Phyllis Chesler, 3 oct. 2022
Même pour une autrice féministe radicale populaire, se faire publier n’est pas facile.
Voici un discours prononcé par Phyllis Chesler lors de la conférence nationale de l’organisation Women’s Declaration International (WDI) USA, prononcé le 25 septembre 2022 et republié sur la plate-forme 4W avec la permission de Mme Chesler.
Si je vous disais combien il est difficile pour la plupart des écrivain·es de survivre, d’être publié·es et de continuer à l’être, vous ne me croiriez peut-être pas. Et je veux que vous écriviez – mais seulement si vous êtes un·e écrivain·e, si l’écriture est votre façon de respirer. Sinon, comme l’a dit un jour un vieux marin : « Faites demi-tour avant qu’il ne soit trop tard. » Mais si vous êtes un·e écrivain·e, alors vous devez écrire parce que vous ne pouvez pas vivre sans le faire.
Les mots sont importants. Le langage est important. Ils peuvent éclairer, inspirer, divertir et soutenir un éveil féministe. Ils l’ont fait. Ils peuvent également constituer notre héritage pour les générations à venir.
Nous avons l’immense privilège d’être alphabétisées et éduquées et, pour certaines d’entre nous, de pouvoir publier des livres, des articles, des poèmes. Historiquement, la plupart des femmes n’ont pas appris à lire et à écrire et étaient mal vues si elles tentaient d’être publiées. Même la grande George Elliott (Mary Lou Evans) a publié ses œuvres sous un pseudonyme.
Mais voici une mise en perspective nécessaire.
De nombreux écrivains (blancs et masculins) à travers l’histoire ont également souffert à la fois de la pauvreté et du plagiat. S’ils n’étaient pas nés riches, ils avaient tous un travail de jour. Beaucoup n’ont jamais été payés pour leurs écrits publiés. Certains ont dû PAYER pour être publiés. Les écrivains – même les plus grands – ont également souffert de critiques cinglantes. Certains ont été censurés, leurs livres brûlés. Certains ont été emprisonnés, envoyés en exil ou assassinés pour avoir commis des crimes contre la religion ou l’État.
À notre époque, notre travail, surtout le meilleur et le plus radicalement féministe, s’épuise simplement et reste là. Il meurt doucement. Nos livres ne sont pas traduits dans d’autres langues. Nous avons de la chance s’ils sont mentionnés, ne serait-ce que pour être critiqués. Le plus souvent, il ne sont tout simplement pas recensés. L’arbre tombe, mais personne n’entend le bruit de sa chute.
« …notre travail, surtout le meilleur et le plus radicalement féministe, s’épuise simplement et reste là. Il meurt doucement.. »
Même une écrivaine féministe radicale comme moi, qui a eu la chance de publier un best-seller – Les femmes et la folie – n’a plus jamais connu de nouveau best-seller. Les grands éditeurs vous tiennent rigueur d’un tel succès. Oui, j’ai continué à écrire des classiques féministes qui ont fait date – (Mothers on Trial, Letters to a Young Feminist, Woman’s Inhumanity to Woman, An American Bride in Kabul, A Politically Incorrect Feminist, Requiem for a Female Serial Killer) – mais de plus en plus, les éditeurs ne s’intéressaient qu’à mes chiffres de vente – comme à ceux de chaque écrivain·e – et ils refusaient de vous publier ou vous accordaient des avances de plus en plus minuscules si vous n’aviez pas de nouveaux best-sellers.
J’ai eu une belle carrière – et je suis toujours là; j’écris toujours et pourtant…..
Quand on me demande combien de temps il m’a fallu pour écrire mon premier livre, Les femmes et la folie, je réponds généralement : toute ma vie. Ce livre m’a aussi valu d’innombrables chagrins. Mes collègues de l’université me craignaient, m’enviaient et peut-être même me haïssaient pour ma proéminence soudaine. Ils ont fait de ma carrière universitaire une épreuve difficile et permanente. Certaines féministes ont méprisé ce succès ; celles qui avaient exigé que je le publie « de façon anonyme » et que je fasse don des recettes à « la révolution » ont cessé de me parler.
Cependant, portée par un mouvement féministe en plein essor – c’était la fin des années 60 et le début des années 70 -, j’ai réussi à surmonter les nombreuses agressions patriarcales et les sanctions universitaires dont j’ai fait l’objet.
Mais, bien que j’aie beaucoup publié par la suite, j’ai également péri au plan institutionnel. Il m’a fallu 22 ans pour devenir professeure titulaire, ma titularisation a été remise en question à maintes reprises, tout comme mes promotions (qui déterminent le salaire et la pension d’une personne). Je n’ai jamais reçu d’offre d’emploi sérieuse (c’est-à-dire titularisée) dans une autre université.
