La putasserie de la gauche

Par Chris Hedges, sur Truthdig, le 9 mars 2015

Des femmes attendent des prostitueurs au bordel Artemis, en Allemagne.

VANCOUVER, Colombie-Britannique – La prostitution est l’expression par excellence du capitalisme mondial. Nos maîtres corporatifs sont des proxénètes. Nous sommes toutes et tous avili-es et dégradé-es, appauvri-es et rendu-es impuissant-es, pour répondre aux exigences cruelles et lascives de l’élite corporative. Et quand ils se lassent de nous, ou quand nous ne sommes plus utiles, nous sommes jeté-es comme des déchets humains. Si nous acceptons la prostitution comme légale, àl’instar de l’Allemagne, comme admissible dans une société civile, nous ferons un pas collectif de plus vers le régime de plantation mondiale que bâtissent actuellement les puissants. La lutte contre la prostitution est la lutte contre un néolibéralisme déshumanisant qui commence, mais ne s’arrêtera pas, avec l’asservissement des filles et des femmes appauvries.

La pauvreté n’est pas un aphrodisiaque. Celles qui vendent leur corps pour le sexe le font par désespoir. Elles finissent souvent par être blessées physiquement, atteintes de diverses maladies et affections, et souffrent de graves traumatismes émotionnels. La gauche est en faillite morale du fait de ne pas comprendre que la prostitution légale est un autre visage du néolibéralisme. Vendre son corps pour des rapports sexuels n’est pas un choix. Il ne s’agit pas de liberté. Cet acte reflète un esclavage économique.

Récemment, par une nuit pluvieuse, je suis passé devant les prostituées de rue désespérées des 15 pâtés de maisons qui constituent le ghetto du Downtown Eastside à Vancouver – la plupart d’entre elles étant des femmes autochtones appauvries. J’ai vu sur les coins de rue désolés où les femmes attendent des clients la cruauté et le désespoir qui caractériseront la plupart de nos vies si les architectes du néolibéralisme conservent le pouvoir. Ce quartier présente le taux d’infection au VIH le plus élevé d’Amérique du Nord. Il est rempli de toxicomanes, de personnes brisées, de sans-abri, de personnes âgées et de malades mentaux, toutes jetées sans ménagements à la rue.

Lee Lakeman, l’une des plus dynamiques féministes radicales au Canada, et plusieurs membres de l’organisation Vancouver Rape Relief & Women’s Shelter, m’ont rencontré un matin dans leur bureau de Vancouver. Dans les années 1970, Lakeman a ouvert sa maison en Ontario aux femmes maltraitées et à leurs enfants. En 1977, elle était à Vancouver où elle s’est jointe au Rape Relief & Women’s Shelter, fondé en 1973 et devenu le plus ancien centre d’aide aux victimes de viol au Canada. Elle a été à l’avant-garde de la lutte au Canada contre la violence faite aux femmes, établissant des alliances avec des groupes tels que le Réseau d’action des femmes autochtones et la Coalition des femmes asiatiques pour mettre fin à la prostitution.

Lakeman et Rape Relief ont refusé de donner au gouvernement provincial l’accès aux dossiers des victimes qu’elles servent afin de protéger l’anonymat de ces femmes. Elles ont également refusé de communiquer ces informations aux tribunaux, dans lesquels, selon Mme Lakeman, « les avocats de la défense tentent de discréditer ou d’intimider les femmes plaignantes dans les affaires criminelles de violence masculine envers les femmes ». Cette défiance a valu au refuge de perdre des financements publics. « Il demeure toujours impossible de travailler efficacement dans un centre d’aide aux victimes de viol ou une maison de transition sans enfreindre régulièrement la loi canadienne », déclare Lakeman, qui se décrit comme de plus en plus radicale.

Lakeman et les féministes radicales alliées au refuge sont la bête noire non seulement de l’État, mais aussi des gens d’idéologie soi-disant progressiste qui considèrent la violence physique envers une femme comme odieuse si elle se produit dans un atelier clandestin, mais s’entêtent à la trouver tout à fait acceptable si elle est pratiquée dans une chambre louée, une ruelle, une maison close, un salon de massage ou une voiture. Lakeman se bat contre un monde qui s’est engourdi, un monde qui a banni l’empathie, un monde où la solidarité avec les personnes opprimées est devenue un concept étranger. Et, avec les bouleversements à venir en raison des changements climatiques et de l’effondrement du capitalisme mondial, elle craint que si des mécanismes ne sont pas mis en place pour protéger les femmes pauvres, l’exploitation et les violences vont s’aggraver.

