Après la décision historique d’un tribunal britannique en sa faveur la semaine dernière, Maya Forstater révèle ce qu’a été le poids sur elle de ce procès – et explique pourquoi cela en valait la peine.
par Rachel Cooke
The Guardian, 10 juillet 2022
48 heures après avoir reçu le jugement final de son long procès au tribunal du travail britannique, Maya Forstater semble encore un peu étourdie. Elle admet qu’il est difficile de croire qu’elle est maintenant libre de poursuivre le reste de sa vie.
« Je suis très heureuse, dit-elle. Je me sens validée. Le tribunal a conclu que j’avais été victime de discrimination, et non pas l’auteure de ce tort, ce qui est l’histoire que l’on raconte à mon sujet depuis trois ans. Mais c’est aussi bizarre. Cette affaire a pris une vie propre il y a longtemps. Elle est à la fois à propos de moi, et pas à propos de moi. Les implications du jugement vont avoir un impact énorme. Il semble que la chose la plus importante que j’aie jamais faite ait été de perdre mon emploi. »
Forstater avait perdu l’emploi en question – en tant que chercheuse invitée à la branche européenne du Centre pour le développement mondial (CDG), un groupe de réflexion basé à Washington – en mars 2019, après avoir publiquement plaidé contre les changements apportés à la loi britannique de 2004 sur la reconnaissance du genre ; dans une série de tweets, elle avait notamment déclaré qu’une personne « ne pouvait pas changer son sexe biologique ». Peu de temps après, elle a porté sa plainte pour discrimination fondée sur une croyance protégée devant un tribunal du travail où, après une audience préliminaire, le juge James Tayler a statué en décembre 2019 que sa conviction qu’il y a deux sexes et que les gens ne peuvent pas changer de sexe n’étaient « pas dignes de respect dans une société démocratique » et que, par conséquent, les personnes qui partageaient ces croyances n’étaient pas protégées contre la discrimination.
Mme Forstater a fait appel de ce jugement, et dans une décision qui a fait jurisprudence en juin 2021, la décision de Tayler a été annulée. Le juge Choudhury, président du tribunal d’appel en matière d’emploi, a statué que sa croyance relevait effectivement de la protection de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, et qu’elle était donc couverte par la loi britannique contre la discrimination. Choudhury a souligné que si les points de vue dits critiques à l’égard du genre peuvent être « profondément offensants et même pénibles pour beaucoup d’autres personnes… ce sont des croyances qui sont et doivent être tolérées dans une société pluraliste ».
L’affaire est ensuite retournée devant le tribunal pour décider si la demande de Forstater avait été prouvée sur la base des faits. Son jugement a finalement été promulgué mardi dernier. Il a confirmé deux plaintes pour discrimination directe et une pour victimisation, en déclarant : « …les faits sont tels que le tribunal pouvait à juste titre conclure que les tweets constituaient une partie substantielle de la raison pour laquelle Mme Forstater ne s’est pas vu offrir un emploi ; et les preuves du défendeur, loin de prouver le contraire, soutiennent la conclusion qu’ils l’étaient… ».
Après avoir examiné ses tweets, dont un qui établissait une analogie entre les femmes qui s’identifient comme trans et Rachel Dolezal, une femme blanche célèbre pour s’être faussement présentée comme Noire, et un autre qui disait : « Le sentiment interne d’un homme qu’il est une femme n’a aucun fondement dans la réalité matérielle », le tribunal a conclu qu’ils affirmaient les croyances critiques de Mme Forstater envers le genre. Il a également rejeté la suggestion selon laquelle, dans d’autres tweets, elle assimilait l’auto-identification à une maladie mentale. Le tribunal a déclaré que ses propos à ce sujet étaient des « exemples assez anodins » d’humour, ajoutant : « Se moquer d’une opinion contraire ou faire de la satire fait partie de la monnaie courante des débats. »
Le tribunal a conclu que « ce serait une erreur de traiter une simple déclaration de la croyance protégée de Mme Forstater comme intrinsèquement déraisonnable ou inappropriée ». Deux autres plaintes pour discrimination directe et une pour victimisation ont toutefois été rejetées.
