John Stoltenberg : Vivre avec Andrea

Par John Stoltenberg, initialement publié sur nostatusquo.

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J’avais 29 ans, au printemps 1974, lorsque, quittant à Greenwich Village une lecture de poésie devenue lourde de misogynie (une soirée de soutien à la War Resisters League, en plus !), j’ai croisé sur le trottoir Andrea, qui avait alors 27 ans. Elle avait quitté la salle pour la même raison. Nous avons commencé à parler, puis à aller au fond des choses – et notre conversation dure encore.

Andrea et moi avions déjà été présentés par un ami commun, metteur en scène, lors d’un meeting d’une nouvelle organisation, la Gay Academic Union. Sa première impression de moi – elle me l’a dit – était que j’avais l’air d’un blondinet des plages, trainard et pas très futé. Nous n’étions pas vraiment assortis.

Le premier livre d’Andrea, Woman Hating, parut ce printemps-là. Elle passa à mon appartement dans l’Upper West Side, fière de ses premiers exemplaires d’auteure. Elle m’en donna un, que je lus immédiatement, captivé et m’esclaffant de joie. Je me souviens particulièrement de la phrase où elle expliquait que « ‘homme’ et ‘femme’ sont des fictions, des caricatures, des construits culturels » et que « nous sommes (…) une espèce multisexuée ». Comme je l’ai écrit 15 ans plus tard dans mon propre premier livre, Refuser d’être un homme, « ce constat libérateur m’a sauvé la vie ».

Qui peut expliquer comment des gens reconnaissent être tombés amoureux et que vivre sans l’autre est tout simplement impensable ? Tout ce que je sais est que ça m’est arrivé. Nos conversations semblaient vouloir durer éternellement – nous décidâmes donc de vivre ensemble. En août 1993, nous avons fêté notre 19ème anniversaire – avec de bonnes places pour la pièce Angels in America.

Nous ne faisons jamais étalage de notre relation personnelle – en fait, nous sommes très discrets, même avec nos plus proches connaissances. Sans zones réservées, on ne peut pas avoir de vie privée. Je me sers d’éléments autobiographiques dans mes écrits – explicitement et implicitement – et Andrea le fait aussi. Mais souvent, par respect pour la vie privée d’Andrea ou la nôtre, je prends des décisions qui diffèrent de celles que je prendrais si je vivais seul.

Une fois, nous avons accepté de donner une interview conjointe pour la page Style du New York Times – certainement pas la décision la plus intelligente de notre vie. La rédactrice-en-chef a interdit à la journaliste de nous identifier en tant que gay et lesbienne, comme nous l’avions demandé. L’article parut en 1985, le jour même du 8 mars, Journée internationale des luttes des femmes ; notre photo et des extraits de ce texte furent colportés par la presse pornographique. Une autre fois, une femme réussit à convaincre Andrea de donner une interview concernant notre vie privée, ce dont la revue Penthouse fit un traitement sensationnaliste. Je m’en tiens donc désormais au plus simple : oui, Andrea et moi vivons ensemble, nous nous aimons, nous sommes partenaires de vie, et oui notre homosexualité à tous les deux est publique.

Andrea m’a beaucoup appris sur la signification de posséder un chez-soi. Elle parle souvent et avec éloquence des femmes qui se sentent sans abri ou qui risquent de le devenir faute du salaire d’un homme, ou parce qu’un amant ou un mari les violentent, ou parce qu’il ne semble pas exister d’autre choix que l’échange de sexe contre un endroit où dormir. J’en suis venu à comprendre qu’un chez-soi signifie pour Andrea une chose à laquelle aspirent bien des femmes, mais qu’elles peuvent rarement prendre pour acquis.

