Désapprendre le langage de la pensée « Woke »

Par Sam Adler-Bell, dans le magazine New York Intelligencer

Il y a plusieurs nuits, je me suis réveillé dans mon lit avec un bourdonnement dans les oreilles et la sensation nauséeuse que le plafond se rapprochait et s’éloignait en même temps. J’ai supposé que j’avais une sorte d’épisode neurologique post-COVID. Ou peut-être un flash-back d’acide. Ce n’était ni l’un ni l’autre. Ce que je vivais en fait, c’était une série de pensées sur la notion de « woke ». Et maintenant, cher lecteur, malgré quelques réserves, je vais les partager avec vous. Que puis-je dire ? Quand on se compare, on se console…

Mettons les choses au clair : Ce discours est nul. La pensée « woke » a peut-être eu autrefois un sens relativement stable, signifiant, parmi les radicaux et artistes noirs du 20e siècle, quelque chose comme : « rester sage face à la persistance et au caractère insidieux de la suprématie blanche dans la vie américaine ». Mais aujourd’hui, ce terme a été malmené et étiré au point d’être devenu si inintelligible que sa simple apparition, dans un texte ou un discours, signale de manière fiable qu’une pensée peu claire ou tendancieuse est sur le point d’être exprimée – provoquant, en tout cas chez moi, une irritation sourde qui n’est pas sans rappeler, d’un point de vue phénoménologique, le fait d’avoir les oreilles bouchées.

Le fait que ses invocateurs les plus fréquents se montrent aussi irritants n’aide pas. Les autorités qui s’insurgent contre la pensée « woke » ont tendance à se répartir en deux catégories. Tout d’abord, il y a les conservateurs qui s’opposent par principe aux objectifs d’un programme libérateur plus expansif et pour qui la pensée « woke » est un genre de démon commodément pré-stigmatisé avec lequel ils peuvent blanchir leur dédain sous-jacent pour un ordre social plus égalitaire. Et deuxièmement, il y a les « popularistes », qui pensent que la capture des institutions libérales par des communicateurs ouvertement progressistes est mauvaise pour les fortunes du Parti démocrate états-unien. Ces derniers dissimulent souvent leur désintérêt – voire leur dédain – pour les objectifs de la gauche insurgée derrière un plaidoyer pour l’unanimité stratégique et le compromis.

Ainsi, les critiques les plus bruyants de la pensée « woke » sont généralement soit (a) des réactionnaires qui mépriseraient les valeurs progressistes quel que soit l’idiome dans lequel nous les exprimons, soit (b) des libéraux qui ont fait des marges électorales et des messages de campagne un tel fétiche qu’ils ne reconnaissent pas comme légitimes les formes d’activité politique qui ne sont pas réductibles – ou dans tous les cas propices – à l’objectif de gains électoraux pour les Démocrates. Ceux et celles d’entre nous qui croient en un ordre racial et économique plus égalitaire (et qui doutent que le Parti démocrate soit le seul ou le meilleur véhicule pour y parvenir) n’ont aucune raison particulière de faire confiance à l’une ou l’autre de ces factions. Leurs critiques de nos stratégies politiques sont impossibles à dissocier de l’incompatibilité de nos visions politiques.

Tout cela étant dit, je veux suggérer que la critique de la pensée « woke » peut mettre en évidence un véritable problème pour les socialistes, les féministes et autres radicaux, un problème obscurci par notre dédain pour les messagers et les motivations de cette idéologie. Ce problème réel est occulté parce qu’il se recoupe, parfois, avec les plaintes tendancieuses de nos adversaires. Nous l’écartons donc. Pour l’élucider davantage, je vais proposer – Dieu, pardonnez-moi – une autre définition de l’attitude « woke », une définition qui présente au moins une certaine ressemblance avec la manière dont elle est déployée dans nos discours contemporains pétris de ressentiment.

La voici : Le « woke » désigne l’invocation de normes et d’idées politiques non intuitives et moralement encombrantes d’une manière qui suggère qu’elles sont évidentes.

