« Parler librement et liberté de parole : Les féministes face à la ‘nouvelle’ droite ».

Article publié dans la revue Atlantis, 2020, No 4

Rachel Alpha Johnston Hurst est professeure agrégée d’études sur les femmes et le genre à l’Université St. Francis Xavier à Antigonish, en Nouvelle-Écosse. Elle est l’autrice de Surface Imaginations : Cosmetic Surgery, Photography, and Skin (2015) et coéditrice de Skin, Culture, and Psychoanalysis (2013). Ses essais les plus récents ont été publiés dans History of Photography, Feminist Studies, Configurations, et Body & Society.

Jennifer L. Johnson est professeure agrégée d’études sur les femmes, le genre et la sexualité à l’Université Thorneloe de la Laurentienne. Elle est coéditrice de Feminist Issues : Gender, Race, and Class, 6th edition (Pearson Education 2016), Feminist Praxis Revisited : Critical Reflections on University – Community Engagement (WLUP 2019) et Maternal Geographies : Mothering In and Out of Place (Demeter Press 2019).

À la fin du mois d’octobre 2018, des affiches sont apparues sur les campus d’Amérique du Nord, sur lesquelles on pouvait lire : « C’est bien d’être blanc ». Le message présentait des similitudes avec des messages et des graffitis antérieurs affichés sur des campus universitaires et se lisant « White Lives Matter », en réaction directe au mouvement Black Lives Matter en 2016 et 2017. L’ « alt-right », la « droite alternative » ou la « nouvelle droite », comme on l’appelle maintenant, est une idéologie largement répandue en ligne qui unifie une variété de petits mouvements par contraste au conservatisme dominant et qui tente grossièrement de consolider des valeurs et des idées qui leur semblent perdues dans une société de plus en plus libérale (Hodge et Hallgrimsdottir 2020). Comme le reconnaîtront de nombreuses étudiantes de la pensée féministe, même si les voix de la soi-disant droite se répandent sur les campus universitaires, le contenu de leurs idées n’est pas nouveau. Les penseuses féministes ajouteront ces expressions publiques d’une anxiété raciale des Blancs aux analyses féministes des réactions documentées à l’époque de l’abolition de l’esclavage et des droits civiques, et après le 11 septembre, entre autres exemples. En conjonction avec les déclarations de nationalistes blancs, certains de ces messages ont également inclus un langage antisémite, anti-immigration, antiféministe et anti2SLGBTQ+, et dans certains cas, ils mentionnent des liens directs avec des organisations nationalistes blanches. Heureusement, ces affirmations de la suprématie blanche et de la misogynie contrastent avec la documentation et la protestation énergiques suscitées par une série d’injustices au Canada (et aux États-Unis) aujourd’hui.

Ces injustices comprennent les pertes de vie, les blessures physiques et la violence psychique causées par la brutalité policière contre les Noirs et les Autochtones, ainsi que les attaques très publiques menées par des hommes blancs contre des personnes racialisées et des femmes autochtones (Gillis 2020, Globe 2020, Ibrahim 2020, Porter 2017). Au cours de la dernière décennie, on a également assisté à des attaques brutales contre de grands groupes de personnes ou des femmes individuelles par des hommes qui s’identifient comme des incels (célibataires involontaires), dont les activités sur les médias sociaux révèlent souvent des liens entre la misogynie, la xénophobie et le racisme, et qui identifient les femmes, les immigrants, les Noirs, les Autochtones et les personnes de couleur comme la source de leurs griefs (Boisvert 2020, CBC News 2020a et 2020b, Pickard 2020). Les restrictions imposées par l’État canadien à l’arrivée des réfugiés, et en particulier des réfugiés de couleur, pourraient bien galvaniser une nouvelle génération d’activistes des droits de la personne à l’échelle mondiale (Humphreys 2020). L’ensemble de ces messages hostiles à l’égard des « autres » montre qu’il est nécessaire de prêter attention à la violence systémique et quotidienne liée au sexe, à la race et à la sexualité dans la société canadienne. Le démantèlement des investissements normatifs dans la suprématie blanche en Amérique du Nord est lent et loin d’être acquis.