Forstater attendait ce jugement avec impatience depuis mars dernier. « J’ai passé la majeure partie du mardi à me terrer dans un groupe de réflexion à Londres qui m’avait permis d’y installer un petit bureau de presse », dit-elle.
« Le jugement fait 81 pages, et il m’a fallu un certain temps pour le lire. Ce fut la ruée pour sortir de la maison et prendre le train [elle vit dans le Hertfordshire] avant qu’il ne soit rendu public une heure ou deux plus tard.
« J’avais écrit deux communiqués de presse, un joyeux et un triste, et à la fin, j’ai dû laisser à mes avocats le soin de terminer la version joyeuse. »
Ce n’est que le lendemain qu’elle a enfin eu l’occasion de célébrer cette victoire, ce qu’elle a fait dans un pub avec un groupe d’environ 40 féministes, militantes et politiciennes, dont beaucoup faisaient sans doute partie des milliers de personnes qui ont contribué au financement collectif de son recours judiciaire. Lorsque Forstater a lancé son appel, elle a récolté 60 045 £ en trois jours, provenant de 2 285 dons d’une valeur moyenne de 26 £ ; beaucoup de ceux qui ont fait des dons anonymes ont dit qu’ils étaient confrontés à des problèmes similaires au travail. Jusqu’à présent, elle estime que sa démarche a coûté 300 000 £.
« Le jugement du recours en appel [de l’année dernière] a créé un précédent important, dit-elle. Mais ce jugement trace encore une ligne cruciale dans le sable. Il dit que c’est bien de dire des choses qui ne plairont pas aux gens dans une société démocratique – et que nous allons devoir nous habituer à ce qu’ils le fassent à nouveau, et continuer à nous entendre.
« J’espère que les employeurs l’examineront et le prendront au sérieux. Malheureusement, j’entends dire que même après le jugement, certains services de ressources humaines insistent encore pour affirmer que cet arrêt ne fait pas de différence sur les lieux de travail. Nous avons besoin d’un grand changement culturel dans les organisations maintenant, car j’ai peur que les services de ressources humaines ont été formés pour placer une caractéristique protégée [c’est-à-dire le changement de sexe] au-dessus de toutes les autres. »
Pense-t-elle que son affaire aidera d’autres femmes à sentir qu’elles peuvent parler plus librement de ces questions ? « Oui. Après le jugement de l’année dernière, des gens m’ont dit : Je suis travailleuse sociale, je suis enseignante, j’ai des données pertinentes et maintenant je peux me demander si, disons, les politiques de protection de l’enfance peuvent fonctionner. D’autres m’ont dit que mon affaire avait mis fin à une procédure disciplinaire intentée contre elle parce qu’elle avait fait réfléchir leur employeur à deux fois.
