’oppression n’est jamais un malentendu.

Voilà comment ils ont fait d’elle une détenue politique dans sa propre maison. Voilà comment ils l’ont brisée. Souvenons-nous-en.

Natasha Chart est un organisatrice en ligne et une féministe vivant aux États-Unis.

Version originale : http://www.feministcurrent.com/2016/10/04/this-how-they-broke-our-grandmothers/

Traduction : TRADFEM

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