Le fil conducteur de ces violences est l’idée que les institutions canadiennes – y compris les universités – sont devenues des lieux qui excluent activement et réduisent au silence les « hommes blancs », pour reprendre la terminologie de Sara Ahmed (2014), et qu’une rétribution violente est justifiée en guise de réponse. Avec des niveaux variables de visibilité et d’engagement envers le changement, de nombreuses universités canadiennes reconnaissent l’importance de reconnaître et de réparer les torts historiques et contemporains causés par leurs pratiques racistes dans le cadre de l’État canadien – du moins dans les déclarations publiques de soutien et les relations publiques des universités. Les institutions comme les universités peuvent avoir reconnu la violence racialisée par des conférences, des enseignements et des veillées spéciales, comme beaucoup l’ont fait après que Barbara Kentner ait été mortellement frappée par un lancer de pièce métallique à Thunder Bay, en Ontario, le 29 janvier 2017 (un crime pour lequel les accusations ont été ramenées de meurtre à homicide involontaire en 2020). Les engagements publics des universités à lutter contre le racisme – et en particulier le racisme anti-Noir – ont récemment proliféré après les manifestations publiques massives de protestation en Amérique du Nord en réponse au meurtre de George Floyd par la police de Minneapolis, Minnesota, le 25 mai 2020, et de Breonna Taylor à Louisville, Kentucky, le 13 juin 2020, et, au Canada, aux morts violentes de Regis Korchinski Paquette à Toronto, Ontario, le 27 mai 2020 et de Chantel Moore à Edmundston, Nouveau-Brunswick, le 4 juin 2020.

Cependant, ces déclarations publiques d’opposition au racisme et l’engagement exprimé à développer de meilleures procédures et politiques internes pourraient être considérés comme faisant partie de ce qu’une praticienne de la diversité interrogée par Sara Ahmed pour On Being Included : Racism and Institutional Life, comme « produire du discours plutôt que de produire du changement » (2012, 86). Les déclarations publiques et l’élaboration de politiques risquent de devenir des pratiques qui étouffent la dissidence et la critique (surtout à l’interne) tout en présentant un visage public antiraciste inclusif qui ne représente pas la réalité pour celles et ceux qui étudient et travaillent dans ces espaces. Comme Frances Henry, Enakshi Dua, Carl E. James, Audrey Kobayashi, Peter Li, Howard Ramos, Malinda S. Smith et bien d’autres l’ont documenté, les professeurs indigènes et racialisés sont sous-représentés dans les diverses instances de ces institutions et sont confrontés à un racisme manifeste et à des microagressions au travail. Leur travail est sous-évalué dans les processus de titularisation et de promotion ; en même temps, les procédures et politiques internes visant à lutter contre le racisme au travail sont inadéquates et échouent souvent (Henry et al. 2017, 297¬8). À l’instar du corps professoral universitaire, les étudiants racialisés et autochtones sont confrontés à des conditions similaires à celles décrites par Black at Western, un groupe d’anciens étudiants diplômés de l’Université Western depuis plusieurs décennies. Ils et elles font état d’une exposition traumatisante à des professeurs racistes et à une administration universitaire peu sympathique (Rodriguez 2020). Les Noirs de Western font spécifiquement référence au psychologue suprématiste blanc J. Philippe Rushton, ainsi qu’aux professeurs blancs qui insistent pour prononcer le « mot en n » à haute voix en classe. Les souvenirs d’Eternity Martis, They Said This Would Be Fun : Race, Campus Life, and Growing Up (2020), prolongent ce tableau en racontant l’expérience de l’autrice en tant que femme noire et étudiante de premier cycle à Western, où elle a été confrontée à du harcèlement verbal raciste, à des agressions et à des menaces physiques, ainsi qu’à des micro-agressions constantes de la part d’autres étudiants et de membres de la communauté.(1)

