[Ce qui suit est une partie d’un article d’abord publié dans la San Francisco Review of Books. Copyright © 1981 par Andrea Dworkin.] (Pornographie : les hommes s’approprient les femmes, éditions Libre)
Au cours de la rédaction de mon plus récent livre, j’ai vécu le plus extrême isolement que j’aie connu en tant qu’écrivaine. Je vivais dans un monde d’images — des corps de femmes exposés, des femmes prostrées, étalées, suspendues, écartelées, ligotées et lacérées — et dans un monde de livres — remplis de viols collectifs, de viols à deux, de viols commis par des hommes sur des femmes, de viols lesbiens, de viols de femmes par des animaux, d’éviscérations, de tortures, de pénétration, d’excréments, d’urine et de mauvaise prose. J’ai travaillé trois ans à ce livre. Après la première année, une amie est entrée dans ma chambre et m’a passé la remarque qu’elle était plus à l’aise dans les magasins de porno du quartier. Six mois plus tard, l’ami avec lequel je vivais m’a demandé calmement et sincèrement d’éviter de lui montrer les documents sur lesquels je pouvais travailler et aussi, si possible, de ne pas les laisser dans une autre pièce que la mienne. J’ai des ami-es bon·nes et prévenant·es. Leurs nerfs ne pouvaient même pas supporter le peu qu’illes apercevaient. Moi, j’y étais immergée.
Dans les meilleurs contextes, je ne fais pas de rêves agréables. Mon travail se poursuit durant mon sommeil. La vie suit son cours, que je dorme ou que je veille. J’ai passé huit mois à étudier le marquis de Sade. J’ai passé huit mois à faire des rêves sadiens. Des hommes pourront plaisanter, mais ce ne furent pas des rêves « érotiques » ; les rêves de torture sont des rêves de haine, dans ce cas utilisée contre des corps féminins pour les avilir par le métal et la chair. Seule une femme m’a compris. Elle avait travaillé en tant qu’éditrice sur l’œuvre complète de Sade aux éditions Grove Press. Après en avoir terminé le premier volume, elle a assisté à une réunion éditoriale où l’on envisageait d’en assembler un deuxième. Elle a expliqué qu’elle ne pouvait plus supporter ses cauchemars. « Nous devrions commencer à tourner des films sur tes cauchemars », lui répondit l’éditeur en chef. Et ils le firent.
Mais les cauchemars ne furent pas le pire. La lecture même de ces textes me rendit physiquement malade. J’en avais la nausée — si j’étais un homme, j’oserais sans doute dire qu’elle m’a effrayée, m’a fait trembler de peur et m’a rendue malade à en mourir. La Commission présidentielle étasunienne sur l’obscénité a indiqué qu’il s’agissait d’une réaction fréquente des femmes à la pornographie, pour ensuite conclure que la pornographie n’avait pas de conséquences nuisibles. Personnellement, je considère la nausée comme une conséquence , non négligeable quand la vie concernée est la sienne propre. Je suis devenue apeurée, anxieuse et facilement irritable. Mais le pire, c’est que je me suis réfugiée dans le silence. J’avais l’impression de ne plus pouvoir me faire comprendre, que plus personne ne se soucierait de ce que j’apprenais, et que je ne pouvais pas prendre le risque d’être jugée ridicule. La lutte sans fin de la femme écrivaine pour être prise au sérieux, pour être respectée, commence bien avant qu’un texte ne soit imprimé. Elle commence dans le silence et la solitude de son propre esprit, quand l’esprit doit calquer et disséquer l’horreur sexuelle.
Mon travail sur Sade s’est achevé alors que je croulais d’épuisement, un épuisement physique parce que je détestais dormir et parce que le matériel me rendait souvent physiquement malade ; un épuisement mental parce que je m’attaquais à toute la tradition intellectuelle masculine qui a porté Sade aux nues ; mais aussi un épuisement moral, celui créé du fait d’affronter les pires idéaux sexuels des hommes, formulés par Sade dans les moindres détails, l’épuisement engendré par la cruauté sexuelle.
Les photographies que j’ai dû étudier ont changé la totalité de ma relation au monde physique dans lequel je vis. Pour moi, un téléphone est devenu un godemiché, le fil du téléphone un outil de bondage ; un sèche-cheveux est devenu un godemiché — ces sèche-cheveux qualifiés de « pistolets » par euphémisme ; les ciseaux ne furent plus associés à la découpe du papier, mais positionnés à l’entrée de vagins. J’ai vu tellement de photographies d’objets ménagers ordinaires utilisés comme armes sexuelles contre des femmes que j’ai désespéré de retrouver un jour mes idées simples sur leur fonction. J’ai acquis un nouveau vocabulaire visuel, un langage que peu de femmes possèdent, mais que les consommateurs de pornographie trimbalent en permanence. Tout objet banal peut y être transformé en objet érotisé — un objet à utiliser pour blesser des femmes dans un contexte sexuel, avec une intention et une signification sexuelles. Cela a considérablement amplifié mon isolement, car mes amis pensaient que je faisais de mauvaises blagues lorsque je réagissais à certains maniements innocents d’un sèche-cheveux, par exemple. À un ami qui m’avait tendu un téléphone de façon très abrupte, j’ai répondu, alarmée : « Ne me tends plus jamais ce truc ainsi », en sachant ce dont je parlais. Et lui, qui détestait la pornographie, ne l’a plus jamais fait.