Cet idiome – ou peut-être ce registre de communication – remplace l’obligation de persuader les autres d’adopter nos valeurs par la satisfaction de signaler notre allégeance et notre érudition à ceux qui sont déjà d’accord avec nous. Dans certains cas, cela signifie que nous parlons un langage abstrus qui aliène les personnes qui n’ont pas mijoté dans le même milieu culturel activiste que nous. Dans d’autres cas, cela signifie que nous exprimons notre fidélité à une norme nouvelle ou peu intuitive, tout en suggérant que toute personne qui n’est pas déjà d’accord avec elle est une mauvaise personne.

Si vous pensez que ce phénomène ne devrait pas être appelé pensée « woke », grand bien vous fasse ; utilisez un autre terme dans votre tête en poursuivant votre lecture. Mais si vous avez passé un peu de temps dans les espaces politiques progressistes ou de gauche au cours de la dernière décennie (activisme sur les campus, organisations à but non lucratif, campagnes progressistes, Twitter point com), je soupçonne que vous savez exactement ce dont je parle.

Il devrait, je pense, être évident de comprendre pourquoi de telles habitudes sont destructrices pour nos objectifs. Les radicaux croient en des choses qui heurtent le « sens commun » dominant, c’est-à-dire les idées et les instincts qui circulent pour justifier l’ordre des choses existant. Il est fondamentalement impossible d’inviter quelqu’un à une confrontation d’un statu quo reflétant ce sens commun (même s’il est insatisfaisant) dans un langage étranger ou déroutant – ou pire, qui l’accuse d’un crime moral pour ne pas avoir déjà compris le problème. Au lieu de cela, les radicaux doivent s’adresser aux gens dans un langage qui leur est familier à propos d’idées qui sont nouvelles. Nous avons la tâche peu enviable de défier le sens commun dominant en des termes qui soient lisibles en son sein. Ce n’est pas facile. Mais si vous croyez au changement progressiste, c’est ce à quoi vous vous êtes engagé-e.

Pour prendre un exemple omniprésent, il semble contradictoire de suggérer que l’Amérique est un pays profondément raciste avec de nombreux démons non exorcisés, qui se manifestent de manière complexe dans les instincts individuels, les structures institutionnelles et les coutumes communautaires – et, en même temps, d’insister sur le fait que de nouvelles normes antiracistes plus sophistiquées devraient être intrinsèquement lisibles et acceptables pour tout le monde sauf pour un imbécile ou un nationaliste blanc. Cela ne signifie pas que nous devrions être moins acharnés dans la poursuite de l’instauration de valeurs antiracistes plus rigoureuses, mais cela signifie que nous ne devrions pas nous attendre à le faire simplement en les traitant comme des évidences ou en haranguant ceux qui ne les partagent pas déjà.

Expliquer précisément pourquoi les militants de gauche ont adopté ces habitudes autodestructrices dépasse le cadre de cette courte chronique. Mais les deux principaux coupables sont les plus évidents. Le premier est les médias sociaux, où il est infiniment plus facile, plus satisfaisant et algorithmiquement gratifiant, de signaler de manière imaginative notre affiliation avec ceux qui partagent déjà vos valeurs que d’essayer de convaincre ceux qui ne les partagent pas.

Le second est l’université. Les conservateurs reprochent aux universités d’élite de produire des radicaux érudits. Et ils le font, dans une certaine mesure. Les diplômés d’université d’élite aux valeurs de gauche dirigent ensuite des organisations libérales à but non lucratif, participent aux campagnes du Parti démocrate, oeuvrent dans des médias et deviennent des cadres intermédiaires dans le monde des affaires. Les gens de droite envient ce privilège, imaginant qu’une élite managériale endoctrinée a pris le contrôle des hauteurs du pays. Mais ils exagèrent. Les intérêts de classe des diplômés de ces universités d’élite ont tendance à se manifester de nouveau lorsqu’ils accumulent du pouvoir. Et lorsque les radicaux diplômés de l’université s’expriment au nom de la gauche, ils ont tendance à parler dans le langage de la pensée « woke » – précisément comme je l’ai définie – avec des effets déformants et destructeurs.

