La réalité de la décriminalisation du « travail du sexe » en Nouvelle Zélande

Publié le 25 octobre 2022, par l’organisation Nordic Model Now

Voici la transcription d’un discours de Chelsea Geddes lors de la session matinale de la conférence: « Étudiant-es à vendre, des outils pour résister », tenue à Londres le 15 octobre 2022. L’enregistrement de la séance est en ligne. Le discours de Chelsea commence à 17:50 minutes.

Bonjour Londres ! Mon nom est Chelsea Geddes. Je suis venue ici aujourd’hui, de l’autre bout du monde, pour vous donner un aperçu de ce qu’est vraiment la prostitution.

Mon expérience et mes connaissances sont le résultat de plus de 20 ans dans cette industrie. En Nouvelle-Zélande, où vous avez sans doute entendu dire que nous avons les lois et politiques de réforme de la prostitution les « meilleures » et les « plus progressistes », le pays a opté pour la décriminalisation complète du commerce du sexe en 2003. On nous a en effet affirmé que la criminalisation de la prostitution était la cause profonde de l’exploitation et des préjudices qui y sont associés.

Le revers de la médaille, c’est que la prostitution décriminalisée est de plus en plus présentée aux jeunes filles comme du « travail du sexe », comme un échange équitable entre adultes consentants, comme un moyen inoffensif d’amuser les hommes, et même comme un moyen « d’empouvoirement » pour les femmes.

Et bien, ça n’est pas le cas.

Je me souviens avoir lu des annonces, quand j’étais gamine, au tout début de mon adolescence, pour des emplois dans des maisons closes et des boîtes de strip-tease. Ces annonces paraissaient dans la section des emplois classiques du journal. Elles se démarquaient complètement en regard des autres offres d’emplois. Dans ma ville à Auckland, le club Showgirls faisait de la pub pour recruter des danseuses en bikini, nous assurant que l’on pourrait garder ce bikini et recevoir beaucoup de pourboires. Aucune expérience ou compétence en danse n’était requise : c’était juste de l’argent facile.

Femme Fatale, le bordel le plus grand et le mieux connu d’Auckland, et même de tout le pays, faisait de la publicité pour recruter des masseuses afin de « masser les épaules de gentlemen sympathiques ». Aucune expérience n’était requise. Ils se vantaient d’un taux de rémunération pouvant aller jusqu’à 2 000 $ par service, disant qu’ils « préféraient se voir comme un tremplin vers des choses plus grandes et meilleures ». Aucun des autres emplois du journal n’était comparable : tous exigeaient des qualifications, de l’expérience et proposaient beaucoup moins d’argent.

Il fallait avoir 18 ans pour postuler à ces « emplois », mais à mon 15e anniversaire, j’étais déjà en situation de prostitution – dans un petit magasin d’ordinateurs, situé à côté de mon école secondaire et appartenant au pédophile Brian Edward Avent, qui m’avait récupérée quand j’étais devenue une jeune sans-abri.

Il faut savoir que la Nouvelle-Zélande affiche les taux les plus élevés de violence domestique et familiale des pays industrialisés (ceux de l’OCDE), et je vivais dans un cadre familial violent. J’étais une bonne gamine, une bonne élève, mais mes parents étaient vieux jeu et très stricts. Ce qui était autorisé à tous mes amis, des activités normales d’adolescent-es, ne l’était pas pour moi. Et vu que j’étais déjà privée de sortie, à part pour aller à l’école et à l’église, les punitions qui restaient étaient d’ordre physique.

Je n’avais aucune idée du genre de gens qui m’attendaient dans le monde réel. Je sentais juste que personne d’autre n’était traité comme je l’étais à la maison, et les marques bleues et noires que j’avais sur tout le corps m’apprenaient que c’était de mes propres parents dont je devais me protéger. Quand j’ai finalement été virée de chez moi pour être sortie en cachette voir mes ami-es, j’ai pris le parti que je n’avais de toute façon pas besoin de mes parents.

Je voulais poursuivre mes études et j’avais besoin d’un adulte qui m’héberge en permanence. Rétrospectivement, j’aurais dû m’adresser aux services d’aide à l’enfance et à la famille pour être placée en famille d’accueil. Mais j’étais ado, et je ne voulais pas de nouveaux parents. Je voulais être autonome mais je n’avais pas d’endroit où vivre. Mon chat me manquait terriblement et je ne pouvais pas retourner le chercher sans avoir un endroit fixe où le ramener. Un ami de l’école m’a présenté Brian.