La tension entre le visage public de l’université et les expériences silencieuses d’oppression au sein de celle-ci crée des conditions impossibles pour les professeurs, les étudiants et le personnel racialisés et indigènes, et peut aggraver les expériences négatives de ceux qui sont queer, trans, féministes ou handicapés. La responsabilité de l’institution est souvent contournée par une condamnation publique ou une déclaration de solidarité. De plus, Ameil J. Joseph, Julia Janes, Harjeet Badwall et Shana Almeida critiquent astucieusement la façon dont ces déclarations exposent fréquemment les membres racialisés des communautés universitaires à d’autres harcèlements et menaces, et le fait que ces déclarations sont souvent faites parallèlement à une proclamation de la valeur de la liberté de parole, de la liberté d’expression ou de la liberté académique (2020, 168). Malgré de solides preuves du contraire, les adeptes de l’alt-right revendiquent une position de victimisation et d’oppression pour les hommes blancs qui est le résultat de petits gains pour accroître l’équité dans les universités, petits gains qui sont présentés par les universités comme la preuve de leur « progrès ». Cette collection d’articles publiés dans Atlantis aborde une série de moments très publics au cours desquels des enseignantes, des étudiantes et des administratrices féministes ont été confrontées au type d’hostilités décrites ci-dessus. Les ramifications violentes des messages xénophobes et anti-féministes exprimés dans les établissements d’enseignement ne sont pas surprenantes, étant donné la facilité avec laquelle le racisme anti-Noir, les positions anti-féministes et la violence se poursuivent en ligne et dans la vie quotidienne des gens. Ceux qui travaillent dans l’enseignement postsecondaire ont déjà remarqué que, comme on pouvait s’y attendre, les fonds et les ressources consacrés à la recherche se sont recentrés sur les questions liées à la COVID19, et ce à juste titre. Mais ce qui est également très troublant, c’est que la productivité de certains groupes de chercheurs, notamment les femmes et les personnes ayant des responsabilités familiales en dehors de leur travail rémunéré, a sensiblement diminué (Dolan et Lawless 2020) et que les inégalités existantes entre les hommes et les femmes du corps professoral dans l’accomplissement du travail de service associé à la vie universitaire renforcent une situation encore plus inéquitable pour le corps professoral existant et entrant (Guarino et Borden 2017). Ces études suggèrent qu’un éventail moins diversifié d’universitaires et d’étudiants sera présent pour recevoir les fonds qui détermineront qui sera autorisé à aider à résoudre les problèmes du COVID19 et qui sera mis sur la touche pour le travail essentiel de soins à la maison, ou d’autres formes de soins et de service au sein des universités. Si l’on ajoute à cela les hostilités auxquelles nous avons fait référence plus haut, les recoupements entre le travail de soins sexospécifiques et les profondes inégalités raciales en matière de santé pourraient également marginaliser davantage les personnes dont la présence dans les universités n’est devenue que récemment plus courante. Alors que les universités et les collèges font face aux impacts des réponses gouvernementales à la COVID-19, il est difficile de ne pas anticiper des plans d’austérité budgétaire qui pourraient ne pas financer certains des domaines d’enseignement des arts et des sciences libéraux où les femmes, les autochtones et les Noirs ont effectué des percées.

Pour revenir à l’échelle de la salle de classe, des manifestations d’hostilité qualifiées de liberté d’expression par leurs partisans et même par certaines administrations universitaires révèlent des politiques mal conçues pour faire face aux problèmes qui en découlent. Dans Living a Feminist Life (2017), Sara Ahmed présente l’illogisme et les déconnexions parmi les arguments qui accusent les praticiennes des études féminines et de genre comme étant trop sensibles à ces problèmes. Ces arguments si souvent lancés dans les médias, parfois par nos propres collègues, incitent injustement le corps étudiant à entrer dans des débats qui, à toutes fins utiles, réduisent les luttes des gens à des exercices purement académiques. Celles et ceux qui sont la cible de tels actes de soi-disant liberté d’expression sont souvent sous-représentés dans les réponses officielles et sont décrits comme coupables de censure et comme trop sensibles lorsqu’ils protestent. Comme le soutient Janet Conway, l’invocation de la « liberté d’expression » est une tentative délibérée – et simpliste – de discréditer l’érudition, l’enseignement et l’expression des personnes marginalisées par le biais de ce qui a déjà été une revendication libérale (2020). Les administrations des universités canadiennes ont tenté de formuler des réponses soigneusement raisonnées qui ignorent trop facilement les conditions déraisonnables dans lesquelles les étudiants et les professeurs minorisés et leurs partisans doivent étudier et travailler.

