Pourquoi des femmes de gauche écrivent-elles dans des journaux de droite ?
par Suzanne Moore
Le 2 août 2021
J’ai posé cette question sur Twitter et je me la pose à moi-même.
Ce que les gens ne réalisent jamais, c’est à quel point je réfléchis à ces choses, à quel point j’ai dû le faire. Pendant de nombreuses années, j’ai subvenu seule aux besoins d’une famille. Mon travail consiste à écrire. Avant le journalisme, il y a eu beaucoup d’autres métiers. Je n’attends ni applaudissements ni médaille pour avoir fait ce travail.
Ce que j’attends, en ces temps de folie, c’est que l’on comprenne ce que nous faisons pour nous en sortir. Si vous avez toujours réussi, d’une manière ou d’une autre, à échapper à une situation de travail hypercapitaliste, à vous cultiver et à avoir un revenu privé, bravo. Je n’avais jamais rencontré de gens comme ça avant de travailler dans les médias et maintenant j’en ai rencontré.
Et non, les péchés des pères ne doivent pas être légués aux enfants, même si leurs biens et leurs relations jouxtent leur sentiment de pouvoir parler au nom du prolétariat.
Donc déjà, sans même essayer, je me suis aventurée dans le domaine de la politique identitaire : son côté démodé. son côté classe qui dit que les gens doivent gagner leur vie, même s’ils sont des journalistes de pacotille.
Puis-je juste dire ici que j’aime les journalistes, même si nous sommes plus bas dans l’échelle de confiance du public que les agents immobiliers, mais bon sang ? Ces bâtards fouineurs, cyniques et maladroits de toutes sortes sont clairement ma tribu.
Cette notion de tribu est peut-être un peu désuète, car la nature fragmentée de la politique actuelle signifie que la tribu elle-même est fracturée. Nous avons ceux qui s’érigent en journalistes/activistes, en quelque sorte au-dessus du reste des médias. Cette idée est un peu étrange car le bon journalisme est toujours de l’activisme et il existe de nombreux types différents de journalisme. La valeur d’un brillant critique de cinéma est pour moi aussi élevée que celle du plus clickbaity des chroniqueurs ou même des fabuleux reporters, et je n’oublie jamais, jamais, que le reportage est la base de ce que nous faisons. Sans reportage, il ne peut y avoir d’opinion.
Encore une fois, je pense qu’il existe différents types de reportages, et une bonne chronique peut être le signalement d’une humeur ou d’une sensibilité qui entraîne le lecteur dans un débat, d’une façon qui éclaire des questions complexes.
Tous ces types de journalisme sont disponibles sur un site web près de chez vous ou même dans un vrai journal. Malgré toutes ses difficultés actuelles, la presse écrite continue de déterminer l’ordre du jour que suivent les autres médias (télévision, radio, médias sociaux). Certaines personnes s’identifient clairement par le journal qu’elles lisent, ce qui indique quelque chose d’important sur elles-mêmes.
J’ai travaillé pour plusieurs journaux : The Independent, The Mail on Sunday, The Guardian et The Telegraph – et bien que tout le monde les imagine très différents, mon expérience dominante est que si le ton idéologique vient du sommet, la plupart des personnes avec lesquelles j’ai travaillé au quotidien sont similaires. Ce n’est pas ce que beaucoup de gens veulent entendre.
Malgré toutes ses difficultés actuelles, la presse écrite continue de déterminer l’ordre du jour que suivent les autres médias (télévision, radio, médias sociaux)
Ils veulent entendre que le Mail est composé de méchants idiots à l’esprit étroit et que le Guardian est un panthéon de saints contemporains. En fait, à bien des égards, ces deux journaux sont les endroits où il est le plus agréable de travailler, car ils savent tous deux qui sont leurs lecteurs et les renvoient leur image.
Personne n’a besoin de me dire ce qui ne va pas avec la façon dont fonctionne ce système, une poignée d’hommes riches qui possèdent notre presse, un modèle d' »objectivité » incroyablement dépassé, la proximité absurde entre les politiciens et les journalistes de gauche et de droite, la corruption du système de lobbying, la folle hiérarchie au sein de la presse sur ce qui est ou n’est pas important. Le sexisme, le racisme, le népotisme, le fait que très peu de personnes dans ce secteur appartiennent à la classe ouvrière. Et ainsi de suite.
