par Donna Johnson, sur 4W, le 13 déc. 2022
Le féminicide est une caractéristique, et non un bogue, du patriarcat.
La société préfère les femmes mortes aux femmes qui se défendent.
Le matin du 22 septembre 2015, Carol Culleton, Anastasia Kuzyk et Nathalie Warmerdam ont été assassinées, chacune à son domicile, dans le comté de Renfrew, en Ontario, par un homme qui connaissait ces trois femmes.
Carol Culleton, Anastasia Kuzyk et Nathalie Warmerdam
En juin 2022, un jury du coroner qui a analysé leurs décès a formulé 86 recommandations visant la prévention des féminicides. La semaine dernière, un comité d’action nouvellement formé, « What Now, Lanark County? », a organisé une assemblée communautaire pour discuter de cette enquête et de ses implications pour le travail visant à mettre fin à la violence masculine. J’ai travaillé à la Lanark County Interval House et j’ai été invitée à dire quelques mots.
(Note : Cette version de mon discours contient de légères modifications.)
J’aimerais commencer mes remarques en présentant mes excuses aux familles des trois femmes assassinées dans le comté de Renfrew le matin du 22 septembre 2015.
Pour être bien honnête, je dois dire que j’ai passé les 36 dernières années de ma vie à présenter des excuses à des femmes.
Je m’excuse lorsque leurs agresseurs sont libérés avec une simple réprimande, libres de causer plus de ravages dans leur vie.
Je m’excuse quand leurs violeurs ne sont pas inculpés.
Je m’excuse lorsqu’elles sont emprisonnées pour s’être défendues contre le terrorisme conjugal.
Je m’excuse lorsqu’elles sont obligées de remettre leurs enfants à des hommes qui les ont brutalisées – parce que les tribunaux ne pensent pas que la façon dont un homme traite la mère de ses enfants ait la moindre incidence sur ses qualités parentales.
Je m’excuse lorsque leurs enfants sont assassinés pendant les périodes de visite.
Et quand ces femmes sont elles-mêmes assassinées, je m’excuse auprès de leurs familles. Comme je le fais aujourd’hui.
Anastasia Kuzyk, Nathalie Warmerdam et Carol Culleton
Au cours des premières années de mon travail, lorsque les femmes me demandaient : « Comment cela peut-il se produire alors que nous sommes victimes d’une cruauté incessante ? Comment se fait-il que nos agresseurs demeurent aux commandes ? », je répondais : « Je suis désolée. Nous y travaillons. Il s’agit d’éduquer la police, les juges et les services de protection de la jeunesse (SPJ). »
À l’époque, je croyais mes propres paroles. Je me voyais comme faisant partie d’un système dysfonctionnel.
Je ne vois plus le système comme étant dysfonctionnel, mais comme fonctionnant exactement comme prévu, pour maintenir les femmes sous contrôle.
J’ai passé 36 ans à voir les femmes du Canada se faire doubler par les SPJ et les tribunaux. J’ai enterré plus de femmes et d’enfants que je ne peux en compter, parfois des familles entières. Et j’ai entendu la même rhétorique abrutissante et méprisante adressée aux femmes après chaque féminicide, puisque que nos reproches vont immédiatement non aux hommes et à leur violence attitrée, mais aux femmes et à la façon dont on nous dit de divulguer ces violences, briser le silence, « partir ». Le message est toujours le même après ces meurtres : la femme aurait pu mieux gérer la situation.
C’est tellement ridicule. La vérité est que les femmes se heurtent à une résistance massive lorsqu’elles tentent de quitter un conjoint agresseur. L’appareil judiciaire lui-même s’y oppose chaque fois, et elles sont régulièrement traitées avec condescendance, rabaissées, accusées de réagir de manière excessive et d’avoir « un but précis ». Elles subissent une diffamation massive et sont régulièrement abandonnées dans des situations de grave danger. On leur interdit de conduire leurs enfants – et elles-mêmes – vers une vie de paix et de sécurité. Les droits des pères supplantent même les droits des femmes qu’ils violentent. Paradoxalement, ce sont souvent les hommes qui bénéficient de la sympathie de la société dans ces circonstances. Même lorsque les hommes tuent des femmes, leur violence est attribuée au stress ou à la maladie mentale.
Nous paralysons les femmes, les coinçant entre le marteau et l’enclume. Rester et être maltraitées, et peut-être tuées, ou partir et vivre dans la peur, et peut-être être tuées. Oh, et au fait, vos enfants peuvent aussi être tués. Nous espérons que non, mais nous ne pouvons pas en être sûrs. Vous pourriez leur apprendre un mot de passe, ou leur enseigner un plan de sécurité pour qu’ils sachent où s’enfuir si l’agresseur se montre. Le fils de 15 ans de Nathalie Warmerdam, Adrian, était à la maison quand le meurtrier de sa mère est arrivé. Il s’est enfui dans la forêt comme elle lui avait conseillé de le faire.