« Nous n’avons jamais cessé d’être confrontées à la misogynie des milieux militants, déclare-t-elle. C’est un problème grave. Comment pouvons-nous nous échanger entre nos mouvements ? Nous voulons parler de la création de coalitions. Mais nous voulons que les nouvelles formations prennent au sérieux le leadership des femmes, qu’elles tiennent compte de ce qui a été appris au cours des 40 ou 50 dernières années. Nous nous occupons des femmes les plus démunies. Et il est clair pour nous que tout mouvement bâclé, ou tout soulèvement non planifié et chaotique, s’avère dévastateur pour les femmes pauvres. Nous devons intégrer la réflexion dans nos pratiques de révolte. Nous ne voulons pas de la version traditionnelle de droite du souci de la loi et de l’ordre. Nous travaillons contre cela. Nous n’appelons pas à une réduction des droits des hommes. Mais, sans communauté organisée, sans responsabilisation de l’État, chaque femme se retrouve isolée face à un homme qui a plus de pouvoir qu’elle. »

« Nous assistons à toute une série de violences contre les femmes que les générations qui nous ont précédées n’ont jamais vues à une telle ampleur : l’inceste, la violence conjugale, la prostitution, la traite et la violence contre les lesbiennes, poursuit-elle. Tout cela est devenu la norme. Mais dans les périodes de chaos, cela s’aggrave. Nous essayons de nous accrocher à ce que nous savons sur la façon de prendre soin des gens, sur des façons de travailler démocratiquement, sur la non-violence, sans pour autant nous laisser récupérer par l’État. Pourtant, nous devons insister sur le droit d’une femme à ne pas affronter chaque homme seul. Nous devons exiger le respect des règles du droit. La mondialisation et le néolibéralisme ont accéléré un processus dans lequel les femmes sont vendues systématiquement, comme s’il était normal de prostituer des femmes asiatiques dans des bordels parce qu’elles envoient de l’argent à leurs familles pauvres, déclare-t-elle. C’est le modèle néolibéral qui nous est proposé. Il s’agit d’une industrie. C’est considéré comme OK… juste un emploi comme n’importe quel autre. Ce modèle dit que les gens sont autorisés à posséder des usines où la prostitution est pratiquée. Ils peuvent posséder des systèmes de gestion [de la prostitution]. Ils peuvent utiliser les relations publiques pour promouvoir cette exploitation. Ils peuvent en tirer des profits. Les hommes qui paient pour la prostitution soutiennent cette machinerie. L’État qui autorise la prostitution soutient cette machinerie. La seule façon de lutter contre le capitalisme, le racisme et de protéger les femmes est d’empêcher les hommes d’acheter des prostituées. Et une fois que cela sera fait, nous pourrons nous mobiliser contre l’industrie et l’État au profit de l’ensemble de la lutte antiraciste et anticapitaliste. Mais les hommes devront accepter le leadership féministe. Ils devront nous écouter. Et ils devront renoncer à la complaisance de leur recours à la prostitution. »

« La gauche a éclaté dans les années 1970 en raison de son incapacité à faire face au racisme, à l’impérialisme et à l’exigence de liberté des femmes, déclare-t-elle. Il y a toujours ces lignes de fracture. Nous devons construire des alliances à travers ces fossés. Mais il existe des points de rupture non négociables. Vous ne pouvez pas acheter des femmes. Vous ne pouvez pas violenter des femmes. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que nous nous unissions sur des questions plus larges si vous n’acceptez pas ces conditions. Le problème avec la gauche est qu’elle a peur de mots comme « moralité ». La gauche ne sait pas comment distinguer le bien du mal. Elle ne comprend pas ce qui constitue un comportement contraire à l’éthique. »

Même si plusieurs féministes radicales sont profondément hostiles aux politiques néolibérales de l’État, elles réclament néanmoins des lois pour protéger les femmes et exigent que la police intervienne pour mettre fin à l’exploitation des femmes. Le refuge de Vancouver a déposé un recours amicus curiae dans une affaire portée devant la Cour suprême du Canada, en plaidant pour la décriminalisation des personnes prostituées, principalement des femmes et des enfants, et pour la criminalisation de ceux, principalement des hommes, qui les exploitent en tant que proxénètes, clients et propriétaires de maisons closes. Lakeman et les autres femmes ont essuyé de vives critiques, notamment de la part de la gauche, pour ce recours.