Néanmoins, certain.e.s d’entre nous ont réussi à s’en sortir, et je trouve absurde l’idée qu’il n’y ait qu’un seul endroit où écrire et une seule chose à lire. Les magazines connaissent une période faste en ce moment et je suis ravie de voir que The New Statesman et The Spectator se portent bien. Je peux apprécier une discussion sur Tortoise ou Novara. La promiscuité intellectuelle est pour moi une expérience glorieuse. Qui voudrait être coincé.e dans une relation monogame avec un seul journal, une seule façon de penser, une seule « vérité » ?
Eh bien, il s’avère que beaucoup de gens aimeraient cela : le segment intempérant de la gauche pour qui The Guardian n’est jamais assez bon mais qui lui reste fidèle.
Il y a là bien sûr là des rédactrices et rédacteurs brillants et ce n’est pas parce que j’ai quitté The Guardian – après avoir été placée dans une situation intenable – que je ne veux pas les lire. Sur un plan purement journalistique, je suis profondément triste de ce que ce journal est devenu. Un média qui devrait être à l’avant-garde de la lutte pour les droits des femmes, mais a tellement trafiqué son idéologie pour attirer des lecteurs américains et plus jeunes qu’il n’est plus capable de faire écho à des d’importance fondamentale.
Pourquoi Julie Bindel, une militante de longue date contre la violence envers les femmes, écrit-elle aujourd’hui dans The Mail ? Pourquoi Nina Power, auteure de One Dimensional Woman, écrit-elle pour le Telegraph ? Pourquoi Janice Turner continue-t-elle à rédiger de brillantes chroniques pour le Times ? Pourquoi suis-je heureuse dans mon nouveau poste au Telegraph ? Je ne peux pas parler pour elles, mais seulement pour moi.
Tout simplement parce que j’ai le droit de dire ce que je veux.
Pourquoi Alex Massie a-t-il adressé à J.K. Rowling une vigoureuse réprimande, de l’ordre de la menace ? The Independent, The Mail on Sunday, The Guardian et The Telegraph... Tout le monde les imagine très différents, mais mon expérience dominante est que si le ton idéologique vient du sommet, la plupart des personnes avec lesquelles j’ai travaillé au quotidien sont similaires. Ce n’est pas ce que beaucoup veulent entendre.
Ils veulent entendre que le Mail est composé de méchants idiots à l’esprit étroit et que le Guardian est un panthéon de saints vivants. En fait, à bien des égards, ces deux journaux sont les endroits où il est le plus agréable de travailler, car ils savent tous deux qui sont leurs lecteurs et leur renvoient leur image.
Personne n’a besoin de me dire ce qui ne va pas avec la façon dont fonctionne ce système : une poignée d’hommes riches qui possèdent notre presse, un modèle d' »objectivité » incroyablement dépassé, la proximité absurde entre les politiciens et les journalistes de gauche et de droite, la corruption du système de lobbying, la folle hiérarchie au sein de la presse sur ce qui est ou n’est pas important. Le sexisme, le racisme, le népotisme, le fait que très peu de personnes dans ce secteur appartiennent à la classe ouvrière. Et ainsi de suite.
Néanmoins, certain.e.s d’entre nous ont réussi à s’en sortir et je trouve absurde l’idée qu’il n’y ait qu’un seul endroit où écrire et une seule chose à lire. Les magazines connaissent une période faste en ce moment et je suis ravie de voir que The New Statesman et The Spectator se portent bien. Je peux apprécier une discussion sur Tortoise ou Novara. La promiscuité intellectuelle est pour moi une chose merveilleuse. Qui voudrait être coincé.e dans une relation monogame avec un seul journal, une seule façon de penser, une seule « vérité » ?
Eh bien, il s’avère que c’est le cas de beaucoup de gens : cette partie dogmatique de la gauche pour qui le Guardian n’est jamais assez bon… mais qui lui reste fidèle.
Il y a bien sûr là des auteur.e.s brillant.e.s et ce n’est pas parce que j’en suis partie – après avoir été placée dans une situation intenable – que je ne veux pas les lire. Sur un plan purement journalistique, je suis profondément triste de ce que le journal est devenu. Un média qui devrait être à l’avant-garde de la lutte pour les droits des femmes mais qui a tellement trafiqué son idéologie pour attirer les lecteurs américains/jeunes qu’il n’est plus capable de faire écho à des récits d’importance fondamentale.
Pourquoi Julie Bindel, une militante de longue date contre la violence envers les femmes, écrit-elle dans le Mail ? Pourquoi Nina Power, auteure de One Dimensional Woman, écrit-elle pour le Telegraph ? Pourquoi Janice Turner continue-t-elle à rédiger de brillantes chroniques pour le Times ? Pourquoi suis-je heureuse dans mon nouveau poste au Telegraph ? Je ne peux pas parler pour elles, mais seulement pour moi.