Cela est dû, en partie, à l’histoire particulière du radicalisme universitaire du 20e siècle. Les victoires remportées par des militants étudiants activistes à partir des années 1970 – en créant des départements et de nouveaux programmes d’études grâce auxquels la pensée radicale pouvait être étudiée et enseignée – ont été une victoire à la Pyrrhus, secrétant sa propre défaite. Conçus comme des têtes de pont dans une guerre plus large contre la société capitaliste, les départements radicaux sont devenus des sépulcres pour la pensée radicale : des lieux où les idées libertaires pouvaient être mises en quarantaine, sans avoir à convaincre quiconque à l’extérieur d’y accorder foi.

N’étant pas incités à rendre leurs idées lisibles au-delà de leur clergé, les universitaires radicaux se sont délectés de leur impénétrabilité et de leur nouveauté. Pendant ce temps, les campus ont cessé d’être les lieux d’une lutte morale universelle ; l’étudiant n’était plus considéré comme une source de sagesse sur les problèmes de la société, un protagoniste de la lutte morale de l’époque. Au lieu de cela, il est devenu une figure de mécontentement myope, irréaliste et sans fondement, n’ayant aucun intérêt dans la société qu’il espérait remodeler.

Bien sûr, de nombreuses bonnes idées, théories du changement et histoires d’oppression et de lutte ont été générées sur les campus. La diffusion plus large de ces histoires a été une marque salutaire de notre époque. Je suis moi-même un bénéficiaire d’une éducation radicale. Mais j’ai dû désapprendre de nombreuses façons de parler que j’avais cultivées en tant qu’étudiant radical afin d’être plus convaincant et efficace en dehors des campus. L’obligation de parler aux non-radicaux, aux non-convertis, est l’obligation de tous les radicaux, et c’est une compétence qui n’est pas seulement sous-évaluée mais peut-être entravée par une éducation universitaire de gauche. Apprendre, en participant à la lutte collective, comment sonne le langage du socialisme, du féminisme et de la justice raciale, comment le parler de manière compréhensible à des publics différents, et comment les autres expriment leurs expériences d’exploitation, d’oppression et d’exclusion – telle est notre tâche. C’est très différent d’apprendre à parler du socialisme dans une communauté d’étudiants diplômés et de professeurs.

La logique sous-jacente de tout mouvement de gauche digne de ce nom est la logique de la solidarité – l’idée que nous avons des obligations les uns envers les autres, ainsi que du pouvoir, du fait de nos fortunes enchevêtrées. Que nos objectifs individuels de bonheur, de sécurité et de confort peuvent être mieux réalisés de concert que seuls. Cela nous oblige à prendre ce que Vivian Gornick a appelé un jour « le risque incomparable de l’existence partagée ». La solidarité est belle, de cette façon, mais elle ne va pas de soi. Au contraire, elle ressemble à un conte de fées. On n’en vient à croire à la solidarité qu’après avoir personnellement expérimenté, ou du moins entrevu, ses extraordinaires possibilités – en participant à un mouvement de masse, une campagne syndicale, un mouvement de désobéissance civile, un soulèvement ou une action directe.

En Amérique du Nord, par contre, le sens commun dominant est essentiellement anti-solidarité : c’est la notion que l’on doit prendre soin de ses propres intérêts et de ceux des siens ; et que les autres – en particulier les Autres étrangers ou peu familiers – sont une menace naturelle pour l’accomplissement individuel. Ce sont les idées qui semblent instinctivement vraies pour de nombreux Nord-Américains: elles leur semblent réalistes et sensées. Et donc, la pensée « woke », telle que je l’ai définie de manière intuitive, est hostile à la logique de base du travail d’organisation de gauche. La solidarité exige une invitation, une offre chaleureuse et amicale de collaborer à une proposition risquée. Elle ne fonctionne pas comme un appel moralisateur à s’identifier à un ensemble existant de valeurs évidentes. En tant que gauchistes, nous devons faire cette offre – l’offre d’une interdépendance en échange d’une libération partagée – encore et encore, dans différents endroits, à différentes personnes, de différentes manières et espérer que cela commence à avoir du sens. C’est là tout le jeu.

Vous joindrez-vous à moi ?

Version originale: https://nymag.com/intelligencer/2022/06/unlearning-the-language-of-wokeness.html?

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