« Dans la gauche progressiste, il est populaire d’être contre l’État, déclare-t-elle. Il n’est pas populaire de dire que nous devons faire pression sur l’État pour qu’il mette en œuvre certaines politiques. Mais toute résistance doit être précise. Elle doit remodeler la société étape par étape. Nous ne pouvons pas abandonner les gens. C’est difficile à comprendre pour la gauche. Ce n’est pas, pour nous, une position rhétorique. Cela vient du fait de répondre quotidiennement à notre ligne de crise. Il y a une rhétorique mince et bon marché de la gauche sur la compassion que l’on doit avoir pour les personnes prostituées, mais sans jamais rien faire de concret pour elles. »

Cette position, que j’appuie, rend Lakeman et les autres femmes du collectif marginalisées par ceux qui devraient être leurs alliés.

« Nous avons été dénoncées, dit Lakeman. Notre financement a été attaqué. Nos membres ont été attaquées. Nous avons été boycottées. On nous fait honte lors d’événements publics. On nous traite d’homophobes, de transphobes, d’hypermoralisme, de soutien à l’État, de haine envers les hommes et d’hostilité au sexe. »

La légalisation de la prostitution en Allemagne et aux Pays-Bas a accru la traite des personnes et entraîné une explosion de la prostitution des enfants dans ces deux pays. Des filles et des femmes pauvres d’Asie, d’Europe de l’Est et d’Afrique ont été envoyées dans des bordels légaux de ces pays. Les personnes les plus misérables de la terre, endémiques au modèle néolibéral, sont importées pour servir les désirs et les fétiches sexuels des habitants [masculins] du monde industrialisé.

Le travail forcé dans l’économie privée globale génère des profits illégaux de 150 milliards de dollars, selon un rapport de l’Organisation internationale du travail. L’OIT estime que près des deux tiers de ces profits, soit 99 milliards de dollars, proviennent de l’exploitation sexuelle commerciale. Plus de la moitié des 21 millions de personnes que l’OIT estime avoir été contraintes au travail forcé et à l’esclavage moderne sont des filles et des femmes victimes de la traite à des fins sexuelles. Elles sont déplacées des pays pauvres vers les pays riches comme du bétail. Le rapport ne couvre même pas la traite interne dans laquelle les femmes sont transportées des zones rurales aux zones urbaines ou d’un quartier à l’autre. Les trafiquants font miroiter aux femmes pauvres des emplois légitimes et bien rémunérés, mais lorsque les victimes se présentent, les trafiquants ou les proxénètes les dépouillent de leurs documents d’identité et les jettent dans un servage de dettes paralysant, un fardeau qui découle de frais fictifs ou de la nécessité d’emprunter de l’argent pour obtenir les drogues avec lesquelles ils les ont rendues dépendantes. L’âge moyen auquel une femme entre dans la prostitution est de 16 ans. Une autre étude montre que l’âge moyen de décès des prostituées est de 34 ans. Selon l’OIT, les femmes contraintes à l’esclavage sexuel en Europe peuvent générer chacune un bénéfice de 34 800 dollars par an pour les hommes proxénètes qui les tiennent en esclavage.

Lakeman appelle ce qui s’est passé dans des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas une « industrialisation de la prostitution ». En 1999, la Suède a criminalisé l’achat de services sexuels. La Norvège et l’Islande ont fait de même. Les deux réponses – le modèle allemand et le soi-disant modèle nordique – ont eu des effets radicalement différents. L’approche allemande et néerlandaise normalise et étend la traite des êtres humains et la prostitution. L’approche nordique la limite. La Suède a réduit de moitié la prostitution de rue et libéré de nombreuses femmes de l’esclavage sexuel. Lakeman, citant le modèle nordique, appelle à criminaliser l’achat, plutôt que l’offre, de services sexuels. Celles dont le corps est vendu ne devraient pas être punies, soutient-elle.