J’ai dû étudier les photographies pour écrire à leur sujet. Je les ai regardées longuement pour les analyser. Il m’a fallu beaucoup de temps pour voir ce qu’elles contenaient, car je ne prévoyais pas de voir leur contenu et la prévoyance est essentielle pour une perception claire. J’ai dû apprendre. Un cadre de porte est un cadre de porte. On le franchit. Un cadre de porte prend une signification différente quand on voit une femme, puis une autre, être suspendues à des cadres de portes. Un luminaire sert à éclairer jusqu’à ce qu’on voie une femme, puis une autre, être suspendues à des luminaires. Le monde habituel ne devient pas seulement sinistre ; il devient dégoûtant, répugnant. Les pinces servent à desserrer des boulons jusqu’à ce qu’on les voie taillader des seins de femmes. Le film plastique sert à conserver des aliments jusqu’à ce qu’on voie une personne momifiée dedans.
Il y eut encore de la nausée, de l’isolement, du désespoir. Mais aussi, de plus en plus, une colère qui ne trouvait de cible nulle part, et un sentiment d’ennui devant tout cela, devant la répétition insensée et sans fin des photographies. Peu importe le nombre de fois où des femmes avaient été suspendues à des luminaires ou à des cadres de portes, il y avait toujours plus de magazines avec ces mêmes images. Une amie m’a dit un jour à propos de l’héroïne : « Le pire, c’est la répétition sans fin. » On peut dire la même chose de la pornographie, sauf qu’elle va au-delà de tout ce que quelqu’un peut s’infliger de façon répétée : la pornographie est ce que les hommes font aux femmes. Et le monde habituel dans lequel vivent les hommes est plein de cadres de portes, de luminaires et de téléphones, ce qui explique peut-être pourquoi les plus répandues des violences infligées aux femmes ont lieu à domicile.
Mais le pire effet sur moi a été une misanthropie diffuse : j’ai cessé de pouvoir faire confiance aux enthousiasmes de quiconque, qu’ils soient intellectuels, sexuels, esthétiques, politiques. Au fond, qui étaient ces gens et quelle importance accordaient-ils aux femmes suspendues dans un cadre de porte ? Je me sentais comme si je m’étais fixé sur un banc de sable sans savoir qu’il s’agissait d’un banc de sable, pensant qu’il s’agissait simplement du rivage. Le temps passait et la mer montait tout autour de moi, et je ne m’en rendais pas compte car j’avais appris à détester le rivage. Si je nageais et nageais et nageais pour me sauver, que trouverais-je si j’atteignais le rivage ? Y aurait-il là quelqu’un ? Ou est-ce que ce serait la désolation ? Une remarque sarcastique sur la pornographie était la désolation. Une banalisation de la pornographie était la désolation. Un enthousiasme pour la pornographie était la désolation. Un évitement de la pornographie était la désolation. Une indifférence à la pornographie était la désolation. Les hommes devisaient intelligemment à ce sujet. Les femmes ne savaient pas. Il me fallait parfois rassembler toutes mes forces pour oser parler à une amie de ce que j’avais vu. J’ai déjà été une radicale pleine d’espoir. Maintenant, je ne le suis plus. La pornographie m’avait infectée. J’ai déjà été une enfant qui rêvait de liberté. Maintenant, je suis une adulte et je vois ce à quoi mes rêves ont abouti : à la pornographie. Alors, bien que je ne puisse rien pour contrer mes cauchemars de sommeil, j’ai renoncé à plusieurs de mes rêves éveillés. En tant qu’écrivaine aux prises avec le monde — enracinée dans le temps et le sens, saturée et obsédée par la boue de la vie réelle — j’ai décidé que je voulais que les femmes voient ce que j’ai vu. C’est peut-être le choix le plus impitoyable que j’aie jamais fait. Mais dans l’intimité de l’écriture, c’était le seul choix qui me laissait le plaisir d’écrire, ce plaisir avide et arrogant. C’était le seul choix qui me permettait de venir à bout de mon sujet en le révélant, en le reproduisant, en en faisant un objet que nous définissons et qui nous sert plutôt que de le laisser rester une chose qui nous définit et nous utilise. Écrire n’est pas une profession heureuse. Elle est vicieusement individuelle. Moi, l’autrice, j’insiste sur le fait que je nous représente, nous les femmes. Ce faisant, j’insiste sur la signification sociale ultime de l’écriture ; en tenant tête au cauchemar, je veux qu’une nouvelle génération de femmes arrive à se réapproprier les rêves de liberté dont la pornographie m’a spoliée.