Les auteurs de cette section du présent numéro d’Atlantis analysent les obstacles, la violence et le harcèlement que subissent quotidiennement les étudiants, professeurs et employées féministes des universités, en particulier les Noires, les Autochtones, les personnes de couleur, homosexuelles, transsexuelles et handicapées, ce qui démontre la fausseté des affirmations de la droite alternative selon lesquelles les féministes sont trop sensibles et ne peuvent tolérer d’être remises en question.

La section s’ouvre sur un essai de Robyn Bourgeois. « Hostility, Harassment and Violence : On the Limits of ‘Free Speech’ for Minority Feminist Scholars » démasque le caractère opportuniste et creux de la plupart des défenses de la liberté d’expression dans les médias populaires, qui tendent à défendre la liberté d’expression uniquement lorsqu’elle soutient le statu quo. Bourgeois commence par la réponse apportée à son analyse scientifique publique de la tuerie de 22 personnes dans une région rurale de Nouvelle-Écosse les 18 et 19 avril 2020, une analyse qui a désigné la masculinité blanche du meurtrier comme étant essentielle pour comprendre ce massacre et pour contester un récit qui a émergé concernant son « caractère absurde ». Comme on pouvait s’y attendre, cette réponse a été violente et a visé à réduire au silence l’analyse de Bourgeois – pourtant appuyée sur la recherche et l’expérience – par des attaques personnelles qui l’ont ciblée en tant que femme et mère indigène, la menaçant de violences physiques et sexuelles et demandant son licenciement. Son essai publié dans ce recueil guide les lecteurs à travers dix vignettes qui explorent différentes facettes de la réalité occultée par la politique et la presse de droite, à savoir que les professeures et les étudiantes qui ne sont pas blancs, masculins, valides, hétérosexuels et cisgenres font l’objet d’un contrôle extraordinaire à l’intérieur et à l’extérieur de l’université, contrôle qui a pour but de les réduire au silence. Ces récits démontrent l’application inégale des principes de la soi-disant liberté d’expression au sein de l’université ainsi que dans les médias populaires, en particulier pour les chercheuses féministes qui sont autochtones, noires ou de couleur.

L’article d’Elizabeth Brulé partage un intérêt similaire à celui de Bourgeois, puisqu’il examine comment le militantisme et le discours des étudiants marginalisés sur le campus sont réglementés et limités par les codes de conduite des étudiants, les politiques de civilité et, plus récemment, les politiques de liberté d’expression dans les provinces de l’Ontario et de l’Alberta. Bien qu’il soit communément admis que les étudiants universitaires jouissent des droits à la liberté d’expression et de réunion protégés par la Charte canadienne des droits et libertés, les universités canadiennes ont le droit d’établir leurs propres règlements et politiques en matière de discours et de conduite, un droit énoncé dans les actes législatifs et les statuts juridiques des universités. Encore une fois, le récit populaire qui circule est celui d’universités obsédées par une rectitude politique qui réduit activement au silence des groupes d’étudiants (p. ex., les hommes blancs, les conservateurs) ou des positions sur des questions sociales (p. ex., l’opposition à l’avortement) afin de maintenir un environnement protégé. Cependant, un examen plus approfondi de la manière dont les codes de conduite des étudiants et les politiques de civilité sont utilisés montre qu’ils étouffent le plus souvent le militantisme et le discours des étudiants marginalisés et ne protègent pas les étudiants contre la discrimination et les discours nocifs. Brulé propose que l’accent mis sur la prévention des « atteintes à la dignité » plutôt que sur la « liberté d’expression » est un moyen utile d’équilibrer la nécessité d’une vision expansive de la liberté d’expression sur le campus avec la garantie que les étudiants ne sont pas soumis à la discrimination et au harcèlement, parce qu’un tel accent déplace l’attention des droits individualisés vers la responsabilité collective.