J’ai grandi sans jamais avoir à penser à un domicile de cette façon. Je peux facilement m’endormir quand je suis fatigué (je n’ai pas les souvenirs d’Andrea, qui a tremblé sous le porche d’un magasin de centre-ville, un couteau à côté de son sac de couchage pour repousser tout intrus). Je peux généralement dormir confortablement toute la nuit, sauf pour aller pisser, et sans mauvais rêves (je n’ai pas les cauchemars propres à Andrea d’être brutalement réveillée par un agresseur qui rentre ivre à la maison avec ses exigences). Vivre avec Andrea m’a appris par dessus tout que le monde dans lequel j’ai grandi et vis, en tant qu’homme, est un monde qui n’est qu’un rêve pour la plupart des femmes. C’est pourquoi le chez-soi doit être le lieu où ce rêve devient réalité.

Andrea a écrit neuf de ses dix œuvres principales alors que nous partagions un domicile. Elle a constamment amélioré son art et gagné en stature en tant qu’écrivaine au cours de cette vie commune – et je suis fier du fait que vivre avec moi ait été une aide, et pas un obstacle.

Au fil du temps, ce chez-soi fut sept endroits différents, dont un appartement à Northampton, dans le Massachusetts, où nous survivions de coupons alimentaires ; un abri plein de moisissures sur une île infestée de moustiques dans les Keys de Floride ; et un trou à rats étouffant dans le Lower East Side de Manhattan. Nous avons maintenant la chance de posséder notre propre maison de style victorien à Brooklyn, pleine de couleurs chaudes, de boiseries et de murs entiers de livres. Nous vivons ici un bonheur presque parfait – en partie parce que c’est notre port douillet contre la tempête, mais aussi parce qu’Andrea et moi avons des rythmes d’écriture complètement différents : elle dort le jour et travaille toute la nuit, avec pour compagnie une théière et nos chats. Je travaille mieux tôt le matin, de tasse de café en tasse de café, après une bonne nuit de sommeil. Nous avons trouvé la maison parfaitement adaptée à notre rythme syncopé : travail, sommeil, repas ensemble, toujours plus de conversation.

Une autre différence dans nos méthodes d’écriture est que j’ai tendance à parler beaucoup de ce sur quoi je travaille : Andrea est habituellement la première personne à entendre ces idées – souvent parce qu’elles ont jailli d’une de nos conversations – et elle est la seule personne à qui j’en montre les ébauches successives. J’ai tendance à en discourir, plein d’enthousiasme (parfois disproportionné) à la fin de chaque séance d’écriture. Andrea, quant à elle, préfère me montrer ce qu’elle a écrit une fois que c’est vraiment achevé.

Quand Andrea travaille sur un nouveau projet, notre conversation porte habituellement moins sur l’évolution de son texte que sur les émotions que fait surgir le processus : ses réactions viscérales face aux sources de première main dont elle s’est servie en écrivant Pornography ; ses souvenirs encore à vif de viols multiples en écrivant Mercy ; et ces jours-ci, alors qu’elle fait des recherches pour son prochain livre, sur le sens de la Shoah.

L’écriture d’Andrea a été profondément influencée par celle d’autres romancières, romanciers et essayistes ; elle lit avec voracité, aussi bien les chefs-d’œuvre que les succès d’estime ; elle bouquine en librairie comme un.e toxicomane achète des drogues. Mes propres antécédents sont la dramaturgie d’avant-garde, compliqués par 15 ans dans l’édition commerciale : je me suis formé comme relecteur dans un grand magazine pour hommes, puis ai porté mes compétences ailleurs, en devenant rédacteur en chef de trois grands magazines féminins. Donc, à un certain moment, j’ai décidé – à ma manière de larbin un peu suffisant de l’industrie de l’édition – que je devrais apprendre à Andrea Dworkin la distinction entre « qui » et « que ». Et je l’ai fait. Il y a plusieurs années, elle a été invitée à rejoindre la commission des usages vernaculaires de la langue de l’American Heritage Dictionary – pour laquelle elle remplit des questionnaires périodiques avec un anti-autoritarisme assuré. Et elle et moi avons un accord : je peux voir les questionnaires, mais seulement après qu’elle y a répondu. Ils me fascinent. Andrea a pour la langue une écoute des plus tolérantes et elle est parfaitement au fait de la véritable langue parlée (nous abhorrons tous deux la prose repliée sur elle-même des universitaires) – mais elle adhère toujours assidûment à la distinction entre « qui » et « que ».

