Et si ce n’était qu’une phase ?

Notre conception de nous-mêmes n’est jamais tout à fait fixe.

Par Victoria Smith, rubrique Artillery Row, The Critic

Le 1er novembre 2022

Personne n’aime se faire dire qu’ille ne fait que « passer par une phase ». C’est une phrase qui semble, au mieux, condescendante et dédaigneuse – quoi que vous ressentiez, c’est trop éphémère pour être important – ou, au pire, cela donne une impression d’agressivité et de contrôle – vous ne vous connaissez pas aussi bien que je vous connais.

Beaucoup d’entre nous associent ce jugement à celui d’une personne qui se fait dire qu’elle est immature, qu’elle s’illusionne, qu’elle est trop naïve pour faire la distinction entre des chimères passagères et les choses qui comptent vraiment. Pour se faire prendre au sérieux, nous nous disons que les autres doivent croire que nous ne sommes pas des témoins peu fiables et inconstant-es de nos propres vies.

Ces dernières semaines, des titres de journaux ont affirmé que la plupart des enfants qui se croient transgenres « vivent une phase ». Cette conclusion s’appuie sur le rapport intermédiaire d’un examen approfondi du dossier. la Cass Review et sur le rapport d’une consultation menée par le Service national de santé britannique (SNS) sur le traitement actuel de la dysphorie de genre, deux autorités qui suggèrent que « dans la plupart des cas, l’incongruité de genre [chez les enfants pré-pubères] ne persiste pas à l’adolescence ».

Ces gros titres ont provoqué des réactions indignées, que je peux comprendre. Beaucoup de lesbiennes et de gays y voient un parallèle avec le fait de s’être entendu dire qu’illes allaient « grandir » sans continuer à ressentir d’attirance pour le même sexe. Celleux qui souffrent de « dysphorie de genre » peuvent avoir l’impression qu’on leur dit qu’illes ne connaissent pas leur propre esprit, ou que leur détresse est inauthentique.

J’en suis pourtant venue à penser que les phases sont au cœur même de la vie.

Pour ma part, je me rappelle avoir entendu des gens décrire mon expérience de l’anorexie à l’adolescence comme une « recherche d’attention » ou une « vanité adolescente ». Lorsque les gens parlent de « phases », on peut avoir l’impression qu’ils réduisent vos désirs les plus profonds à de la pure performance.

C’est regrettable, car les phases sont importantes. En tant que mère d’adolescent-es, moi-même à l’aube de la ménopause, j’en suis venue à penser que les phases – dont certaines sont profondément inconfortables – sont le cœur de la vie. La façon dont nous nous concevons par rapport à notre corps évolue constamment au fur et à mesure que nous traversons les différentes étapes de la vie. Il y a quelque chose d’incroyablement craintif et restrictif à nier cet état de changement.

Le concept d’identité de genre, tel qu’il est actuellement appliqué aux enfants et aux adolescent-es, repose sur l’idée d’une « connaissance de soi » indépendante non seulement des influences de l’environnement mais aussi des modifications de son propre corps. En tant que tel, cette notion est profondément rigide. Une étude récente sur les adolescent-es néerlandai-es qui ont pris des médicaments pour supprimer la puberté a révélé que la plupart d’entre elleux ont ensuite pris des hormones transsexuelles. Cette donnée a été applaudie comme une « preuve » que le fait d’être transgenre n’est pas une phase.

Pourtant, cette étude ne comportait aucun groupe témoin d’adolescent-es dysphoriques qui n’avaient pas pris de médicaments. Elle n’a pas pu déterminer dans quelle mesure le fait d’être enfermé-e dans une ligne de conduite particulière – impliquant un renforcement social et physique – crée une prophétie auto-réalisatrice. Elle a été utilisée pour « prouver » quelque chose qu’aucune étude ne pourra jamais prouver : si vous ne permettez pas aux gens de grandir, vous démontreriez ainsi qu’illes ne devaient jamais grandir en premier lieu.

Le militantisme transactiviste, un mouvement qui prétend être en faveur de la « fluidité », cherche au contraire à immobiliser à tout prix les jeunes à un point donné dans le temps. En témoigne, par exemple, la récente acquisition par la maison Macmillan du roman graphique pour jeunes Homebody. Cet ouvrage raconte l’histoire d’une jeune personne qui cherche à trouver le bon corps pour son seul vrai moi, et comprend une bande dessinée d’une jeune personne souriant béatement après une mastectomie avec la légende « le jour où j’appellerai cette maison chez moi ».