Madison McDonald reprend le fil des politiques de liberté d’expression qui ont été récemment imposées par les gouvernements conservateurs de l’Ontario et de l’Alberta et dans certaines universités. Son article, « Free Speech Rhetoric and Normalizing Violence », présente une analyse des politiques de liberté d’expression sur les campus qui confondent liberté académique et liberté d’expression. Mme McDonald soutient que les discours de l’hétéro-activisme, de l’extrême droite et de l’altérité exploitent l’engagement des universités à l’égard de la liberté académique et déploient un cadre qu’elle appelle « rhétorique de rapprochement ». Cette rhétorique consiste à reformuler des idéologies violentes dans le cadre de normes et de discours sociaux plus acceptables, par exemple en présentant le refus d’un professeur d’utiliser les pronoms demandés par un étudiant comme une résistance au « discours imposé », plutôt que comme un refus explicitement transphobe de reconnaître l’identité de genre de l’étudiant. Détourner l’attention vers la question d’un « discours imposé » alimente les craintes d’autoritarisme, normalisant la transphobie inhérente au refus d’utiliser les pronoms réclamés par quelqu’un. Mme McDonald soutient qu’il faut envisager sérieusement d’interdire les discours qui normalisent les actes préjudiciables, et elle analyse les conséquences involontaires des politiques de liberté d’expression qui ne prennent pas position contre la discrimination et le harcèlement.

L’article d’Emily Colpitts, « Addressing Sexual Violence at Ontario Universities in the Context of Rising Anti-Feminist Backlash », aborde également des questions relatives à l’élaboration des politiques universitaires et à ce qui peut et ne peut pas être dit. Dans son article, elle s’interroge sur les difficultés à nommer les causes profondes de la violence sexuelle dans un contexte marqué par une réaction anti-féministe. Mme Colpitts examine comment les arguments de groupes anti-féministes comme les activistes des droits de l’homme et les incels façonnent le discours médiatique sur la violence sexuelle sur les campus universitaires, créant une panique morale sur la persécution des hommes blancs et le pouvoir illimité de censeures féministes prudes dans les universités canadiennes. Cependant, une fois de plus, la réalité est que les survivantes de violence sexuelle sont confrontées à d’importantes limites à la parole par le biais d’accords de non-divulgation, et les politiques de violence sexuelle sur les campus sont souvent rédigées de manière à minimiser l’oppression systémique (par exemple, la misogynie, la suprématie blanche) au profit de descriptions individualistes et neutres à l’égard du genre de la violence sexuelle. Ainsi, des membres clés de la communauté universitaire – survivantes, professeures et étudiantes féministes – sont exclues de l’élaboration des politiques, et les activités de prévention de la violence sexuelle visent de manière disproportionnée à présenter leurs messages d’une manière acceptable qui ne déclenchera pas de réaction anti-féministe. Par son analyse, Mme Colpitts explore la manière dont l’anti-féminisme limite et façonne le travail de lutte contre la violence, et soutient que les préoccupations concernant la manière de transmettre ces messages aux hommes cisgenres ont dilué ces efforts.

L’article de Lindsay Ostridge intitulé « Speaking Freely and Freedom of Speech : Why is Black Feminist Thought Left Out of Ontario University Sexual Violence Policies » (Parler librement et liberté de parole : pourquoi la pensée féministe noire est-elle exclue des politiques de lutte contre la violence sexuelle des universités ontariennes) s’harmonise bien avec l’analyse de Mme Colpitts, bien que Mme Ostridge se concentre sur une dimension différente des politiques de lutte contre la violence sexuelle : le cadre théorique qui guide le processus d’élaboration des politiques. Ostridge propose une analyse détaillée de la manière dont la violence sexuelle continue d’être dissociée de la violence racialisée dans ce qui serait autrement une application pratique des idées féministes pour rendre les institutions éducatives plus libres de violence. Dans une étude de cas d’une politique autonome de violence sexuelle sur le campus, l’auteur examine ce que les administrateurs entendent lorsqu’ils sont mandatés pour agir sur les taux élevés de violence sexuelle sur le campus. Plus précisément, Ostridge soutient que des décennies de théorisation et de militantisme féministes noirs, qui articulent une approche intersectionnelle de la lutte contre la violence, sont ignorées dans ces réponses administratives à la pression des féministes elles-mêmes. Au lieu de cela, les concepts féministes noirs critiques comme l’intersectionnalité sont vidés de leur substance pour décrire des identités individuelles, et les administrations sont réticentes à reconnaître que les systèmes d’oppression sont imbriqués et se renforcent mutuellement (Combahee River Collective, 1986). Par conséquent, les administrations continuent de criminaliser les Noirs sur les campus ; par exemple, Ostridge souligne à juste titre la séparation entre les « femmes » et les « groupes marginalisés » dans la politique sur la violence sexuelle de l’Université d’Ottawa, un mouvement discursif qui positionne les femmes blanches comme des survivantes réifiées de la violence sexuelle et les « groupes marginalisés » comme autres que la communauté du campus.