« Ce nouveau jugement renforce celui-là. Ce n’est pas seulement que nous avons le droit [d’exprimer nos convictions] sur papier – ce que le tribunal d’appel en matière d’emploi m’a donné ; nous avons montré maintenant que l’on peut traîner un employeur en justice, et gagner. »
Elle en tire une certaine fierté : « J’ai été mal traitée. Mon lieu de travail était hostile à mon égard. Mais j’ai retourné la situation et je l’ai utilisée pour créer ce principe qui va protéger beaucoup de gens à l’avenir. »

L’affaire elle-même, pense-t-elle, a aussi été utile dans la mesure où elle a été suivie en ligne, et rapportée dans les médias. Son procureur, Ben Cooper, a « évidé » les arguments de la partie adverse, pense-t-elle. « Pourquoi serait-il offensant de dire que les femmes s’inquiètent des dommages potentiels de cette [modification de la loi sur la reconnaissance du genre] pour la sauvegarde des femmes et des filles ? Pourquoi serait-ce l’équivalent d’une mine explosive ? Le fait de pouvoir poser de telles questions dans une salle d’audience, où personne ne peut se défiler, ou te bloquer sur les médias sociaux, ou t’insulter – où tout le monde doit demeurer poli et répondre aux questions – a révélé que beaucoup de leurs arguments ne tiennent pas la route. »
Jusqu’à présent, elle pense que les gens n’évitaient pas ces débats parce qu’ils sont difficiles en soi, mais parce qu’ils ont « rationnellement pris la décision de ne pas parler de ces choses : elles ont vu ce qui se passe quand on le fait, et elles ont conclu que c’est payer plus cher que ce que vaut leur emploi. »
Elle trouve du réconfort dans tout cela. Néanmoins, l’affaire a fait des ravages. Il était douloureux, alors qu’elle restait au CDG, de ne pas savoir lequel de ses collègues s’était plaint d’elle, et pour quels motifs précis. Il a été difficile pour son mari et ses deux fils adultes de la regarder se faire clouer au pilori, et les implications financières du combat ont été terrifiantes pour eux tous.
Il y a eu de nombreux revers, dont certains sont survenus avant même l’arrêt Tayler. Au début, elle a eu du mal à trouver des avocats prêts à la représenter ; au moins un d’entre eux a insisté sur le fait que le faire entrerait en conflit avec son engagement en faveur de l’inclusivité LGBTQ+.
Lorsque JK Rowling a annoncé en décembre 2019 qu’elle « était solidaire de Maya », cela a été ressenti comme un tournant, et elle lui en sera toujours reconnaissante : « Cela a tout changé, parce que les gens ont alors commencé à vraiment prêter attention à mon cas – et je pense que j’ai commencé à mieux le comprendre moi-même, aussi. » Mais elle reste, insiste-t-elle, une héroïne féministe improbable – bien qu’en ce sens, elle était peut-être aussi précisément la bonne personne pour mener cette bataille.
Caroline Ffiske de Women Uniting, Heather Binning du Women’s Rights Network et Maya Forstater dans les jardins de la tour Victoria, Westminster.
« Je n’ai été impolie avec personne. Je suis toujours restée polie. C’était étrange que des tweets que j’ai écrits il y a trois ans soient repris, mais il n’y a rien dans ces tweets que je regrette d’avoir dit. Je ne suis pas une féministe de premier ordre. Je n’ai lu aucun des textes fondateurs ; mon diplôme est en agriculture. J’aime utiliser un langage simple. Je suis une personne assez basique, dans ce sens. J’avais juste ces préoccupations et ces questions, et je voulais des réponses.
« Il y a eu des jours où j’ai eu des regrets d’être allée de l’avant, mais ils n’étaient pas vraiment importants, pour la raison qu’il y a tellement de femmes qui ont vécu une version de ce que j’ai fait, et j’étais à un endroit – j’avais atteint un âge où j’avais moins d’hésitations – pour faire quelque chose en leur nom. »
Comment a-t-elle fait pour rester saine d’esprit ? Ou peut-être qu’elle ne l’a pas fait ? Elle rit. « Tu ne peux pas être en colère tout le temps. D’une certaine façon, c’était dévorant. C’était horrible d’être victime de mensonges. Tu ne dois jamais t’habituer à la maltraitance ; tu ne dois pas commencer à penser que c’est normal, parce que ça ne l’est pas. Mais tu apprends à t’en sortir. »
Version originale: https://www.theguardian.com/society/2022/jul/10/maya-forstater-transgender-tweets-tribunal-ruling?fbclid=IwAR3ADYhEKEnUO1ULCJPa1ZBfP3mOB5Flq-lcunG1hN4TN00EVIf2F9KiWb4
Traduction: TRADFEM