Néanmoins, mon premier livre a été adopté par des millions de femmes. Il a fait l’objet de critiques élogieuses, positives et fréquentes. Mais il a aussi été condamné. Les psychologues et les psychiatres ont exprimé de l’indignation et de la colère. Je n’ai certainement pas été invitée à donner des conférences à ces collectivités, du moins pas avant que les féministes n’y occupent des rôles plus importants.
« Aujourd’hui, une féministe ne peut pas être « politiquement incorrecte », pas même dans un livre portant ce titre précis. »
Et je suis une écrivaine féministe « populaire ». Pensez à celles qui n’ont pas visiblement « réussi », celles dont l’œuvre est excellente mais qui a été oubliée, « empruntée », non citée, enterrée avant qu’elle n’ait pu faire son travail considérablement enviable dans le monde.
Aujourd’hui, une féministe ne peut pas être « politiquement incorrecte », pas même dans un livre portant ce titre précis. Dans cet ouvrage de 2018, je n’ai pas été autorisée à écrire longuement sur mes préoccupations face au XXIe siècle, qui incluent la montée de l’antisémitisme, la stalinisation du féminisme, la manière dont l’antiracisme a pris le pas sur l’antisexisme, le changement de nom des études sur les femmes et leur disparition (depuis qu’elles ont été rebaptisées études sur le genre et la sexualité, ou sur les LGB, mais surtout études sur les transgenres) J’ai aussi été censurée concernant la signification du terrorisme djihadiste et de l’islamisme pour le féminisme ; les dangers de la politique identitaire ; la nature de la violence fondée sur l’honneur, y compris les crimes d’honneur (j’ai publié quatre études pionnières sur ce sujet qui m’ont permis de soumettre des aqffidavits à des juges dans des affaires d’asile politique). Tous ces sujets ont été jugés trop politiquement incorrects et ne faisant pas partie des moments antérieurs, plus acceptables et plus « constructifs » de la Deuxième Vague libérale et de gauche.
Je ne pense pas que ce qui m’est arrivé soit unique. Je crois que cela arrivait et arrive encore à beaucoup d’autres auteurs et autrices. C’est simplement que près de 60 ans de vie d’écrivaine m’ont pas épargnée.
Si vous êtes blanc et que vous ne vous concentrez pas sur le racisme anti-noir, si vous êtes un homme blanc hétérosexuel et que vous n’êtes pas transgenre, si vous êtes occidental et que vous n’êtes pas originaire d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud, et si vous êtes une féministe radicale qui se concentre sur les droits sexuels des femmes, il se peut que votre travail ne soit jamais publié ou recensé.
Voici ce qui m’est arrivé pour un de mes livres. J’ai dû livrer un combat mortel contre 4 000 défis et exigences rédactionnels (oui, je les ai comptés) formulés par au moins deux, mais probablement trois éditeurs différents. Aucun des éditeurs n’avait vu ce que les deux autres avaient à dire. Cela a ressemblé à une agression prolongée Cela n’a pas tant amélioré mon écriture que fourni aux éditeurs l’occasion de rabaisser ce travail, et non de le faire valoir.
Un chapitre dans lequel je critiquais les politiques identitaires a été rejeté d’emblée. L’éditeur craignait des répercussions juridiques, critiques et peut-être même violentes. J’ai remis en question, non, j’ai déploré la politique identitaire. J’ai remis en question le remplacement du critère du sexe par celui du genre. Je considérais cela comme dangereux. J’ai passé en revue chacune de mes propres « identités » pour les rejeter toutes.
Mon travail n’était pas terminé après avoir lutté contre ces 4 000 défis. Le manuscrit a ensuite été soumis à deux lecteurs extérieurs appelés à en juger la « sensibilité », l’un pour la race, l’autre pour le genre. S’ils avaient été aussi instruits que moi, cela aurait pu être acceptable, mais les deux n’avaient pas ma base de connaissances. Ce furent des expériences terrifiantes et démoralisantes.
L’un des deux ou trois éditeurs – je ne sais plus lequel – a exigé que j’attribue la chanson Embraceable You à Nat King Cole, sinon je serais considérée comme une raciste ignorante. Mais cette chanson a été écrite par deux garçons juifs blancs (George et Ira Gershwin) ; Ginger Rogers l’a chantée pour la première fois dans une comédie musicale en 1930, et la divine Billie Holiday l’a fait sienne en 1944, tout cela bien avant que la sirupeuse interprétation de Nat King Cole n’apparaisse aux palmarès. Peu importe.
« Peu importe que vous ayez été une autrice de best-seller ou une pionnière légendaire. Rien n’épargnera à un· écrivain·e un tel examen nerveux. »
Les catastrophes ont continué à affluer. Mon éditeur a été « licencié » pour des raisons professionnelles. Mon livre est devenu orphelin. L’éditrice qui a hérité du travail l’a à peine lu. Elle était également trop occupée pour me rencontrer ou même me parler. Elle avait une option sur mon prochain livre qu’elle a rapidement déclinée. Mon agent a ensuite refusé de représenter ce travail.