Brian allait plus tard être reconnu coupable de 47 accusations d’agressions sexuelles envers 14 garçons âgés de 9 à 16 ans. Je n’avais que 16 ans au moment de son arrestation, mais je n’ai pas été prise en compte comme victime de viol et d’exploitation par cet homme, parce que sans lui j’étais une itinérante. J’étais sans parents et je n’avais nulle part où aller. Je prévoyais de le dénoncer le jour où je pourrais déménager en amenant à la police sa collection de vidéos personnelles qui prouverait ses crimes, mais pour que ce jour arrive il fallait que je trouve un travail pour pouvoir payer un loyer ailleurs. En attendant, j’étais considérée comme une simple SDF, sans crédibilité. C’est en lisant tous les jours les annonces d’emploi dans le journal que l’idée d’être « danseuse en bikini » s’est transformée en occasion de partir.

En plus de m’agresser sexuellement personnellement, Brian m’a utilisée comme appât pour séduire des garçons. Il les a tous fait pratiquer des actes sexuels sur mon corps et les a filmés. C’était désagréable physiquement, insupportable : je me débattais et reculais, mais ça ne changeait rien.

Il me tourmentait aussi au plan psychologique; j’étais la seule femme chez lui et il a fait de mon corps alors en plein développement un objet de foire. J’étais régulièrement humiliée. Je grimpais sur le lavabo des toilettes du sous-sol pour me laver, parce que, chaque fois que j’utilisais la douche dans la salle de bain du haut, chaque fois que je me lavais, que je me mouchais, que je me penchais pour me raser les jambes, je voyais immanquablement en sortant de la douche le petit voyant rouge du caméscope qui me filmait constamment. Il montrait ces vidéos aux garçons, et ils riaient tous et se moquaient de moi en reluquant mon corps nu et en faisant des commentaires obscènes.

J’étais une plaisanterie à leurs yeux.

J’ai suivi un régime avec pour objectif de devenir plus mince que Kate Moss pour mes 18 ans, puis me suis rendue chez Showgirls afin de postuler un emploi de danseuse en bikini. Et je l’ai obtenu. Je mesurais 1,70 m pour 46 kg : j’avais atteint mon premier but. Je m’imaginais retrouver l’ambiance glamour des danseuses de Las Vegas que j’avais vues à la télé, avec de grandes plumes, des paillettes, et qu’il y aurait des gens souriants qui passeraient un bon moment et me donneraient plein de billets juste parce qu’ils me trouveraient fabuleuse.

La maltraitance que j’avais subie toute ma vie allait enfin pouvoir s’arrêter, et j’allais avoir un nouvel avenir. Je prévoyais de terminer l’école, puis de financer mes études universitaires en travaillant. J’allais avoir l’argent nécessaire pour m’éviter de m’endetter avec un prêt étudiant; je comptais obtenir ma licence en physique et avoir une carrière digne de ce nom.

Je rédigeai alors tout un plan qui incluait d’être mariée avant mes 21 ans, d’obtenir un diplôme universitaire et d’acheter une maison. Tous mes objectifs de vie.

Mais le club de strip-tease n’était ni glamour ni classe et les gens ne m’offraient pas d’énormes liasses de billets de banque. J’ai commencé à danser sur des tables, en petites tenues et avec une tonne de maquillage, pour des hommes soûls, grossiers, aux mains baladeuses, agitant des cigarettes qui me brûlaient les fesses, et qui voulaient des danses en isoloir.

Il s’avère que vous ne faites pas d’argent en dansant et en gardant votre bikini comme l’annonce le disait. Pour avoir de l’argent, il faut aller dans une petite pièce avec ces mecs, sans témoins, et vous déshabiller complètement. C’était pareil pour toutes les filles.

Et puisque vous faites cela, eh bien maintenant vous devez aussi danser sur scène devant tout un public et vous déshabiller complètement là aussi. La seule directive que j’ai reçue a été: « danses pendant trois chansons jusqu’à être complètement nue ». Les gérants étaient exigeants; Ils prenaient 20 % sur tout l’argent gagné. Et ne payaient aucun salaire.