Oh, et rappelez-vous, vous ne pouvez pas vous procurer d’arme pour vous défendre.
Nous préférons les femmes mortes aux femmes qui se défendent.
Donc on bloque toutes les voies de sortie. Et quand la prochaine femme est assassinée, nous disons, « Oh, comme c’est terrible ! Les femmes, vous devez parler de ces agressions ! Vous devez briser le silence ! »
« Nous soutenons les femmes qui vivent avec la violence masculine. Nous ne sommes simplement pas prêts à les en libérer. »
Ce n’est pas que nous ne faisons rien pour les femmes. Nous sommes prêts à les aider à faire face, à s’adapter, à se cacher, etc. Nous aidons les femmes à vivre avec la violence masculine. Mais nous ne sommes pas prêts à les en libérer. Nous sommes prêts à tout faire, tant que cela ne dérange pas les hommes ou ne remet pas en cause la structure du pouvoir. Vous avez peur que votre mari vous tue ? Que diriez-vous d’une aide psychologique pour gérer votre stress ? Et d’un cours d’autodéfense ? Du yoga ? Des bougies dans le bain ? Un chien de garde ? Avez-vous pensé à déménager ? Oh, c’est vrai, il a la garde partagée des enfants, j’avais oublié.
La structure de pouvoir à laquelle nous nous sommes adaptées s’appelle le patriarcat. C’est un système de gouvernance vieux d’environ 10 000 ans dans lequel les hommes détiennent le pouvoir, rédigent les lois et jugent leurs propres crimes. Ils ont le contrôle du processus de pensée lui-même, définissant la réalité d’une manière qui leur est bénéfique. C’est toujours lui, et non elle, qui est traité comme le témoin le plus crédible de ce qui s’est passé. La structure est conçue pour maintenir les femmes à leur place, en répondant aux besoins des hommes.
J’en suis arrivée à la conclusion que les féminicides ne sont pas le résultat de lois inadéquates ou d’échecs politiques. Les féminicides SONT la politique en cause. La violence contre les femmes est la politique du patriarcat ; elle est nécessaire pour maintenir le contrôle sur les femmes. Nous autorisons ces meurtres. Ils sont un bon moyen de faire savoir à toutes les femmes ce qui peut arriver si nous dépassons les bornes.
Chaque féminicide plonge ses racines dans une profonde hostilité culturelle envers les femmes. Nous savons que l’auteur du crime méprise les femmes. Ce que nous devons reconnaître, c’est le mépris de notre culture elle-même envers nous.
Nous subissons un retour de bâton depuis le Massacre de Montréal, lorsque la douleur des femmes a éclaté et que nous avons commencé à parler de toute la violence présente dans nos vies. Les hommes ont répliqué, durement, nous ont dit de nous taire et nous ont accusées de détester les hommes. Ce fut dévastateur.
Depuis lors, notre pays et notre planète sont inondées par la haine des femmes. Grâce à l' »industrie du sexe », la haine des femmes a été commercialisée, monétisée et normalisée. Comme l’écrit Caitlin Roper dans Sex Dolls, Robots and Woman Hating : The Case for Resistance (Spinifex Press, 2022), « L’objectivation sexuelle des femmes sert de base à la violence des hommes envers les femmes sous toutes ses formes. Tout commence par l’objectivation. »
La pornographie d’aujourd’hui est si violente et déshumanisante pour les femmes et les filles que la plupart des femmes ne peuvent pas en regarder sans être traumatisées.
Les Canadiens ont l’honneur de posséder le plus grand convoyeur de haine des femmes au monde, le site web PornHub, basé à Montréal. L’accès au site est gratuit, sans restriction d’âge ou limite à l’avilissement des femmes. Les vidéos de viols et de tortures y abondent. PornHub a été visité 42 milliards de fois en 2019. Pour mettre ce chiffre en perspective, il y a 4 milliards d’hommes sur la planète.
Les robots et les poupées sexuelles constituent la plus récente création du patriarcat, décrite par un amateur comme « meilleures que les vraies femmes parce qu’elles peuvent être violées et déchirées continuellement sans la moindre plainte ». (Caitlin Roper) Vous pouvez acheter juste le torse si vous préférez, ou juste la tête. Ou juste l’anus. Tous ces articles sont disponibles sur les plateformes Amazon et Etsy. N’oubliez pas de laisser un commentaire d’appréciation…
Faut-il s’étonner que les filles, selon les mots de la réalisatrice indienne Vaishnavi Sundar (Dysphoric) « fuient la féminité comme une maison en feu » ?
DYSPHORIQUE est affiché en ligne ici.
Venons-en à l’enquête menée en Ontario. Changera-t-elle quelque chose ?