L’article d’Heather Latimer, « Snapping : Feminist Pedagogy and Navigating the ‘New’ Right », nous ramène à l’analyse théorique et à la réflexion sur notre expérience, cette fois-ci fondée sur la théorie de l’affect et la théorie de l’anecdote (Gallop 2002). Grâce à une analyse critique réflexive de quatre moments dans la salle de classe, Mme Latimer pousse les lecteurs à s’engager dans l’affect de « choc » comme réponse à la montée contemporaine de l’alt-droite et du Trumpisme, ainsi que dans les défis pédagogiques féministes que représente la rencontre d’étudiants ayant des attachements passionnés à des idées et des mouvements qui s’opposent à ce qu’ils apprennent dans les classes d’études féminines et de genre. Dans son analyse, Latimer soutient que la réaction de « choc » aux preuves de la montée des idéologies d’extrême droite – par exemple, l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis – est une réponse affective structurée par la blancheur, mais que pour les étudiants noirs, indigènes et de couleur, de tels événements n’étaient que trop prévisibles. Elle évoque les conséquences de l’investissement de temps et d’énergie – guidé par une approche pédagogique féministe qui considère les étudiants comme responsables de leur apprentissage et de leur position – pour soutenir les étudiants privilégiés dans leur exploration et leur remise en question des idées et des arguments de l’extrême droite, alors que d’autres étudiants se heurtent continuellement aux murs de briques institutionnels (Ahmed 2017). À travers le concept de « snap féministe » de Sara Ahmed, Latimer plaide en faveur d’un processus réflexif qui tient compte des ruptures inhérentes à l’université, non pour dépassser un optimisme naïf au profit d’un engagement critique que l’invitation au snap fournit aux éducatrices féministes.

Les enjeux et les débats abordés par les contributrices de cette section ne sont pas nouveaux. Les penseuses féministes ont déjà équipé leur auditoire pour répondre à la nouvelle droite. Depuis des générations, la production d’idées, de réponses, de positions et de pensées critiques sur le sexe, la race, la sexualité et le pouvoir a façonné le domaine des études sur les femmes et le genre et, plus largement, la pensée féministe. Les travaux d’Audre Lorde, de Sherene Razack, de Kimberlé Crenshaw et de bien d’autres encore donnent aux enseignantes et aux étudiantes les moyens d’y répondre. Les lecteurs seront également familiarisés avec les travaux de Himani Bannerji, Linda Carty, Kari Dehli, Susan Heald et Kate McKenna dans Unsettling Relations : The University as a Site of Feminist Struggles, publié il y a presque trente ans, en 1992. Ce livre important critiquait également la perméabilité de l’université aux mouvements racistes et misogynes qui encouragent et enhardissent les personnes de l’enseignement supérieur à limiter l’expression des personnes de couleur en particulier. Dans Unsettling Relations, les autrices ont analysé le harcèlement et la discrimination qui ont lieu dans les salles de classe, dans les conditions de travail du corps enseignant et dans les structures de l’université, autant de facteurs qui ont eu un impact négatif sur la vie et la sécurité professionnelle des autrices.