Quand fumer dans les bars a été interdit, je m’y suis mise parce qu’il n’y avait que les fumeuses qui pouvaient mettre un manteau et sortir de l’établissement pour une pause.

Les hommes étaient pires, ils pouvaient brandir un billet de 1 dollar Showgirls (la devise spécifique du club) et demander : « Qu’es-tu prête à faire pour ça? » après qu’on ait dansé nue devant eux. Qu’est ce qu’ils pouvaient vouloir de plus en nous tendant leur pauvre dollar (50 centimes dans votre devise)? Ils agressaient les filles en nous pénétrant du doigt pendant qu’on était sur scène, ou en nous agrippant les seins. Parfois, de la drogue était mise dans les boissons des filles, et des viols évités de justesse.

À cette période, j’ai eu un petit ami, copain d’une des serveuses. Il dépensait tout mon argent et ne m’aidait pas avec le loyer ni avec les factures. Comme j’avais pour objectif de faire des économies, je suis partie et suis allée à Femme Fatale, pour « masser les épaules de gentlemen sympathiques, gagner 2000 dollars par service et que cela me serve de tremplin pour des choses plus grandes et meilleures ».

On faisait des services de 12 heures. Les hommes payaient 250 dollars, le club prenait sa part de 150 dollars et me facturait en plus des frais de service de 40 dollars, des frais de publicité de 40 dollars, et 20 dollars pour les préservatifs et le lubrifiant. La première réservation de la nuit était offerte gratuitement au client, je ne recevais rien pour celle-là. C’était la norme.

Il n’y avait aucun gentleman sympathique. C’étaient des violeurs. Même si on acceptait d’avoir un rapport sexuel avec eux, ils faisaient constamment pression sur nous pour en obtenir davantage.

Ils enlèvent les condoms, essaient de vous embrasser et de vous enfoncer leur langue dans la gorge, vous mordent brutalement le cou et les seins, vous giflent et vous insultent. Ils demandent des ristournes. Ils veulent baiser deux, trois, quatre fois, mais ils ne veulent pas payer deux, trois ou quatre fois.

J’ai lu des documents produits par le NZPC – c’est le Collectif Néo Zélandais des Prostituées qui est censé être notre « syndicat des travailleuses ».

La première impression que m’ont laissé ces documents a été que si nous arrivions à convaincre les hommes que nous étions des professionnelles fournissant un service comme n’importe quel autre travail, alors ils nous traiteraient mieux et nous ne serions plus « stigmatisées », car la stigmatisation était la source de tout les torts que l’on subissait.

Cela ne fonctionne pas.

Quand on est polie, professionnelle et qu’on fait le boulot correctement, les hommes se plaignent que nous sommes trop « cliniques » et ils veulent être remboursés. Être « clinique » n’est apparemment pas acceptable parce que le bordel n’est pas une clinique ; je n’étais pas une professionnelle de la santé, et ces gens ne cherchaient pas à acheter un service comme auprès de n’importe quel corps de métier.

Ils cherchent à harceler sexuellement, violer, violenter, soumettre et dégrader de jolies jeunes femmes, et ils payaient pour le faire impunément, même s’ils payaient à contrecœur. J’étais censée être dominée par des hommes et ils allaient faire de moi ce qu’ils voulaient. Pendant ce temps, j’en bavais pour maintenir un semblant de santé et de sécurité, pour me protéger des blessures, et pour conserver ma dignité.

Tout en menant cette bataille constante, je devais mentir et faire rire ces hommes qui se servaient de nous pour les persuader qu’ils étaient d’une certaine manière intéressants, et que nous n’étions pas complètement dégoûtées par eux. Surtout quand ils disaient des choses expressément conçues pour nous provoquer. Je ne devais juste pas montrer que ça m’atteignait, même si c’était le cas.

Ils vivent un genre de délire de domination, c’est pour ça qu’ils viennent.

Et malgré toutes leurs « plaintes »,  je suis quand même restée longtemps la mieux notée des compagnes du site web de Femme Fatale.

Pendant les plus gros services, je pouvais avoir jusqu’à sept ou huit clients et je terminais avec les parties génitales écarlates, à vif et enflées. Personne ne gagnait 2000 dollars par service. Et même à la fin du service quand on était censées être payées, on n’avait aucune garantie de recevoir notre argent. Ils pouvaient se contenter d’écrire sur une enveloppe qu’ils nous devaient tant de dollars, et du coup on devait revenir et refaire un service pour obtenir l’argent. Parfois leur dette s’accumulait si longtemps que je me demandais même si j’allais être payée un jour.

