Changer le monde – pour contrer les pères assassins

Posté le 14 juillet 2020 sur le blogue de Pamela Cross

photo Keira Kagan

Keira Kagan

Le 9 février, Keira Kagan, quatre ans, et son père, Robin Brown, ont été retrouvés sans vie au pied d’une falaise près de Milton, en Ontario. Il ne fait guère de doute qu’il s’agissait d’un meurtre suivi d’un suicide : le père de Keira avait été violent envers sa mère, Jennifer, pendant leur mariage et avait continué à se montrer manipulateur et contrôlant après leur séparation, alors que Keira était bébé. Il y avait eu un procès pour la garde et le droit d’accès, suivi par des comparutions répétées devant le tribunal, car Jennifer – comme tout parent raisonnable et inquiet – voulait que le droit de la famille protège sa fille contre Robin Brown.

En fait, seulement 12 jours avant la mort de Keira, Jennifer avait tenté d’obtenir une ordonnance ex parte pour limiter les droits d’accès de cet homme en raison de son comportement de plus en plus erratique. Elle n’a pas réussi : plutôt que de rendre l’ordonnance demandée, le juge a décidé de renvoyer l’affaire devant le tribunal deux semaines plus tard. Mais Keira a été tuée entretemps.

Vous vous demandez peut-être pourquoi j’écris sur ce sujet maintenant, cinq mois plus tard. Après tout, j’ai écrit à ce sujet en février (« One Death Is Too Many »), et rien n’a changé depuis.

C’est précisément pour cette raison que j’aborde encore la question. Rien ne s’est passé, si ce n’est que davantage d’enfants sont morts aux mains de leurs pères.

Un récit par trop familier

Norah et Romy

Le 11 juillet, trois jours après l’émission d’une alerte Amber à leur sujet, Norah Carpentier, 11 ans, et sa sœur Romy, 6 ans, ont été trouvées mortes dans une zone boisée au sud-ouest de la ville de Québec. Au moment où j’écris ces lignes, les policiers continuent de rechercher leur père, Martin Carpentier, qu’ils croient vivant et en fuite. (NDLR: Il a depuis été retrouvé pendu.)

Les policiers ont déclaré que, sur la base d’entretiens avec des témoins et la mère des soeurs, « ils avaient des raisons de croire que les fillettes avaient été enlevées par leur père ».

Nous ne connaissons pas encore le contexte exact des décès de Norah et Romy, mais nous savons ce qui se trouve souvent au cœur de ces meurtres : la violence exercée par le partenaire intime de la mère des enfants. Les recherches sur le filicide – le meurtre d’un enfant par un parent – sont rares, mais il en existe. Dans un article de 2014, « Canadian trends in filicide by gender of the accused, 1961–2011 », Child Abuse & Neglect, Volume 47, Septembre 2015, Pages 162-174, Myrna Dawson, directrice de l’Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilité à l’université de Guelph, a noté que, lorsque les pères tuent leurs enfants, il s’agit souvent d’un acte de colère ou de jalousie de représailles envers la mère des enfants, qui se produit pendant une séparation en cours ou effective qui implique un litige sur la garde et le droit de visite.

Cinq mois plus tard

J’ai eu l’honneur de faire la connaissance de la courageuse mère de Keira, Jennifer, au cours des cinq derniers mois. Elle est déterminée à participer à un changement du système systémique, en particulier  le système du droit de la famille, afin que plus aucun enfant ne perde la vie aux mains de son père. Comme elle le dit à propos de sa fille :

« Cette petite fille croyait qu’elle pouvait changer le monde, et elle va y arriver. »

Et pourtant, l’enquête sur la mort de son propre enfant semble être au point mort : cinq mois après le meurtre de Keira, le coroner n’a toujours pas publié de rapport confirmant la cause du décès. L’angoisse que cela cause à Jennifer, à son mari et au reste de leur famille est plus que ce que devrait avoir à supporter toute personne qui pleure la mort d’un enfant.

L’absence de rapport du coroner rend également difficile toute autre réponse systémique. Le Comité d’examen des décès dus à la violence familiale sera-t-il en mesure d’effectuer un examen et de formuler des recommandations en vue d’un changement systémique ? Quand ce décès sera-t-il examiné par le Comité d’examen des décès dus à la violence conjugale ; une étape obligatoire, parce que la famille était impliquée avec une agence de protection de l’enfance ? Comment les défenseurs des droits des femmes peuvent-ils demander un changement systémique sans un rapport sur la cause du décès pour servir de point de départ ?

Nous savons déjà ce que nous avons besoin de savoir

Ce n’est un secret pour personne que le système du droit de la famille doit être modifié s’il doit assurer la sécurité des femmes qui quittent une relation violente et de leurs enfants. L’accent perpétuellement mis sur la garde partagée, la tendance des tribunaux à accueillir les allégations des pères selon lesquelles leur ancienne partenaire « aliène » les enfants, même si ces allégations sont devenues une réaction standard lorsque les femmes présentent des preuves de violence familiale, la réticence des tribunaux à croire les épouses lorsqu’elles parlent des violences dont elles ont été victimes, le manque d’éducation des juges, des avocats, des médiateurs, des évaluateurs et autres  intervenants, et la promotion continue du processus de médiation imposée ne sont que quelques-uns des nombreux problèmes systémiques qui grèvent le droit familial et les tribunaux de la famille.