Mais ce n’est pas ainsi que fonctionnent les corps ou les cycles de vie. La puberté est un véritable maelström ; la haine que nous pouvons ressentir pour notre chair est viscérale, la désidentification, aiguë. Cela ne signifie pas que vous pouvez savoir comment vous vous sentirez dans les années à venir. L’histoire de votre corps s’écrit en permanence. Vous n’en connaissez pas la fin.

En tant qu’adultes – y compris les éditeurs de livres pour jeunes – nous devons aux jeunes de bien distinguer entre reconnaître que leurs sentiments sont réels et importants, et une insistance à l’effet que ces sentiments ne peuvent jamais changer. Nous ne devrions pas nier les vérités les plus fondamentales du développement humain. Après tout, quels besoins privilégions-nous vraiment : ceux des enfants, ou ceux des adultes qui détestent l’idée qu’un enfant n’est pas encore « pleinement formé » ?

On ne peut pas se soustraire à une relation avec son propre corps sexué.

Les réponses actuelles à l’argument que le sentiment transgenriste est « une simple phase » ne font pas de distinction entre la non-conformité de genre, l’orientation sexuelle et la désidentification de son corps sexué. Toutes sont traitées exactement comme le même type de chose : savoir que vous ne serez jamais dans une relation hétérosexuelle ou que vous ne serez jamais un stéréotype ambulant de la féminité est placé dans la même catégorie que croire que vous êtes dans le mauvais corps, ou que passer par la puberté vous détruira. Mais il ne s’agit pas du tout des mêmes choses. Vous pouvez choisir de ne pas avoir de relations mixtes ou de porter des robes toute votre vie. Vous ne pouvez pas choisir de ne pas avoir de relation avec le corps du sexe auquel vous appartenez. Les seuls choix qui s’offrent à vous sont de fuir constamment ou de prendre la relation pour ce qu’elle est : imprévisible, parfois angoissante, profondément personnelle mais aussi politique. Être un corps qui n’est pas fixé dans le temps – un corps que l’on ne peut épingler en déclarant « Là ! C’est moi, maintenant et pour toujours ! » – c’est être humain.

Moi qui ai détesté mon adolescence, je trouve terrifiant d’être parent de mes propres adolescent-es. Je n’aime pas avoir à m’asseoir et à les observer pendant qu’ils tâtent le terrain pour savoir qui illes sont et qui illes pourraient vouloir devenir. J’aimerais les aider à traverser les moments difficiles. Si je pouvais, je ferais ces trajets pour elleux.

Leur permettre de passer par des phases semble incroyablement risqué. Il est plus facile de faire la guerre à ce qui se trouve à l’extérieur d’eux – les personnes intolérantes, les tyrans – que de faire face à l’imprévisibilité de leur vie intérieure. Voir ses enfants grandir peut être angoissant. Mais les coincer dans l’ici-et-et maintenant serait pire. Je dois laisser les miens emprunter leurs propres fausses routes ; ce que je ne ferai pas, c’est leur fermer toutes les voies de retour en arrière.

Je veux que mes enfants sachent qu’illes ont toute une vie pour découvrir leurs différentes personnalités. Je ne vais pas leur mentir et leur dire que la personne que vous pensez être à quatorze ou quinze ans – la compréhension que vous avez de votre vie et de votre corps à cet âge – est complète. J’approche de la cinquantaine, et je n’y suis toujours pas arrivée moi-même.

Ma relation avec mon propre corps reste volatile. Les différentes étapes de la vie – début de l’âge adulte, grossesse, allaitement, maternité – m’ont déséquilibrée à maintes reprises. À l’approche de la ménopause, je me retrouve obsédée par la course à pied, comme si je pouvais dépasser le processus de vieillissement lui-même.

Je sais pourtant que ce n’est pas vrai. Quelle que soit la vitesse à laquelle je cours, je n’échapperai jamais à ma propre chair. Je ne sentirai jamais non plus que j’ai atteint le point où mon corps est une maison de rêve, la maison parfaite pour le moi que je veux être. Même si cela devait arriver, combien de temps cela durerait-il ? Un jour ? Une minute ? Plus longtemps, et on pourrait aussi bien être une statue. L’inconfort fait partie du marché de la vie.

Nous devons recadrer le récit de « passage par une phase ». Il ne s’agit pas d’une chose honteuse, d’un signe de faiblesse ou d’un manque de connaissance de soi. Les sentiments qui sont transitoires n’en sont pas moins valables pour autant.

Il est courageux de ressentir des sentiments profonds et forts, tout en reconnaissant l’incertitude et la possibilité de changement. Nous ne devrions pas faire honte aux jeunes en les obligeant à s’engager envers un soi que ces jeunes dépasseront un jour.

VERSION INITIALE: https://thecritic.co.uk/what-if-it-is-just-a-phase/

TRADUCTION: TRADFEM

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