Des hommes laids, sales, obèses et défoncés me martelaient le bassin, et leur sueur froide me coulait sur la peau et dans les yeux. J’ai eu des infections à l’oreille parce que je tournais la tête pour qu’ils ne puissent pas m’embrasser, mais leurs râles baveux me dégoulinaient dans les tympans.

La seule chose à faire c’est de continuer à énoncer fermement ses limites, tout en essayant de ne pas les irriter. Un jour, un type m’a mis une fessée hyper violente, et je n’ai pas pu m’empêcher de le gifler en réponse. Il est parti dans un accès de colère récupérer son argent à la réception pendant que je lui criais dans le couloir : « Ne frappez pas les gens si vous ne supportez pas d’être frappé en retour. » Je n’ai même pas été payée pour ce qu’il m’a fait parce qu’il a obtenu d’être remboursé.

Certains hommes étaient plus faciles à gérer que d’autres, mais au fond ils étaient tous pareils. Mes droits humains à l’intégrité corporelle, à la sécurité, à la liberté d’expression, à ne pas endurer de torture, leurs avaient été vendus.

La maison close diffusait constamment du porno dans les chambres, ce qui encourageait les hommes à nous contraindre d’accepter un tas de pratiques bizarres, dangereuses, non hygiéniques et dégradantes pour nous, parce que les clients voyaient ces pauvres autres filles les subir à l’écran.

Quand je n’étais pas déjà trop mal en point, j’empruntais les positions les plus douloureuses, parce que j’avais appris que plus c’était douloureux pour moi, plus vite les hommes éjaculaient et plus vite je pouvais les foutre hors de la chambre.

Faire des maths dans ma tête m’aidait à ne pas penser à ce qui se passait. Je calculais combien d’heures j’avais faites, combien d’argent j’avais gagné, moins les frais, ce que j’avais prévu d’acheter en partant, de combien en plus j’avais besoin, ce que ça représentait en passes. Sans que cela se voie, je regardais ma montre et je comptais les minutes.

Je rentrais à la maison et je me couchais avec la vision de centaines de visages de mecs qui se mélangeaient les uns aux autres, planant au-dessus de moi, et ces images me réveillaient en sursaut. Je donnais des coups de pied et des coups de poing dans mon sommeil. En dormant chez une fille du bordel après un service, j’ai vu qu’elle vivait la même chose.

Dans le cadre de la décriminalisation des bordels de Nouvelle-Zélande, on dit aux femmes qu’elles sont des entrepreneures indépendantes et qu’elles doivent payer leurs propres taxes, mais nous n’avons aucune des libertés accordées aux autres entrepreneurs indépendants : on ne peut pas choisir le taux facturé pour nos services, on ne peut pas choisir quand on travaille, où l’on travaille, ni quel « client » on accepte. Et il suffit qu’ils s’imaginent qu’on travaille seule sans qu’un bordel prenne sa part pour qu’ils nous virent ou volent de l’argent sur notre paie.

Quand j’étais dans une autre maison close appelée One33, les gérants ont déduit des centaines de dollars de mon salaire juste parce que j’avais fumé une clope dans une voiture sur le parking. Même si la voiture appartenait à une autre fille de la boîte et qu’elle et moi y étions simplement assises parce qu’il pleuvait.

Ces entreprises mentent. Elles vous attirent, elles vous enfument et vous piègent.

Les femmes des maisons closes seront traitées comme des employées – sauf qu’elles n’auront pas de droits, pas de CAC – c’est notre régime d’indemnisation des accidents – pas de salaire fixe, pas de congé maladie. Rien.

Dans le manuel du NZPC (Collectif Néo-Zélandais de la Prostitution), il y a un tableau avec des questions et des barèmes pour vous aider à déterminer si vous êtes une employée ou une entrepreneure indépendante, mais la seule façon de vraiment le certifier c’est de s’adresser aux tribunaux. À ma connaissance, personne ne l’a jamais fait. Pourquoi le voudrait-on? Surtout quand on sait qu’ils peuvent se prononcer contre vous et vous facturer un arriéré de taxes en tant qu’entrepreneure indépendante, une somme que vous ne pouvez pas payer.