L’achat de services sexuels est maintenant illégal au Canada. La Loi sur la protection des communautés et des personnes exploitées, ou projet de loi C-36, criminalise l’achat de services sexuels et décriminalise la vente de ces services. Elle restreint la publicité pour les services sexuels et la communication en public à des fins de prostitution. Mais la loi a suscité une vive opposition et risque d’être contestée devant les tribunaux. Le premier ministre de l’Ontario, le conseil de la police de Vancouver, les responsables de l’application de la loi et certains autres organes politiques et politiciens ont annoncé qu’ils ne l’appliqueraient pas. Le Nouveau parti démocratique, deuxième parti en importance au Canada, et le Parti libéral ont déclaré qu’ils œuvreraient en faveur de la légalisation de la prostitution. Il n’y a aucune garantie que la loi tienne, car les inégalités économiques et sexuelles se creusent dans le monde entier.

« La traite mondiale es personnes, en particulier celle des femmes asiatiques, n’a cessé d’être aggravée par les politiques néolibérales des pays du premier monde », déclare Alice Lee, qui fait partie de la Coalition des femmes asiatiques pour mettre fin à la prostitution. « Ces politiques sont fondées sur des disparités sociales de race, de classe et de sexe. Elles créent des conditions qui obligent les femmes pauvres à migrer. Les partisans de la légalisation de la prostitution affirment souvent que la traite est mauvaise, mais que la prostitution est acceptable. Mais la traite et la prostitution sont indissociables. »

« Les femmes asiatiques sont victimes de la traite principalement pour gagner de l’argent par prostitution afin de nourrir leurs familles, ajoute-t-elle. Et nous voyons des générations entières de femmes être prostituées et abandonnées à l’exploitation. Lorsque nous étions au Cambodge, nous nous sommes rendues dans un quartier où les femmes ont vieilli en se prostituant dans la vingtaine et où 90 % des femmes sont devenues prostituées. Le communisme en Chine a éradiqué la prostitution, du moins la prostitution visible. Mais avec le capitalisme chinois, la prostitution est partout. »

« Les femmes en Chine travaillent pour un dollar par jour dans des usines, déclare Lee Lakeman. Les trafiquants poussent ces femmes à la prostitution comme échappatoire au désespoir, avec la promesse de meilleurs emplois et de conditions décentes de travail. Dans les villes minières et les centres d’extraction de ressources, les femmes sont recrutées et amenées comme prostituées pour servir les hommes. Elles sont amenées dans les bases militaires et les sites touristiques. Là où il y a exploitation économique, militarisme et destruction écologique, les femmes sont prostituées et exploitées. »

« Pour les femmes de couleur, la prostitution est une extension de l’impérialisme, ajoute Lee. C’est du racisme sexualisé. La prostitution est construite sur les disparités de pouvoir social de race et de couleur. Les femmes de couleur sont exploitées de manière disproportionnée dans la prostitution. Ce racisme n’est pas reconnu par les habitants des pays du premier monde, y compris par la gauche. Le racisme sexué nous rend invisibles et insignifiantes. Il nous empêche d’être considérées comme des êtres humains. »

« Les femmes du tiers monde sont exploitées dans le monde développé pour le travail domestique, les soins aux personnes âgées et la sexualité indisciplinée des hommes, déclare Lakeman. Notre liberté en tant que femmes ne peut reposer sur ce genre d’échange. »

De nombreuses femmes autochtones vivant dans les rues du quartier Downtown Eastside ont été sévèrement battues, torturées, assassinées ou ont disparu. En mai 2014, la Gendarmerie royale du Canada a publié un rapport selon lequel 1 017 femmes et filles autochtones avaient été assassinées au Canada entre 1980 et 2012, un chiffre que les groupes de femmes autochtones soutiennent être trop conservateur. La normalisation de la prostitution et de la pornographie s’accompagne de violences masculines à l’égard des femmes.

« Lorsque certaines femmes sont achetées et vendues », déclare enfin Hilla Kerner, une Israélienne qui travaille au refuge depuis 10 ans, « toutes les femmes peuvent être achetées et vendues. Quand certaines femmes sont objectivées, toutes les femmes sont objectivées. »

Version originale 

Traduction : TRADFEM et Audrey Aard

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