Cependant, une chose que nous observons en lisant ces essais encore marquants en 2020 est qu’il y a trente ans, le harcèlement et la discrimination étaient à bien des égards contenus à l’échelle de l’université et de ses acteurs, et au niveau de la salle de classe en particulier. Lorsque nous réfléchissons à l’essai de Robyn Bourgeois, nous constatons que les groupes d’extrême droite aux États-Unis et au Canada peuvent désormais atteindre directement l’université par le biais d’Internet, des médias sociaux et du courrier électronique. Un exemple récent de ce phénomène s’est produit peu de temps après que les universités nord-américaines aient mis en place des cours en ligne en réponse à la pandémie de coronavirus. Les cours en ligne ont été interrompus par des attaques misogynes, racistes et violentes de type « zoombombing« , et les leaders de l’alt-right ont encouragé les étudiants à enregistrer leurs cours pour dénoncer leurs professeurs en ligne (Redden 2020 ; Sommer 2020). Ainsi, ce qui est nouveau dans ce moment particulier, c’est que l’intimité publique des espaces en ligne crée des opportunités exponentiellement accrues de harcèlement et de violence qui redirigent les énergies du corps professoral, du personnel et des étudiants vers la contestation de critiques spécieuses et de mauvaise foi et les éloignent de leurs programmes de recherche et d’enseignement. Parmi les résultats visibles des réactions des gens à la pandémie, il y a eu un repli immédiat sur les relations sociales pour obtenir des informations essentielles.

L’exhortation de l’Organisation Mondiale de la santé à s’isoler physiquement pour survivre au COVID¬19 risque d’entraîner une dépendance excessive à l’égard de la consommation de messages adaptés aux médias sociaux pour obtenir des informations d’actualité. Les personnes déjà enclines à croire les messages des conservateurs sociaux, des théoriciens du complot et des nationalistes blancs pourraient être plus vulnérables que jamais à la désinformation et à l’information erronée pendant la pandémie mondiale. Étant donné la réaction nécessairement tardive du journalisme traditionnel à la couverture des nouvelles émergentes dans le cadre de la COVID-19 (en raison de la nécessité d’une distanciation physique), un vide s’est créé dans lequel l’incitation à la haine a prospéré. Si ceux qui revendiquent ouvertement leur appartenance aux mouvements nationalistes blancs sont moins nombreux, ceux qui expriment un certain soutien à ces idées ou approuvent passivement leur présence dans les médias sociaux sont de plus en plus enhardis. Dans les espaces en ligne, les étudiants, le corps enseignant et le personnel qui sont noirs, indigènes, de couleur, féministes, queers et transgenres peuvent être victimes d’hostilité verbale et physique. Une série d’inégalités entre les sexes, les races et les classes sociales ont été mises à nu par les réponses de différents pays à la pandémie de COVID-19. Dans ce numéro spécial d’Atlantis, nous posons collectivement la question suivante : quelles sont les implications de ces inégalités pour la recherche et l’enseignement féministes à l’ère des débats sur la liberté d’expression ?

Note de fin d’article. 1. Nous devons noter que, bien que l’été 2020 ait été marqué par une attention publique accrue au sujet du racisme à l’Université Western, nous ne considérons pas Western comme une aberration ; en effet, ce qui est remarquable à propos de Western, c’est que les étudiants et les anciens élèves ont réussi à attirer l’attention sur le racisme sur le campus dans les médias nationaux. Au moment où nous terminons cette section spéciale, un groupe de 34 enseignant-es de l’Université d’Ottawa a signé une lettre publique défendant un autre professeur qui a utilisé le « mot en n » en classe et a été suspendu. Les signataires affirment que sa suspension est une menace pour la liberté académique et la pensée critique, tandis que les étudiant-es noirs et autochtones s’organisent pour contester cette affirmation et attirer l’attention sur le racisme auquel ils et elles demeurent confronté-es à l’Université d’Ottawa (Glowacki 2020).

Source: « Speaking Freely and Freedom of Speech: Feminists Navigating the ‘New’ Right » – https://journals.msvu.ca/index.php/atlantis/article/view/5542/4709

Traduction: TRADFEM

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