Dans les maisons closes de Nouvelle Zélande, du fait de la décriminalisation, la police ne peut aider personne. Un mec peut faire tout sauf tuer quelqu’un et rien ne sera fait.

Je suis allée au poste de police après avoir été frappée à la tête et avoir subi une commotion de la part d’un mec baraqué qui insultait une petite nouvelle. Elle était assise là et paraissait terrorisée. J’ai dit au type de la laisser tranquille, il a ri et m’a demandé: « Veux-tu mourir? », alors je me suis approchée d’un pas et j’ai répondu: « Oui ».

La station de police était juste à l’angle de la maison close, donc avec ma tête qui tournait, nous sommes allées à quelques-unes signaler cette agression. Le mec m’avait aussi volé mon sac. Les flics n’ont rien fait. Ils nous ont juste renvoyées en me disant de regarder dans les poubelles publiques pour voir s’il n’y avait pas jeté mon sac.

Ma meilleure amie a fait une overdose de GHB qu’un client lui avait donné. Il a dû paniquer et lui aussi il a fait une overdose, ou il était déjà sur le point d’en faire une après trop d’excès. Quand on les a retrouvés tous les deux inconscients, la gérante pleurait parce que ma meilleure amie ne respirait plus, mais elle n’a pas voulu appeler d’ambulance de peur que la police ne vienne aussi.

La règle numéro 1 des patrons est apparemment « n’appelez jamais la police ». La marque des vrais hommes d’affaires légitimes, non?

Heureusement, une des filles a quand même appelé une ambulance, mon amie est morte en chemin pour l’hôpital mais a été ressuscitée à deux reprises. Ils ont tous les deux été conduits aux soins intensifs de l’hôpital et ont survécu. Le journal a fait une courte mention d’une ambulance envoyée au bordel, sans plus de détails, et a publié une réaction du NZPC : « Nous espérons que tout le monde ira mieux dès demain ». Peu importe si, en suivant la politique de la maison tout ça aurait fini avec des cadavres. Peu importe que ma meilleure amie soit rentrée chez elle l’après-midi et ait été battue par son petit ami à cause de ça. Elle est toujours prisonnière de la prostitution à ce jour, malgré son diplôme universitaire, en raison de sa dépendance à l’héroïne – comme façon d’atténuer la douleur de la prostitution.

Il est quasi impossible de réussir à l’université en travaillant jusqu’à 6h du matin dans ces conditions, en passant de ne pas dormir la nuit à ne pas dormir de la journée. À être dans l’impossibilité de se faire des amis à l’université parce que vous ne pouvez pas sortir le vendredi ou le samedi soir étant donné que ce sont les soirs qui payent le mieux. À se droguer avec les mecs des gangs parce qu’on préfère rester là à faire ça et les faire parler, plutôt que de devoir leur grimper dessus.

Les mecs des gangs fréquentent tous les bordels d’Auckland. Ils ciblent spécifiquement les femmes prostituées pour les rendre dépendantes à la méthamphétamine, afin de tirer de l’argent de l’exploitation des filles et en leur vendant la drogue pour plus cher que ce qu’ils paient pour les violer.

La décriminalisation de la prostitution affecte aussi les femmes en situation de prostitution à d’autres niveaux que la prostitution elle-même. Quand j’ai brièvement quitté la prostitution pour me mettre en couple avec un homme qui m’avait dit qu’il m’aimait et que je pensais aimer aussi, il m’a agressée physiquement en m’étranglant contre un mur pendant une dispute parce que j’avais refusé de me déguiser en « salope » et de m’avilir pour lui.

J’ai fait une mini-attaque d’apoplexie deux jours plus tard, certainement causée par l’étranglement, et j’ai gardé sur le cou une énorme empreinte de sa main. Au tribunal, après que la police ait fait entendre les accusations, mon ex a inventé une histoire pour justifier son geste, en disant que j’étais une sorte de déviante sexuelle qui voulait être étranglée et que l’incident s’était produit dans le cadre d’un rapport sexuel. Il a mis en évidence mon passé dans la prostitution pour étayer son histoire et me dépeindre sous cet éclairage devant toute la salle d’audience.