Il est probable qu’une femme ou deux bénéficieront de l’une ou l’autre des recommandations du jury. Mais serons-nous de retour ici dans 30 ans, à nous lamenter que rien n’a changé ? Je pense qu’au fond de nous, nous connaissons toutes la réponse. D’ici là, 1800 autres femmes seront mortes violemment dans des féminicides commis au Canada. Nous avons beaucoup de travail à faire pour éviter ce scénario.
« Nous ne pouvons pas arrêter les féminicides si nous ne permettons pas aux femmes de se défendre contre la violence masculine sans craindre d’être criminalisées. »
J’ai ma propre liste de recommandations. (Ne vous inquiétez pas, il n’y en a que cinq !)
Nous devons commencer à examiner les moteurs culturels de la violence contre les femmes. Nous ne pourrons pas mettre fin aux féminicides sans éliminer les réservoirs de haine constamment renouvelée à l’égard des femmes. Notre société doit s’arracher aux systèmes de prostitution et de pornographie. Ce sont les camps d’entraînement du droit des hommes et les principaux sites de destruction des femmes. Ils doivent être abolis.
Nous ne pouvons pas arrêter le féminicide sans mettre fin à toutes les formes « mineures » de violence masculine. Il est curieux que ces enquêtes se concentrent toujours sur les meurtres, comme si le simple fait de maintenir les femmes en vie était le critère de réussite. Oui, nous voulons que les femmes restent en vie, évidemment ; ces meurtres sont catastrophiques. Mais les meurtres ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Nous avons besoin que cesse la brutalité des hommes envers les femmes sous toutes ses formes. Et ce n’est qu’en mettant fin aux formes mineures de cette violence que nous remettrons en question le privilège qui conduit au féminicide. Chaque passe-droit accordé à l’homme qui fait du mal aux femmes est une balle de plus dans son arme.
Nous ne pouvons pas mettre fin aux féminicides si nous ne garantissons pas aux femmes maltraitées une porte de sortie sûre avec leurs enfants. Les femmes ne doivent pas être obligées d’abandonner leurs enfants à des hommes qu’elles craignent. Ce sont elles les mères, elles connaissent leurs enfants. Leurs décisions concernant leurs enfants doivent être respectées. Si nous voulons mettre fin aux féminicides, nous devons ouvrir la voie aux femmes et aux enfants. Croire et soutenir les femmes doit devenir la réponse automatique de la Direction de la protection de la jeunesse et des tribunaux.
« Pour aller de l’avant, nous devrons être plus audacieuses ».
Nous ne pourrons pas mettre fin aux féminicides si nous ne permettons pas aux femmes de se défendre contre la violence masculine sans craindre d’être criminalisées. Les femmes sont vulnérables aux hommes sur tous les plans. Nous sommes des cibles faciles. Basil Borutski, – reconnu coupable du meurtre de ces trois femmes et condamné à la prison à vie – a déclaré à la police qu’il avait été surpris de constater à quel point tout avait été facile pour lui ce matin-là. Tout s’est passé en douceur. Comme si Dieu lui-même lui avait ouvert les portes.
Il avait raison, bien sûr. Nous lui avons bel et bien ouvert ces portes.
Enfin, nous ne mettrons pas fin aux féminicides tant que nous, les femmes, ne reconnaîtrons pas les véritables conditions de nos vies, que nous ne cesserons pas d’être complices de notre oppression et que nous ne nous lèverons pas pour exiger un monde où nos vies sont importantes. Nous avons besoin d’une renaissance du mouvement des femmes dans notre pays.
Pour aller de l’avant, nous devrons être plus audacieuses. Jusqu’à présent, nous avons joué la carte de la sécurité, en demandant plutôt qu’en exigeant nos droits humains fondamentaux. Je pense que dans la prochaine phase de notre travail, nous devrons prendre plus de risques, être plus dissidentes, plus politiques. Peut-être pouvons-nous nous inspirer des courageuses femmes d’Iran, qui risquent leur vie en ce moment même pour tenter de faire tomber un régime misogyne.
Merci.
Un message de 4W.pub: Ce n’est que lorsque nous reconnaîtrons la violence à laquelle les femmes et les filles sont confrontées que nous pourrons faire la différence. Aidez-nous à dénoncer la violence masculine à l’aide d’un don mensuel ! Le soutien généreux de l’auditoire de 4W nous permet de rémunérer notre personnel et nos rédactrices exclusivement féminines.
Inscrivez-vous pour un don mensuel.
Version originale: https://4w.pub/society-prefers-dead-women/?fbclid=IwAR1Ga76O2HIhxiiuTy2QSZ470CTVT6lJh6LUpYJ1V3ogWznCyYy_iFI5i3c
Traduction: TRADFEM, avec l’autorisation de l’autrice.