« Féminicide » : la puissance d’un mot, par Diana E. H. Russell

[Nous traduisons cet article, rédigé en 2011 par Diana E. H. Russell, en guise de complément à la sortie en France de la version française d’un ouvrage qu’elle a co-dirigé en 1992 : Nommer le féminicide, éd. PUR]

La sociologue Diana Russell a recherché, écrit et coordonné de nombreux livres novateurs et organisé pendant plusieurs décennies des activités visant à mettre fin à la violence contre les femmes et les filles ainsi qu'aux agressions sexuelles sur les enfants. Ici, elle soutient que nommer la forme la plus extrême de cette violence est essentiel pour la combattre.

« La terreur des femmes n’est pas « juste du cinéma » » est l’œuvre de la regrettée graffeuse, photographe et militante anti-féminicide Chris Domingo, de Berkeley, en Californie.

« La première jolie fille que je vois ce soir va mourir. »

(Edward Kemper, un tueur en série américain)

La sensibilisation du public à la violence vécue par les femmes a considérablement augmenté au cours des quatre dernières décennies aux États-Unis, grâce à plusieurs formes de militantisme féministe. Cependant, malgré une couverture médiatique importante des meurtres de femmes perpétrés par des hommes – dont ce qui semble être un nombre croissant de tueurs en série qui s’en prennent à des femmes et à des jeunes filles – peu de gens semblent se rendre compte que la plupart de ces meurtres sont des manifestations extrêmes de la domination masculine et du sexisme. En revanche, beaucoup de personnes reconnaissent que certains meurtres d’Afro-Américain-es, de Latinos, d’Asiatiques, d’Amérindien-nes et d’autres personnes de couleur sont par nature racistes, que certains meurtres de Juif-es sont antisémites et que certains meurtres de lesbiennes et d’homosexuels sont homophobes.

De gauche à droite sur cette photo de 1976 : Erica Fischer, Lily Boeykens, Diana Russell et Nicole Van de Ven.

Dès 1976, j’ai inventé le mot de féminicide pour désigner le meurtre de femmes par des hommes parce qu‘elles sont des femmes. Lorsque j’ai témoigné sur le féminicide lors du premier Tribunal international sur les crimes contre les femmes qui se tenait en Belgique cette année-là, j’ai cité de nombreux exemples de ces agissements mortels de violence masculine contre des femmes et des filles. J’espérais que l’introduction de ce nouveau concept faciliterait la reconnaissance de l’intentionnalité misogyne de ces crimes.

Depuis, je me suis impliquée dans nombre de stratégies différentes avec l’espoir que l’une ou l’autre d’entre elles inciterait les féministes états-uniennes à adopter ce terme au lieu de mots génériques neutres tels que meurtre ou homicide. Cependant, la plupart des féministes états-uniennes, y compris celles dont  les efforts ont porté sur la lutte contre la violence faite aux femmes, continuent d’utiliser des termes – comme celui d’homicide conjugal – qui occultent la motivation misogyne de la quasi-totalité de ces crimes

Bien que les conjoints masculins des femmes soient de loin les auteurs les plus fréquents des féminicides (soit environ 40 à 50 % des cas), il est essentiel de reconnaître que des féminicides sont également perpétrés par des inconnus, des proches, des connaissances, des amis, des collègues, des acheteurs de prostitution et des membres de la famille. Les milliers d’hommes qui assassinent des femmes chaque année dans notre pays carburent à la misogynie. En fait, la grande majorité de tous les meurtres de femmes sont des féminicides. En contrepartie, les femmes relativement rares qui tuent des hommes sont généralement en situation de légitime défense. Ainsi, l’éradication du sexisme – ce à quoi nous les féministes aspirons depuis nos débuts – éliminerait cette puissante dynamique, et peu d’hommes assassineraient des femmes.

Contrairement à l’échec persistant des efforts déployés pour amener les féministes états-uniennes à adopter le terme de féminicide, ce concept est désormais largement utilisé dans de nombreux pays d’Amérique latine. Les féministes du Mexique, du Guatemala, du Costa Rica, de la Bolivie, du Chili, du Salvador, du Brésil, de l’Uruguay, du Pérou, du Nicaragua et du Honduras ont adopté les termes de féminicide ou fémicide. Des organisations anti-féminicide ont aussi été créées et à ce jour, huit d’entre elles ont réussi à faire adopter par leur gouvernement des lois contre le féminicide.

Les raisons de ces différences d’adoption du terme féminicide – et de l’activisme qu’il a inspiré – entre les féministes américaines et les latino-américaines constituent pour moi un mystère total.

Parmi les quelques chercheures qui étudient le féminicide aux États-Unis, une équipe dirigée par la féministe Jacquelyn Campbell a fait le constat décourageant que sur l’ensemble des féminicides perpétrés chaque année, le pourcentage de ce qu’elle appelle les féminicides commis par des « partenaires intimes » (soit des maris, des amants, des ex-maris ou des ex-amants) est passé de 54 à 72 % entre 1976 et 1996[1]. Ces années ont compris une intense période d’activité féministe, ce qui suggère que l’indépendance croissante des femmes a conduit certains hommes à y répondre par une violence mortelle. Sentant leur pouvoir menacé ou contesté, ces hommes semblent se sentir autorisés à utiliser toute la force nécessaire pour maintenir leur domination sur celles qu’ils considèrent comme leurs inférieures. C’est dire que la suprématie masculine continue de mettre toutes les femmes chroniquement et gravement en danger. Pour reprendre les termes de Campbell, « toutes les femmes sont exposées au risque de féminicide ». La peur d’être assassinée par un homme est sans doute ressentie par la plupart des femmes à un moment ou à un autre de leur vie.