C’est tout simplement parce que j’y ai le droit d’écrire ce que je veux.
Pourquoi Alex Massie a-t-il adressé à JK Rowling une vigoureuse réprimande, de l’ordre de la menace ? Pourquoi James Kirkup continue-t-il à défendre avec force les droits des filles et des femmes dans The Spectator, le magazine de service du parti Conservateur ? Quelle que soit votre opinion sur toute la question du transgenrisme, n’est-il pas incroyablement petit et mesquin de ne pas mentionner JK Rowling sur une liste d’anniversaire, comme vient de le faire le Guardian ?
Lorsque j’étais là et que je prenais encore la peine de leur parler, je disais toujours que si nous n’avions pas de discussions, d’autres journaux les publieraient de toute façon, et que nous donnerions à la droite une supériorité morale en lui permettant de dire qu’elle était plus ouverte et en quelque sorte plus féministe que la gauche. C’est exactement ce qui est arrivé.
La réponse qu’ils m’ont donnée à l’époque était que le Guardian n’allait pas aborder la question du transgenrisme par le biais de textes d’opinion, mais qu’ils allaient simplement en rendre compte de manière neutre. L’Observer, avant que quelqu’un ne pose la question, a une équipe éditoriale différente et prête à avoir une véritable discussion.
Le résultat de tout cela n’est pas seulement la disparition du Guardian dans une spirale de purisme, mais la perte de nombreuses lectrices. On pourrait dire que ces femmes sont une bande de « terfs » d’âge moyen qui ne devraient même pas être autorisées à lire des journaux. Vous pourriez dire bon débarras, comme le Parti travailliste semble le dire à ses partisan.e.s de longue date qui veulent simplement protéger les espaces légalement réservés aux femmes.
Tout cela est politiquement et commercialement suicidaire et me rappelle la position de la Haute société du clan « Remain », selon laquelle tous les électeurs du clan Leave étaient des racistes obtus et qu’il n’était donc pas nécessaire de leur parler.
Mon crime, et la raison pour laquelle j’ai quitté le journal, a été de dire que la biologie est réelle – c’est ce que la plupart des gens pensent réellement – et qu’il n’est pas transphobe de le dire. Désolé, je ne me repens pas. Ce n’est pas un hasard si le dernier article que j’ai écrit pour le Guardian a porté sur mon vécu d’une fausse couche subie à 20 semaines et d’une grossesse extra-utérine qui a failli me tuer. Bien sûr, me suis-je dit, je ne m’aventurerai pas à nouveau dans le débat sur le transgenrisme, mais je refuse de me taire sur l’expérience incarnée d’être une femme.
Depuis lors – et mon seul regret est de ne pas être partie plus tôt – il est devenu de plus en plus clair que quiconque ne respecte pas la ligne de conduite du journal trouvera d’autres endroits où écrire, surtout s’il s’agit d’excellent.e.s journalistes ayant des histoires à raconter. Il ne s’agit même plus d’une prétention à montrer « les deux côtés de la médaille » sur les questions trans ; il y a maintenant au Guardian, là où devrait battre un cœur, au centre d’un journal de gauche, un simple vide. Un silence.
Le journal ne transrit plus d’histoires vécues parce que les reportages réels sont biaisés. Il ne pourrait y avoir de communauté plus libérale et progressiste que le personnel de la Clinique Tavistock et, en fait, tout le monde de la thérapie, et pourtant, qui publie les histoires que révèlent actuellement les dénonciateurs des malversations sommises dans ce service de changements de sexe ? Pas le Guardian.
L’histoire du spa WI, en Californie, où une vidéo est devenue virale lorsqu’une Étasunienne a porté plainte après y avoir vu exhibés des organes sexuels masculins, est une histoire sur laquelle j’aimerais connaître la vérité. Le Guardian continue de tenter de discréditer cette affaire comme un coup monté ou un canular, et je ne sais pas si c’est le cas. Mais il ne signale PAS que cinq femmes ont porté plainte auprès de la police de Los Angeles au sujet de l’incident du 23 juin, au cours duquel l’une d’entre elles a vu « le suspect » sortir du jacuzzi, nu, dans la section réservée aux femmes, et a été effrayée et bouleversée à la vue d’organes masculins. Cette histoire se résume-t-elle vraiment à un enjeu de « droits des trans » ? Encore une fois, je ne sais pas parce qu’il n’y a jamais de reportage objectif publié à ce sujet – et arrêtons de prétendre le contraire.