Ensemble, ces problèmes conduisent à des décisions du tribunal de la famille qui sont dangereuses pour les femmes ou leurs enfants : des ordonnances de partage des responsabilités décisionnelles qui obligent les femmes à entretenir des relations suivies avec leur ancien partenaire violent et à permettre aux hommes violents d’avoir un accès fréquent et étendu à leurs enfants ; des attentes déraisonnables en matière de communication et de résolution des problèmes entre les parents ; un manque d’ordonnances de visites surveillées et d’échanges d’enfants, et bien d’autres problèmes encore.

La révision annoncée de la Loi canadienne sur le divorce apporterait une certaine aide dans ces cas, car elle comprend une définition détaillée et inclusive de la violence conjugale qui identifie comme un problème fondamental le comportement coercitif de contrôle – celui-là même que le père de Keira a utilisé pour essayer de contrôler la mère de l’enfant. Malheureusement, la mise en œuvre de cette législation vient d’être reportée du 1er juillet 2020 au 1er mars 2021.

Bien sûr, pour qu’une meilleure loi ait un véritable effet, ceux et celles qui l’interprètent et l’appliquent doivent comprendre la dynamique nuancée de la violence conjugale, de sorte qu’un changement systémique est également nécessaire dans ce domaine.

Un problème dévastateur… mais incompréhensible ?

En commentant les décès de Norah et Romy, le premier ministre du Québec, François Legault, a déclaré sur Twitter : « Comme tous les Québécois, je suis bouleversé, sans mots. Perdre deux enfants, ce qu’on a de plus cher dans la vie, c’est incompréhensible. »

Le premier ministre Trudeau a fait écho aux paroles de Legault, en affirmant que « comme  parent, cette tragédie est incompréhensible ».

Si au moins c’était vrai… À mon avis, si le meurtre d’un enfant par son père était vraiment « dévastateur » et « incompréhensible », les réformes que les mères et les défenderesses des droits des femmes réclament depuis des décennies auraient déjà été apportées.

photo pamela cross

À propos de Pamela Cross

Pamela Cross est une avocate féministe et une experte renommée et respectée en matière de violence contre les femmes et de droit pour son travail de chercheuse, d’écrivaine, d’éducatrice et de formatrice. Elle travaille avec des organisations de défense de l’égalité des femmes et de lutte contre la violence à l’égard des femmes dans tout l’Ontario.

L’un de ses principaux rôles est celui de directrice juridique du Luke’s Place Support and Resource Centre dans la région de Durham, en Ontario, où elle dirige les projets provinciaux de l’organisation, notamment la recherche, la formation et la défense des droits.

Au sein de Luke’s Place, Pamela a rédigé un certain nombre d’articles sur le thème de la violence contre les femmes et du droit de la famille. Grâce à un financement du ministère fédéral de la Justice, elle a coordonné une équipe qui a mené des recherches sur l’utilisation des outils de dépistage de la violence familiale pour les praticien-ne-s du droit de la famille. Le rapport final, intitulé « Ce que vous ignorez PEUT vous faire du mal : L’importance des outils de dépistage de la violence familiale pour les praticiens du droit familial », comprend une projet d’outil de dépistage.

Dans son rôle de directrice juridique de Luke’s Place, Pamela est la principale formatrice des travailleurs de soutien du Tribunal de la famille de l’Ontario. Elle offre une formation et un soutien en personne et en ligne à une centaine de travailleuses et de travailleurs de première ligne qui aident les femmes victimes de violence face au Tribunal de la famille. Elle a récemment terminé une formation de sensibilisation à la violence domestique pour environ 2 500 employé-e-s d’Aide juridique Ontario, des cliniques communautaires et des avocat-e-s dans toute la province. Elle a également été coprésidente de la Table ronde sur la violence envers les femmes, qui a fourni des conseils au gouvernement provincial sur cette question.

Pamela collabore également avec un certain nombre d’autres organisations provinciales et nationales de femmes, notamment l’Association nationale de la femme et du droit et le Conseil canadien des femmes musulmanes.

Pamela est la lauréate 2020 du prix Corry de Queen’s Law, la lauréate 2019 du prix Laura Legge du Barreau de l’Ontario et du prix Guthrie de la Fondation du droit de l’Ontario, et la lauréate 2015 du Prix du procureur général pour les services aux victimes pour son travail sur les enjeux de la violence à l’égard des femmes. En 2006, elle a reçu le YWCA Toronto Women of Distinction Award pour son travail dans le domaine de la réforme du droit.

Elle s’exprime fréquemment dans des conférences provinciales, nationales et internationales. Elle commente aussi régulièrement les enjeux du droit et de la violence exercée contre les femmes dans la presse écrite, à la radio et à la télévision dans tout le Canada.

Pour plus de renseignements, consultez son CV et la liste de ses publications.

Les demandes de renseignements peuvent être adressées à l’assistante administrative de Pamela. Veuillez noter que Pamela n’est pas en mesure de répondre aux demandes d’aide individuelles.

 

Version originale: « Changing the world »

Traduit par TRADFEM.

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