Les féminicides sont souvent banalisés et dépolitisés en affirmant que leurs auteurs sont « déséquilibrés ». Par contre, il est généralement admis que le lynchage des Afro-Américains et la torture et le meurtre des détenu-es des camps de concentration étaient des crimes de haine politique, dont les objectifs étaient de préserver la domination blanche et la suprématie aryenne/nazie, quelle que soit la psychopathologie des auteurs de ces crimes. De toute façon, la maladie mentale n’exonère aucunement les hommes de leur misogynie ou de leur racisme.

Les féminicides sont des crimes de haine mortels. Bien que la loi fédérale américaine sur les crimes de haine comprenne les crimes motivés par le sexe, réel ou perçu, de la victime et que 28 États ont des lois qui incluent le motif du sexe, le seul meurtre haineux fondé sur le sexe (féminicide) que j’ai pu recenser a été porté au tribunal par le ministère américain de la Justice en 2002. Son auteur avait ligoté, bâillonné et égorgé deux lesbiennes alors qu’elles campaient dans un parc national. « Elles méritaient de mourir parce que c’étaient des putes lesbiennes », a-t-il déclaré, révélant que son crime de haine relevait tant de la lesbophobie que de la misogynie. Il est clair que l’on doit trouver d’autres stratégies pour lutter contre les féminicides dans notre pays.

Depuis l’attentat du 11 septembre 2001, le terrorisme est devenu une préoccupation majeure du gouvernement américain. Cependant, on ne reconnaît pas le fait que les femmes vivent depuis des lustres sous la menace d’un terrorisme masculin – qui se manifeste par des quantités astronomiques de viols, de voies de fait et de féminicides, ainsi que par la menace de tels actes. Contrairement aux victimes du terrorisme à caractère national, les victimes de la terreur masculine sont souvent tenues responsables de leur décès – alors qu’elles n’ont aucun moyen d’identifier les hommes qui représentent un danger pour elles. Pire encore, celles qui tuent leurs agresseurs en état de légitime défense sont souvent accusées de meurtre et incarcérées pour de nombreuses années.

Bien que la plupart des femmes soient également dans le déni concernant cette réalité, j’espère qu’un nombre croissant de féministes états-uniennes adopteront bientôt le concept de féminicide et s’organiseront pour y résister. Et si mon espoir ne se réalisait pas, je suis optimiste de voir un jour le terme de féminicide, et l’activisme qu’il inspire habituellement, en venir à se répandre de l’Amérique latine aux États-Unis et au reste du monde.

Traduction : Tradfem

Version originale : https://www.dianarussell.com/femicide_the_power_of_a_name.html

Cet article a été initialement publié en ligne par le Women’s Media Center (WMC). Les opinions exprimées dans ce commentaire sont celles de l’autrice et ne représentent pas le WMC.

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[1] Jacquelyn C. Campbell et al., “Risk-factors for Femicide in Abusive Relationships: Results from a Multisite Case Control Study,” American Journal of Public Health, 93 (2003): 1089-1097. 

2 réflexions sur “« Féminicide » : la puissance d’un mot, par Diana E. H. Russell

  1. Tout doit être fait pour protéger les victimes de violences conjugales. Mais je ne comprends pas l’utilisation du mot « féminicide ». Quand une femme est tuée par son partenaire, ce n’est pas parce que le-dit partenaire déteste les femmes, celui-ci ne l’a pas tuée parce qu’elle était une femme. C’est une dispute qui a mal tourné, une tragédie qui se produit aussi dans l’autre sens (la femme qui tue l’homme) et dans les couples homosexuels (hommes ou femmes). Contrairement au francocide : nous vivons à une époque où le ressentiment envers les blancs occidentaux est très fort, et là oui, certaines personnes en tuent d’autres pour la simple raison qu’elles sont françaises.

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    • L’article ne parle pas seulement des violences conjugales (dans le couple), mais des crimes commis contre les femmes, parce que ce sont des femmes, dans toute la société. Que les auteurs et les victimes aient eu ou non des relations amoureuses avant l’acte de violence.
      « Bien que les conjoints masculins des femmes soient de loin les auteurs les plus fréquents des féminicides (soit environ 40 à 50 % des cas), il est essentiel de reconnaître que des féminicides sont également perpétrés par des inconnus, des proches, des connaissances, des amis, des collègues, des acheteurs de prostitution et des membres de la famille »
      En ce sens et avec toute la documentation qu’on a sur ce phénomène, le mot « féminicide » explique bien la réalité de la violence subie par les femmes. Elles sont victimes d’une violence nourrie par la culture patriarcale, qui légitime cette violence de masse depuis des siècles.

      Par contre, non, il n’y a pas d’actes de violence nombreux et répétés envers des Français parce que français. Aucune étude sérieuse ne le dit. Il y a des violences entre individus, mais il n’y a pas de système solide et ancien de plusieurs siècles qui dénigre les Français, qui légitime la violence contre eux, qui la théorise. Il ne faut pas confondre entre ce qui se passe dans la tête d’une personne et ce qui est institutionnalisé comme étant la norme légitime. Entre les violences individuelles, qui arrivent dans toutes les sociétés, les désaccords individuels, et les violences collectivement excusées, ou même légitimées socialement.
      Autrement on devrait inventer un mot pour toutes les violences individuelles, et on pourrait dire qu’il y a des violences employés-de-convois-de-fonds-icides, spécialement pour les employés de convoi de fond qui se font tuer lors de braquage, ou des violences dealer-icides, spécialement contre les dealers de drogue qui se font tuer par la mafia, régulièrement. Toutes les violences de la société ne sont pas liées à une construction systémique dénigrant un groupe de personne précis, pour ce qu’elles sont.

      En revanche, des émigrants et leurs enfants meurent en masse dans la Méditerranée.

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