Il y a des histoires qui conviennent à un ordre du jour et d’autres qui ne lui conviennent pas, et il y a un silence et beaucoup de bavardages à propos d’un « féminisme blanc ». Pourquoi ne parlons-nous pas alors des féministes Noires Keira Bell, Alison Bailey ou Chiminanda Ngozi Adiche ? Non, nous réduisons tout à une nouvelle binarité suspecte. Tout ce que je demande, encore ici, c’est d’en discuter, et cela ne peut pas se produire en ce moment au sein de la soi-disant gauche, qui n’a pas eu besoin d’un spa pour exhiber sa misogynie profondément ancrée.
Les grands débats intellectuels sur le sexe et le genre sont importants parce que, d’une manière ou d’une autre, une idéologie intrinsèquement conservatrice a réussi à se vendre comme radicale et à refuser délibérément, par tactique, d’en débattre : c’est la position du lobby Stonewall. La plupart d’entre nous pensent sûrement que les personnes transgenres devraient être traitées équitablement et non discriminées, mais ne peuvent pas comprendre pourquoi un si petit pourcentage de la population devrait maintenant contrôler à ce point tout échange sur le féminisme.
Aujourd’hui, nous verrons Laurel Hubbard soulever des haltères et beaucoup s’interrogeront sur l’équité de la chose. Les journalistes couvrant les questions de sport ont discrètement été parmi les meilleur.e.s défenseur.e.s des droits des femmes; je pense que c’est parce qu’iels doivent aborder des enjeux fondamentaux d’équité et la façon dont nous mesurons ce que des corps sont autorisés à faire. Personne ne pense sérieusement que mesurer la testostérone est tout ce qe nous pouvons faire à ce sujet, et même le Comité international Olympique fait maintenant marche arrière sur ce point.
Mais pour en discuter, il faut lire le Mail, le Times ou le Telegraph. Même la grande Martina Navratilova est devenue persona non grata, elle qui est ouvertement lesbienne avec un entraîneur trans ; ses questions sur l’équité ne peuvent trouver de réponse dans les pages du Guardian, parce que trop gênantes.
J’étais gênante. La remise en question des idéologies de toutes sortes est le travail des écrivain.e.s. C’est ce que le journalisme peut être. Bloquer un tel questionnement, c’est interdire la parole et c’est de la couardise.
Voilà pourquoi des femmes de gauche finissent par écrire dans des journaux de droite. Notre « maison », voyez-vous, n’était pas un espace sûr. La maison, comme trop de femmes le savent, est l’endroit où se trouve la haine. Nous ne connaissons que trop bien l’expérience de devoir quitter la « maison » pour pouvoir dire la vérité. Le féminisme est heureusement transportable ; la capacité de parler des droits des femmes et des filles ne peut pas être détruite par des hommes qui réécrivent l’histoire et par des jeunes femmes ayant une expérience de vie extrêmement limitée.
Lorsqu’on leur en donne la possibilité, les gens veulent vraiment comprendre ce qui se passe : regardez le succès d’ouvrages comme Trans de Helen Joyce ou Material Girls de Kathleen Stock. Dieu merci, il existe des publications comme A Radical Notion de Jane Clare Jones. À certaines époques de l’histoire, les hérétiques devaient entrer dans la clandestinité.
Ce n’est plus le cas.
Nous trouvons simplement des endroits qui permettent encore la liberté d’expression et lorsque la « gauche » a l’un de ses spasmes et se demande pourquoi elle a perdu le contact avec les gens ordinaires, nous nous débranchons de Twitter et de ses garde-chiourme chasseurs de sorcières, et nous sourions.
Gauche ? Droite ? Je n’ai pas besoin de répondre à cette question, n’est-ce pas ? Je suis strictement non binaire.
Suzanne Moore
Suzanne Moore est journaliste et écrivaine.

**Illustrations par Ruby Cydney
Traduction par TRADFEM
Tous droits réservés à Suzanne Moore.
C’est la même chose en France avec Libération et même Le Monde…
Cela étant, j’aimerais bien que Tradfem s’intéresse au sort des femmes afghanes engagées dans la lutte pour les droits des femmes et ce qui ne va pas manquer de leur arriver après le départ des troupes américaines… Cf: Phyllis Chesler site
Et voici aussi un article https://phyllis-chesler.com/articles/the-progressive-erasure-of-feminism
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On retrouve le même genre de ligne avec le journal de gauche français Médiapart (enfin, de gauche sauf l’année des élections présidentielles), qui « modère » (censure donc) les remises en cause du dogme transactiviste dans la partie commentaires.
Qu’une rédaction fasse la promotion de la propagande transactiviste, c’est déjà beaucoup. Qu’elle censure les voix féministes de son lectorat en dit plus long encore.
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