Par contre, je n’ai pas été autorisée à citer les accusations antérieures de violences conjugales envers ses ex-compagnes dont m’avait informée la police. Et je n’ai pas eu le droit de rappeler qu’il avait dérogé à sa libération conditionnelle en me harcelant et en buvant et qu’il avait passé ces derniers jours en détention provisoire. C’est parce que la prostitution est décriminalisée qu’il a disposé de ces munitions contre moi au tribunal.

Il a été reconnu coupable par le jury, mais condamné à seulement trois mois de détention à domicile. J’aurais pu mourir, et si ça avait été le cas et que je n’avais plus été là pour me défendre contre ces allégations, il aurait pu s’en tirer impunément.

Les étudiantes sont la cible privilégiée de l’industrie du sexe : elles sont jeunes et séduisantes, et elles sont financièrement à sec à un moment de leur vie où elles cherchent à rompre avec leur famille et à devenir autonomes. En plus, elles ont de l’ambition.

L’appareil de propagande de l’industrie du sexe pourrait faire dérailler toute une génération de femmes.

Ils arrachent des jeunes femmes sur le point de réussir de grandes choses, capables de se forger de vraies carrières dans des domaines qui les intéressent et pour lesquelles elles ont du talent. Ils leurs volent tout ça, et se font broyer dans la machine destinée à fournir des orgasmes aux hommes.

Peu importe le temps que vous prévoyez passer dans la prostitution, vous y serez coincée plus longtemps – c’est quelque chose que même le NZPC reconnaît. Au cours de cette période, vous n’accumulerez pas de compétences ou d’expérience de travail réelles, vous n’allez pas progresser ou être promue.

Vous passerez à côté de la vie que vous méritez de vivre à l’abri, en sécurité financière, avec beaucoup d’ami-es et de relations saines.

Ce métier n’est en rien un « tremplin » vers des choses plus grandes et meilleures.

Lorsqu’il s’agit de quitter la prostitution, on a souvent l’impression d’un investissement à fonds perdus. Quand vous avez déjà tant souffert, comment pouvez-vous partir avant d’en avoir obtenu quoi que ce soit? Sans ce diplôme, sans cette maison dont vous rêviez. Qu’allez-vous faire? Comment expliquer votre absence du monde du travail pendant aussi longtemps quand vous passez un entretien d’embauche? Réintégrer la société n’est pas chose facile et l’aide à la recherche d’emploi n’est qu’un soutien temporaire. Ce n’est pas adapté au long terme et vous ne pouvez pas survivre comme ça.

À un moment donné pendant que j’étais en situation de prostitution, j’avais abandonné l’université, je n’avais rien réalisé de mon plan et, pendant de nombreuses années, mon ambition s’était réduite au simple fait de survivre. J’ai décidé de trouver un nouvel endroit où vivre, un endroit plus agréable où ma maison ne serait pas cambriolée à répétition pendant que j’étais sortie la nuit, et de consulter un psychiatre.

Je voulais me concentrer à nouveau sur mes objectifs, retenter ma chance à l’université, mais seulement après avoir résolu ce qui n’allait pas chez moi et qui m’avait empêché de réussir la première fois.

Puisque le « travail du sexe » était apparemment un job comme un autre, ce que certaines féministes auto-proclamées se félicitaient de me défendre, alors tous mes échecs devaient être de ma faute.

J’avais lu sur internet des textes de psychologie pour essayer de déchiffrer le problème par moi-même et je m’étais dit que j’avais sans doute un trouble du déficit de l’attention (TDA) et que c’était pour ça que j’avais échoué dans mes études.

Je m’étais déjà avérée douée à l’école secondaire, avec d’excellentes notes, mais j’éprouvais des problèmes de motivation et de rendement et j’ai commencé à prendre du retard à l’université.

Malheureusement, pour pouvoir payer cette thérapie, j’ai dû faire beaucoup plus de passes – les psychiatres ne sont pas bon marché. J’ai dit au psychiatre, après une séance de 10 minutes, que je pensais avoir un TDA. Il m’a dit que non. J’ai dit OK, est ce que ce pourrait être un Trouble Bipolaire? Il a plutôt validé cette hypothèse. Donc, j’ai été inscrite auprès d’un psychologue pour suivre une thérapie comportementale dialectique, basée sur un modèle cognitif et comportemental.

