Brûlez la sorcière ! HAGS (Les Harpies), un ouvrage vivant et érudit, interroge pourquoi des générations de jeunes femmes se retournent contre leurs mères, explique Janice Turner.
Janice Turner, dans The Times, 24 février 2023
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Un exemple de cette diabolisation, lors d’un défilé Trans Pride au centre-ville de Londres en 2021.
Une caricature parue dans le New Yorker résume non seulement ce livre mais aussi, pour beaucoup d’entre nous, les cinq dernières années. Un puritain barbu s’apprête à mettre le feu à un bûcher où est ligotée une femme : « Laissez-moi commencer par dire, déclare-t-il, que personne n’est plus féministe que moi ». Ce n’est pas pour rien qu’un nouveau podcast s’appelle The Witch Trials of JK Rowling.

Les hommes de gauche (surtout barbus) qui haranguent, vilipendent ou menacent des femmes au nom de la nouvelle hérésie – soit prétendre que le sexe biologique est réel, immuable et significatif dans nos vies – prétendent être les vraies féministes. Alors que les femmes qu’ils détestent violemment, et en particulier les sorcières qui se sont alliées à Goody Rowling, sont à leurs yeux des bigotes contemporaines, des ‘Terfs’, des ‘Karens’, des pimbêches prudes, des mamans banlieusardes, des rabat-joie qui n’ont plus qu’à mourir. Bref, ce sont des vieilles.
Il est clair que la journaliste Victoria Smith a écrit HAGS (Les Harpies) pour faire sens de cette étrange chasse aux sorcières contemporaine. Mais son livre brosse un portrait historique de la haine et de la crainte visant la femme d’âge moyen. La base de ces attitudes est, selon elle, la valeur réservée à la fécondité et la ‘baisabilité’ des femmes : une fois qu’une femme a perdu ce capital sexuel, à quoi sert-elle ? Smith évoque « le dépit qui surgit lorsque les hommes décrètent que nous avons rempli notre fonction et se demandent pourquoi nous sommes encore dans le paysage ».
Les jeunes femmes, celles qui s’efforcent frénétiquement de se faire belles et de corriger leur apparence pour ne pas sombrer dans l’infériorité, amplifient l’âgisme, car si elles font cause commune avec des femmes plus âgées, elles risquent d’en être souillées. J’écris ‘elles’, mais c’était autrefois ‘nous’, car chaque nouvelle génération de femmes voit méprisé son propre avenir de poitrine affaissée, tel que manifesté chez des collègues plus âgées ou des célébrités dépassées, mais surtout chez nos mères.
Cette tendance explique le clivage générationnel brutal de la guerre des sexes. Pendant les premières décennies de vie dans un corps de femme, dit Smith, vous pouvez vous convaincre que vous n’êtes pas différente d’un homme. Je me souviens du dégoût et de la pitié que j’ai éprouvés à 25 ans pour les couveuses bovines, accaparées par des bambins. Je ne serai jamais comme ça, me suis-je juré. Je resterai libre. « Le déni du fil biologique qui nous relie aux femmes plus âgées, dit Smith, peut ainsi être ressenti comme une libération. »
Et maintenant qu’une grande partie de la vie se passe sur Internet, une fille peut devenir son avatar désincarné ou adopter un pronom neutre pour se soustraire à une féminité morne et pénible, bien que Smith estime que « la désidentification personnelle est un ‘ego trip’, et non une solution ». Mais après quatre ou cinq décennies dans ce corps féminin, au-delà des avanies de la grossesse et de l’accouchement et jusqu’aux premiers caprices hormonaux de la ménopause, la biologie ne semble que trop réelle. En outre, comme le souligne l’autrice, à l’âge de 45 ans, les femmes se demandent pourquoi, malgré toutes les promesses d’égalité des sexes, la plupart des tâches non rémunérées d’essuyage de fesses et de passage de serpillière leur demeurent réservées ?
Une envie irrésistible est donc d’épargner aux jeunes femmes ces sévices ou les simples dommages psychiques inhérents au fait de demeurer le jeune objet sexy, surtout maintenant que le récit érotique est alimenté par un porno toujours plus violent. Pourtant, Smith reconnaît sobrement qu’il y a quelques années, elle aussi aurait dédaigné de tels avertissements. Les jeunes femmes d’aujourd’hui sont éduquées à rester bienveillantes (#BeKind), à croire que ‘la féminité est nécessairement inclusive’, et elles considèrent donc que les Terfs/Harpies qui défendent les espaces non mixtes sont non seulement malveillantes, mais aussi repoussantes et non féminines.