L’éditeur qui a hérité de moi a choisi de le publier à la hâte, avec un délai d’environ deux ou trois mois, et une date de publication fixée au 28 août, une période de l’année où tout le monde est en vacances. Je peux me tromper, mais je doute qu’ils aient envoyé des copies aux bons critiques potentiels. Ils les ont probablement envoyés aux mauvais critiques, et à seulement quelques-uns d’entre eux.
Incroyablement, l’imprimeur a réussi à glisser 40 pages d’un roman de science-fiction au beau milieu de mon livre. Je ne l’ai appris que lorsque quelques lectrices qui me connaissaient m’ont contactée. L’éditeur a pris ça à la légère : « Ce sont des choses qui arrivent. » Bien qu’ils m’aient payée pour lire la version audio du livre, ils ont choisi de ne pas en publier de version de poche.
Et puis le publiciste m’a dit, avec une grande déception, qu’il était trop tard pour réserver des lectures chez Barnes & Noble – et qu’une seule librairie était même prête à m’accueillir à la fin du mois d’août.
« De quelle librairie s’agit-il ? », ai-je demandé.
« La salle des livres rares au Strand. »
Oh, j’étais au paradis. J’ai peut-être passé un quart de ma vie à y fureter. Le lieu avait une valeur sentimentale pour moi et il représentait un amour des livres qui manque dans les chaînes de libraires.
Au dernier moment, j’ai réussi à remplir l’endroit avec plus de 100 personnes et j’espère que tout le monde y a passé un bon moment. Cette prestation vidéo a été diffusée plusieurs fois sur C-SPAN. J’ai également fait une lecture dans un merveilleux magasin, Book Culture, dans l’Upper West Side de Manhattan, où eut lieu une séance de questions-réponses animée.
Mais ce fut tout. Aucun éditeur n’est jamais apparu pour me saluer, me soutenir, me voir en représentation, m’emmener prendre un verre.
Par les temps qui courent, toutes les autrices, et pas seulement moi, sont confrontées à de telles rebuffades. Peu importe que vous ayez été une autrice de best-seller ou une pionnière légendaire. Rien n’épargnera à un· écrivaine d’être scrutée avec autant d’appréhension.
Voyez : Même Walt Whitman a dû s’auto-publier. Herman Melville a reçu des critiques très négatives et a dû travailler comme inspecteur des douanes. Je pourrais continuer. Vous comprenez ce que je veux dire.
Je vais terminer par une lecture. J’ai retrouvé des notes oubliées depuis longtemps que j’avais préparées pour un atelier d’écriture que j’ai donné à Assise, en Italie.
UNE LECTURE. SUR L’ÉCRITURE.
« J’écris, parce que je ne peux pas ne pas écrire, c’est dans mon sang, c’est comme ça que je respire, que je me sens vivante, puissante, joyeuse, reliée aux autres. »
Longtemps après avoir écrit ceci, j’ai découvert que Pablo Neruda avait dit, dans une interview donnée à la Paris Review :
« Pour moi, écrire est comme respirer. Je ne pourrais pas vivre sans respirer et je ne pourrais pas vivre sans écrire. »
Je ne crains pas la page blanche. Je n’ai jamais souffert du syndrome de la page blanche. J’ai été bénie : mes sujets me trouvent, me réclament, je n’ai jamais eu à les chercher.
C’est l’envie qui a été mon lot.
C’est comme si le monde des non-écrivains savait qu’un écrivain aime écrire, qu’il ou elle ne peut pas ne pas écrire, et que ce monde n’allait certainement pas payer quelqu’un pour faire ce qu’il ou elle aime faire dans un monde où les gens sont payés, soit trop peu, soit trop, pour faire ce qu’ils détestent faire.
« Je devais écrire tous les jours, toute la journée, de sorte que si l’inspiration voulait passer, elle saurait exactement où me trouver. »
J’ai écrit toute ma vie, mais je n’ai jamais pris de cours d’écriture. Je lisais des livres : sans cesse, intensément, depuis l’âge de trois ou quatre ans. Je lisais pour échapper à mon enfance et à ma vie de famille ; je lisais pour sauver ma vie. J’ai commencé à écrire à l’âge de huit ans. Je n’ai jamais arrêté. Je n’avais aucun modèle.
J’avais l’habitude de dire que je devais écrire tous les jours, toute la journée, de sorte que si l’inspiration voulait passer, elle saurait exactement où me trouver.