J’ai demandé à être avec quelqu’un qui ne me jugerait pas d’être prostituée. J’ai été mise en binôme avec une femme très sympa qui m’a affirmé un truc du genre que la prostitution était un choix et qu’elle pensait qu’on était toutes les deux d’accord là dessus.

Je n’ai pas répondu, je me suis juste tue, ne sachant quoi dire.

En repensant à ce qu’elle m’avait dit, j’ai réalisé que c’était ce que disait la propagande de l’industrie pour faciliter l’inversion de la honte, de ceux qui pratiquent ces violences à leurs victimes.

Le sous entendu de la phrase « c’est le choix des femmes » est « ainsi, c’est de leur faute ».

J’avais entamé des recherches internet sur la prostitution et j’ai commencé à exprimer en ligne ce que je n’étais pas autorisée à dire dans la vie, sur mes conditions de vie et sur le monde de la prostitution.

J’ai appris que je répondais aux critères de victime de la traite à des fins sexuelles en droit international selon le Protocole de Palerme. Les Nations Unies ont créé cette convention pour lutter contre la traite. Parmi les centaines de femmes que j’ai rencontrées pendant mes années de prostitution, la plupart, sinon toutes, répondaient à ces critères.

Mais il est clair que le gouvernement néo-zélandais ne le voit pas de cette façon.

Ils ont décidé de décriminaliser tout ce qui arrive aux femmes et aux filles dans la prostitution. Ils ferment les yeux et n’assument aucune responsabilité pour elles – leurs propres citoyennes.

Je dénonce la prostitution depuis environ 2009 et je suis complètement sortie de ce commerce depuis 2021. J’aurais aimé pouvoir me lever et me battre pour que mon pays se conforme au Modèle nordique de réforme de la prostitution. Celui-ci reflète la réalité de la prostitution en tant que violence et exploitation sexuelle. Il tient les agresseurs – les proxénètes, les trafiquants et les clients – criminellement responsables, ce qui permet aux survivantes d’avoir accès à la justice. Ce modèle offre aux victimes des services de soutien plutôt que de leur faire croire qu’il y a quelque chose qui cloche chez elles parce qu’elles ne se sentent pas « empouvoirées » lorsque des hommes les violent.

Mais je n’avais que 14 ans à l’époque de notre réforme de la prostitution en 2003, et je n’avais jamais entendu parler du Modèle nordique. La discussion ne semblait porter que sur deux options: soit la femme en situation de prostitution devait être criminalisée, soit la prostitution devait être décriminalisée. Il n’y avait pas de place pour une troisième option. Je savais que je n’étais pas une criminelle, que ce n’était pas moi qui avait commis un quelconque crime envers qui que ce soit. Mais il ne m’est jamais venu à l’idée que le système puisse être véritablement de notre côté.

Le NZPC qui, en tant qu’organisation, est calibré spécifiquement pour faire adopter un modèle total de décriminalisation, ne propose aucune information sur le Modèle nordique aux personnes en situation de prostitution qu’ils se vantent d’aider.

Aucune des personnes en situation de prostitution que j’ai rencontrées et à qui j’ai parlé du Modèle nordique n’en avait entendu parler auparavant. En dehors de leurs craintes de ne pas pouvoir gagner l’argent dont elles ont besoin, et de leur peur de se retrouver coincées, elles étaient toutes d’accord pour reconnaître ce modèle, en bout de ligne, comme le meilleur pour résoudre l’enjeu de la prostitution.

Voici un extrait du « Manuel de la Nouvelle Travailleuse » que le NZPC propose, même aux mineures, avec des pages donnant des conseils pour rendre supportables les pratiques sexuelles anales non désirées. Il y a aussi des pages qui décrivent les conséquences négatives des violences sexuelles comme de simples inventions, alors qu’ils préfèrent parler de « burnout » des travailleuses du sexe. Cette tactique sert à préparer les femmes à accepter de lourdes agressions.

Je suis ici parce que je veux que les gens du Royaume Uni se fassent leur propre opinion, en entendant la voix des femmes prostituées sous le modèle de décriminalisation.

S’il vous plaît, ne répétez pas l’erreur que nous avons faite en Nouvelle Zélande.

Chelsea Geddes

Version originale : https://nordicmodelnow.org/2022/10/25/the-reality-of-new-zealands-decriminalised-sex-trade/

Traduction : Leonie Curamen pour Tradfem

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