Pourtant, le paradoxe de la condition de harpie est qu’elle peut être ressentie comme une bénédiction. « Après avoir passé la moitié de sa vie à se faire dire que l’on pourrait cesser d’exister au moment où sa ‘valeur’ diminue, dit Mme Smith, on se rend compte qu’en fait, on est plus réelle que jamais. » En effet, larguer l’artifice chronophage de la ‘féminité’, c’est comme enlever un soutien-gorge inconfortable. J’aurais aimé que HAGS s’attarde un peu plus sur ces aspects positifs. Peut-être que Smith, à 48 ans, est encore en transition, qu’elle n’a pas encore fini de faire le deuil de sa féminité perdue et qu’elle vit encore sa transition à un endroit plus heureux où l’on se moque de la façon dont les hommes vous voient.
Le plus grand plaisir éprouvé à lire HAGS est son érudition vivace. Smith s’inspire des féministes de la deuxième vague que je lisais quand j’étais étudiante : Dale Spender, Andrea Dworkin, Adrienne Rich, Sheila Jeffreys et ma chère et problématique Germaine Greer. Toutes ont vu leur étoile flétrie sans raison valable, si ce n’est que, alors que tous les autres mouvements de justice sociale chérissent leurs aînés, le féminisme crie à la mal-pensance et les brûle comme autant de sorcières. Smith reconnecte habilement ces fils intellectuels sectionnés.
Que peuvent nous apprendre ces aînées brillantes, intransigeantes et drôles ? Principalement que rien ne change. La femme d’âge mûr a toujours été ‘sans valeur mais dangereuse’. Les tropes anciens resurgissent sous de nouvelles insultes. On ne dit plus « mégère » ou « canasson », on ne dépeint plus la vieille belle-mère comique avec son rouleau à pâtisserie, mais on s’en prend aujourd’hui aux « Karen », une épithète inventée pour parodier les femmes blanches racistes, mais qui désigne maintenant toute femme plus âgée qui refuse de se taire. C’est ce qui est le plus effrayant chez les harpies : comme les infirmières âgées qui ont souvent entravé l’accès du comédien pédophile Jimmy Savile à ses jeunes victimes, elles n’ont pas peur de dire non.
Pire encore, elles forment des cercles. Smith se souvient que les hommes, lorsqu’ils surprenaient des collègues féminines en train de parler, avaient l’habitude de lancer : « Qu’est-ce que c’est, une assemblée de mamans ? » Les bavardages féminins étaient à la fois tenus pour anodins et suspects. Dernièrement, les chasseurs de sorcières ont pris pour cible le réseau britannique Mumsnet pour le crime d’avoir facilité des échanges entre femmes sur leurs droits sexuels, la fécondation in vitro et l’érythème fessier.
Comme le dit Smith, les sorcières d’autrefois se sont toujours avérées être des personnes que les communautés n’avaient jamais aimées, comme les femmes indépendantes ou possédant des biens. Demandez-vous pourquoi les écrivains masculins qui partagent les opinions de JK Rowling ne sont pas quotidiennement menacés de mort, eux. Au lieu des muselières autrefois utilisées pour brider les femmes, les activistes contemporains réduisent les femmes au silence en harcelant des éditeurs ou faisant interdire des livres. J’ai assisté à des réunions où les femmes ne faisaient que discuter de la législation existante, la Loi sur l’égalité de 2010, et pourtant des fenêtres ont été fracassées, des bombes fumigènes lancées, des propriétaires de salles menacés et des participantes plus âgées raillées pour leurs seins tombants ou leurs cheveux clairsemés. La haine des harpies est réelle. Lorsque des activistes affichent des mèmes d’armes à feu visant des femmes journalistes ou espèrent qu’elles ‘meurent dans un feu de graisse’, vous savez qu’un grand nombre de nouveaux puritains seraient heureux d’allumer nos bûchers.
Ce livre éloquent, intelligent et dévastateur décrit le tout dernier préjugé acceptable, un préjugé qui est même considéré comme un progrès : la détestation des femmes âgées. J’aimerais que les jeunes féministes le lisent aussi, car ce qu’il y a de plus stupide quand on participe à une chasse aux sorcières, c’est que l’on ne fait que brûler son futur soi.
HAGS : The Demonisation of Middle-aged Women, par Victoria Smith, Fleet, 368pp ; £20.
Souhaitons que ce livre soit adapté en français…
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