Le travail d’Andrea et le mien sont parfois « à propos » des mêmes thèmes, mais exprimés de manières très différentes. Par exemple, la signification sociale et interpersonnelle complexe du commerce sexuel entre hommes est un sujet que nous avons exploré tous les deux – Andrea plus à fond dans Intercourse où elle a détaillé cette intersection intime dans les contextes de la littérature, de la vie et du droit. Je suis assez ébahi par l’intelligence de ce livre, et j’y puise sans vergogne des intuitions. Mais je suis plus susceptible de traiter sur un ton coquin de la baise anale, avec des quatrains rimés et des limericks légers, par exemple, comme dans mon livre démystifiant ce qu’on qualifie de « virilité ».

Dans les premiers jours, Andrea et moi parlions sans fin des deux poids-deux mesures, et nous le faisons encore, car c’est un thème constant de sa vie, sinon de la mienne. Si j’avais vécu avec un autre homme, je doute que j’en aurais jamais su autant à ce sujet. Je me suis souvent demandé : existe-t-il un écrivain et dissident politique mâle vivant dont le travail est comparable à celui d’Andrea en termes de contribution à la fois aux lettres et au discours international sur les droits humains ? A-t-il autant de difficulté à se faire publier ? Est-il ridiculisé et injurié à ce point ?

J’essaie de ne pas penser à toutes les calomnies et attaques contre Andrea qui sont régulièrement publiées dans Playboy, dans d’autres magazines de pornographie et dans les revues d’opinion financées par les recettes de l’industrie du sexe, comme The Village Voice. Je tente de ne pas le faire ; mais la vérité, c’est que ça fait vraiment mal parfois. Lorsque Hustler a vilipendé Andrea avec des dessins antisémites et sexuellement explicites, elle a intenté à l’éditeur un procès en diffamation. Les avocats d’Andrea et de Larry Flynt ont enregistré ma déposition, et je me suis découvert incapable de témoigner sans m’effondrer en sanglots.

Je suis parfois affecté, aussi, quand des femmes salissent Andrea – de façon vengeresse, amère et misogyne – qu’il s’agisse d’universitaires, de journalistes, ou même de féministes autoproclamées. Quand j’ai commencé à m’identifier comme féministe radical il y a près de 20 ans, j’ai notamment trouvé très difficile d’accepter le fait que la suprématie masculine pourrissait à ce point autant de gens – qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes. Il m’a fallu trouver pour moi-même une conviction féministe centrale qui ne serait pas à la merci du caractère de n’importe quelle individue. Il m’a fallu trouver pour moi-même une conviction intérieure à propos du sexe, de la justice, du genre et de l’égalité de droits qui pourrait résister aux attaques, même celles faites au nom d’un soi-disant féminisme – un « féminisme » pro-pornographie, pro-prostitution, pro-sadomasochisme, par exemple.

Je crois avoir trouvé une telle conviction – une vision politique cohérente et pertinente – qui ne dépend ni de la perfectibilité des femmes ni de la mienne. Je suis reconnaissant à Andrea Dworkin pour m’avoir enseigné cela par sa vie et son œuvre. Et je suis reconnaissant à Andrea pour l’amour qui m’a montré comment cette conviction pouvait devenir réalité.

John Stoltenberg est l’auteur de Refuser d’être un homme – pour en finir avec la virilité (Éd. Syllepse et M Éditeur, 2013) et Peut-on être un homme sans faire le mâle ? (Éd. de l’Homme, 1995).

Original : http://www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/LivingWithAndrea.html

Traduction : TRADFEM

3 réflexions sur “John Stoltenberg : Vivre avec Andrea

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