Un incident survenu récemment au parlement écossais, où un député a ouvertement intimidé une députée qui tentait de faire valoir des droits des femmes que le Parti national écossais tentait de supprimer, par un projet de loi sur « l’autodéclaration du sexe », a amené la chroniqueuse Victoria Smith à témoigner de sa propre expérience du contrôle coercitif dans un contexte de violence conjugale. Voici notre traduction de sa chronique.
« Rien », c’est quand même quelque chose
Les agressions contre les femmes prennent de multiples formes
Par Victoria Smith, Rubrique Artillery Row, dans le webmédia The Critic, le 1er février 2023
Il y a des années, j’ai vécu avec un homme qui me frappait, mais pas la plupart du temps. Parfois, il se contentait de me crier dessus, mais là encore, pas la plupart du temps. Je ne pouvais jamais prédire quand les choses allaient empirer, mais j’essayais d’y repérer un schéma. Un jour, vous disiez quelque chose et tout allait bien ; le lendemain, vous pouviez dire la même chose et vous saviez, instantanément, que vous aviez tout gâché.
Vous le saviez avant même que les cris ne commencent. Il y aurait des indices physiques : des changements dans son regard, ses mains ou la courbe de ses lèvres. Il ne se serait encore rien passé et il était déjà trop tard.
Aucune réaction de votre part ne pouvait vous tirer de là, mais votre esprit se précipitait pour en trouver une. Il ne fallait surtout pas répliquer, c’était l’évidence. Plaider n’était pas une solution. Il trouverait cela manipulateur. Vous ne pouviez pas partir. Ce serait un manque de respect et, de plus, il vous suivrait.
Ne pas lever pas le bras pour vous protéger, ne pas vous recroqueviller. L’un ou l’autre de ces gestes reviendrait à jouer la victime. Mais ne pas prendre non plus un air impassible, c’est-à-dire arrogant et supérieur. En clair, il n’y avait aucune façon d’être, de bouger, ou d’exister, qui ne vous ferait pas mériter d’autant plus ce qui allait vous arriver.
La violence physique n’est pas le seul moyen par lequel les hommes terrorisent les femmes
Parfois, cela se terminait par une agression physique, parfois non. Cela ne changeait pas grand-chose à la terreur initiale car, bien sûr, vous ne le pouviez pas le savoir à l’avance. Par la suite, si aucun coup n’avait été réellement porté, l’on décrétait qu’il « ne s’était rien passé ».
Je pense que bien des femmes vivent extrêmement souvent sous la coupe de ce « rien ne s’est passé ». Un homme n’a pas besoin de vous frapper plus d’une fois pour que toutes les occasions où il aurait pu le faire aient l’effet escompté. Il n’a peut-être pas besoin de vous frapper du tout. L’une des raisons pour lesquelles il est si important pour les féministes de faire mieux connaître le contrôle coercitif est que la violence physique n’est pas le seul moyen par lequel les hommes terrorisent les femmes. Certaines femmes vivent dans la crainte constante d’hommes qui peuvent honnêtement dire : « Je ne l’ai même pas touchée ».
Bien que le terme « violence conjugale » soit utile, il peut créer une fausse distinction entre ce qui se passe derrière des portes closes et la manière dont cela influence nos comportements dans la vie publique. Les femmes qui ont été victimes d’agressions dans un environnement donné deviennent hyper-sensibles à certains indices, à ces petits signes qui indiquent que la même dynamique est à l’œuvre. Si très peu d’hommes se risquent à traiter une femme en public comme un agresseur conjugal la traiterait en privé, il existe des boutons sur lesquels appuyer, des manières d’occuper l’espace qui démontrent leur sentiment de qui a le dessus. Il peut y avoir une attente de déférence et une croyance qu’il est acceptable de traiter comme des agresseuses les femmes insuffisamment déférentes – c’est-à-dire insuffisamment craintives.
Bien entendu, il est difficile pour une femme d’attirer l’attention sur ce point. Si elle se plaint d’un homme en particulier, on lui répondra, une fois de plus, qu’il « ne s’est rien passé ». Même lorsqu’elle voit quelque chose qui reproduit les schémas qu’elle connaît si bien – le comportement déraisonnable, l’accès de rage, le ressentiment irrépressible et apitoyé d’un homme qui estime qu’une femme l’a amoindri – l’agresseur pourra présenter se draper dans un déni plausible. Il s’offusquera que l’on puisse le comparer à un agresseur. En fait, cela deviendra une preuve de plus qu’il a eu raison de se mettre en colère.