La plupart des écrivains ont des fantasmes sur l’éditeur de leurs rêves. On s’imagine qu’il est notre âme sœur la plus sincère et la plus gentille, notre thérapeute secrète, notre bonne fée (ou notre parrain), notre cheerleader personnel, notre sage-femme, notre agent, notre compagnon, le témoin principal de notre création, de notre créativité. Ami, collègue, etc. Je n’ai jamais, jamais eu cela. Ce qui ne veut pas dire que je n’aimerais pas cela. Cela signifie qu’un écrivain peut réellement survivre sans cela.
Pourquoi est-ce qu’on écrit ? Est-ce que nous écririons même si nous n’étions jamais publié·e, comme les moines bouddhistes qui créent de beaux et complexes monuments de sable, pour les voir ensuite emportés par la mer ? Je pourrais… Mais la plupart des écrivains, et moi aussi, avons trop d’ego pour envoyer sciemment, gravement, philosophiquement nos mots au loin, vers une mort marine aqueuse.
RILKE : « Si l’on sent que l’on pourrait vivre sans écrire, alors il ne faut pas essayer du tout. »
JOANNA RUSS dans HOW TO SUPPRESS WOMEN’S WRITING WITHOUT REALLY TRYING (Comment supprimer les écrits des femmes sans même essayer) :
« Elle ne l’a pas écrit. Mais il est clair qu’elle a fait l’acte […] Elle l’a écrit, mais elle n’aurait pas dû. C’est politique, sexuel, masculin, féministe. Elle l’a écrit, mais regarde donc ce sur quoi elle a écrit. La chambre à coucher, la cuisine, sa famille. D’autres femmes ! Elle l’a écrit, mais elle n’en a écrit qu’un seul. « Jane Eyre. Pauvre Chérie, c’est tout ce qu’elle a pu produire… » Elle l’a écrit, mais elle n’est pas vraiment une artiste, et ce n’est pas vraiment de l’art. C’est un thriller, une romance, un livre pour enfants. C’est de la science-fiction ! Elle l’a écrit, mais elle a été aidée. Robert Browning. Branwell Brontë. Son « côté masculin ». Elle l’a écrit, mais elle est une anomalie. Woolf. Avec l’aide de Leonard… Elle l’a écrit MAIS… »
joanna Russ n’a pas réussi à trouver d’éditeur normal pour cette œuvre merveilleuse. Je le sais. J’ai essayé de l’aider à la faire publier. Finalement, c’est un éditeur universitaire qui l’a acceptée. Elle a échoué à l’University of Texas Press (1983).
VIRGINIA WOOLF « La sœur de Shakespeare » dans Une chambre à soi (traduction de Clara Malraux):
« Laissez-moi imaginer, puisque les faits précis sont si difficiles à établir, ce qui serait arrivé si Shakespeare avait eu une soeur merveilleusement douée, appelée, mettons Judith. (…) Elle avait l’imagination la plus vive, le même don que son frère pour la musique des mots. Comme lui, elle avait du goût pour le théâtre. Elle se tint devant l’entrée des artistes ; elle voulait, disait-elle, jouer. Les hommes se moquaient d’elle. Le directeur – un gros homme aux lèvres pendantes – éclata de rire. Il aboya quelque chose concernant les caniches qui dansent et les femmes qui jouent – aucune femme, lui déclara-t-il, ne saurait être actrice. Il fit allusion à ce que vous devinez. Il était impossible à la jeune fille d’apprendre son art. Pouvait-elle même se mettre en quête d’un dîner dans une taverne ou errer dans les rues à minuit?
Et pourtant elle était génialement douée pour la fiction et brûlait du désir de se repaître de la vie des hommes et des femmes, d’étudier leurs divers comportements. En fin de compte, car elle était très jeune et son visage ressemblait étrangement à celui de Shakespeare le poète – elle avait les mêmes yeux et les mêmes sourcils arqués -, en fin de compte, Nick Green, l’acteur-directeur, la prit en pitié; elle se trouva enceinte de ce monsieur et – qui peut évaluer l’ardeur et la violence d’un coeur de poète quand ce coeur habite le corps d’une femme, est intimement lié à lui? Elle se tua par une nuit d’hiver et repose à quelque croisement où les omnibus s’arrêtent à présent, devant l’Elephant and Castle. »
***Aujourd’hui, je crois que cette poète qui n’a jamais écrit un mot et qui a été enterrée à un carrefour vit toujours. Elle vit en vous et en moi, et en beaucoup d’autres femmes qui ne sont pas ici ce soir, car elles font la vaisselle et couchent les enfants. Mais elle vit, car les grandes poètes ne meurent pas, elles sont toujours présentes, il ne leur manque que l’occasion de marcher parmi nous en chair et en os
Phyllis Chesler
https://www.phyllis-chesler.com/index.htm
Version originale: https://4w.pub/write-only-if-you-must/
Traduction: TRADFEM