Ce que je décris ici sont des intuitions féministes de base, mais je pense qu’il est important de les réaffirmer ici, maintenant, à l’ère des incels, de l’activisme d’extrême droite, de la pornographie de vengeance en ligne, de la traite sexuelle, d’une police qui déteste les femmes – une ère de misogynie si grotesque qu’elle a enhardi certains hommes (et femmes) à décréter que les incidents où « rien ne s’est passé » ne méritent vraiment pas que l’on s’en plaigne. Le fait de savoir à quel point certains hommes détestent les femmes et ce qu’ils sont prêts à leur faire subir est même exploité pour suggérer qu’il existe une misogynie « réelle » – des violences réelles, des viols réels, des meurtres réels – et qu’il y a ensuite des femmes qui banalisent ces violences en logeant de fausses plaintes.
Un bon exemple de cette dérive est le comportement récent des députés travaillistes Ben Bradshaw et Lloyd Russell-Moyle (photo) à l’égard des députées qui ont pris la parole au sujet du projet de loi écossais relatif à la réforme de la reconnaissance du genre. Pour de nombreuses femmes, dont je fais partie, ces cris et ces brimades ont eu une familiarité troublante. Le sentiment de supériorité morale exprimé ensuite par Lloyd Russell-Moyle, quand il a affirmé que c’est sa « conviction passionnée » qui l’avait conduit à adopter le « mauvais ton », était tout à fait prévisible. C’est elle, la députée Miriam Cates, qui l’avait poussé à le faire. Toute personne ayant des principes aurait fait de même. Qui pourrait qualifier ces propos de violents ?
Je sais que je ne suis pas la seule femme à avoir vu cela et à avoir ressenti une véritable consternation. Ce comportement ne devrait pas avoir sa place dans la vie publique. Il aurait dû être condamné par le chef de l’Opposition Keir Starmer au lieu d’être occulté avec des platitudes sur le « respect ». Starmer prétend se préoccuper de la violence à l’égard des femmes et des jeunes filles, mais il semble aveugle à la dynamique plus large qui la sous-tend. Si rien ne s’est passé à la Chambre des communes, alors rien ne se passe non plus dans la plupart des foyers marqués par la violence conjugale, et ce jusqu’à ce que quelque chose se passe et que nous devions tous prétendre que personne n’aurait pu le prévoir.
À bien des égards, je préférerais oublier avoir ressenti tout cela, mais je n’y arrive pas.
Je n’aime pas ressentir les choses que je ressens lorsque je vois des hommes crier sur des femmes d’une manière dont je sais qu’ils n’oseraient jamais crier sur des hommes (quelle que soit la « passion » qu’ils ressentent). Je préférerais ne pas faire les liens que je fais. Ce n’est pas de l’opportunisme. Ce n’est pas une arme que j’aime manier. À bien des égards, je préférerais oublier avoir ressenti tout cela, mais je n’y arrive pas. Tant que je n’y parviendrai pas, j’enrage de voir que des hommes qui exploitent la peur des femmes – qui connaissent suffisamment la domination masculine pour l’exercer, mais pas assez pour la reconnaître – ont encore le culot de dire aux femmes quels sont les hommes dont nous devons « vraiment » nous inquiéter.
Pensent-ils que les femmes qui trouvent leur comportement problématique n’ont pas été suffisamment frappées ou violées pour savoir ce qu’est la « vraie » » misogynie ? Nous voient-ils un peu comme des enfants gâtées – en train de nous agiter pour un peu de cris et de doigts pointés ? Ne comprennent-ils pas que l’expérience des comportements extrêmes, loin de banaliser les autres manifestations de la misogynie, nous rend encore plus attentif à ses courants sous-jacents ?
Je suis tout à fait consciente que, de la même manière que je n’ai jamais trouvé le moyen d’échapper à une confrontation par le passé, il n’y a aucun moyen d’exprimer cela de manière convaincante aux hommes qui aiment crier sur les femmes. À leurs yeux, j’utilise le traumatisme comme une arme. Je suis pleurnicharde et manipulatrice. Je joue la victime. Je vois des menaces de violence partout.
Ils diront « il ne s’est rien passé », et à la base, ils auront raison. Mais je pense que ce « rien » a de l’importance. Je pense que ce « rien » mérite d’être nommé.
Victoria SMITH
Traduction: TRADFEM