Désolée, mais François Legault n’est pas si « hot » que cela

par Toula Drimonis, CULT Mtl, avril 2020.

Il existe une tendance naturelle à se rallier au leadership d’un chef en temps de crise. Mais il y a toujours des limites.

Je suis profondément reconnaissante pour la plupart de l’esprit de leadership que j’ai pu voir à l’œuvre au Québec et au Canada le mois dernier, alors qu’une épidémie a fauché près de 100 000 personnes dans le monde et a temporairement — sinon irrévocablement — altéré nos vies.

Comparativement au président américain Donald Trump, qui se vante des « succès d’auditoire » de ses conférences de presse à la Maison-Blanche, mais se révèle même incapable d’offrir ses condoléances pour les milliers d’Américains qui sont morts et continueront de mourir à cause de son leadership à la traîne, la plupart de nos dirigeants politiques ont pris le relais et ont traité la pandémie de COVID-19 avec tout le sérieux qu’elle mérite.

Il est vrai qu’il n’est pas difficile de ressembler à un héros face à quelqu’un d’aussi peu apte que Trump à affronter une telle crise, tant sur le plan intellectuel que comportemental. Mais il y a quelque chose d’assez troublant à constater aussi manifestement chez nous, au Québec et dans tout le Canada, le phénomène de ralliement autour du drapeau, qui atteint toujours un sommet en temps de crise ou de guerre et paralyse toute analyse critique des mesures gouvernementales.

Bien sûr, c’est une tendance humaine naturelle que de faire front commun autour de nos leaders en périodes de crise. Si les déclarations des gouvernements empruntent aussi souvent un vocabulaire guerrier, c’est parce que c’est à cause de ce que nous ressentons. Et comme la guerre donne lieu à d’étranges alliances, les divisions partisanes et les querelles mineures semblent insignifiantes et peu solidaires dans les moments difficiles. On n’est pas censé contester des orientations ou être trop négatif, on est censé s’entraider.

Pour une raison quelconque, cette clémence temporaire est censée bâillonner les journalistes dont le travail même est de poser des questions difficiles. En effet, j’ai récemment vu certains membres des médias injustement critiqués par le public pour s’être montrés « trop raides » ou « sensationnalistes », trop « avides de scandales », ou simplement pour avoir posé des questions de suivi qui gênent ou proposé une analyse critique du plan de match d’un gouvernement. Mais la solidarité ne devrait pas empêcher la vigilance. Comme l’a récemment déclaré la professeure de journalisme Colette Brin sur des médias sociaux, « Nous sommes peut-être en crise, mais nous sommes toujours en démocratie ». Le travail des médias demeure celui de surveiller les gouvernements et de signaler tous les faits — même les plus gênants. Les médias n’ont pas pour rôle de faire de la propagande ni d’apaiser les nerfs fragiles.

Les flatteries dont nos dirigeants font l’objet en temps de crise sont prévisibles et compréhensibles. J’ai moi aussi cédé à cette tendance. Un récent sondage EKOS a montré que la confiance envers le gouvernement fédéral était de 75 %, le chiffre le plus élevé jamais compilé par EKOS. Plusieurs premiers ministres du Canada « obtiennent également des scores supérieurs à leurs niveaux habituels auprès de leurs commettants respectifs », nous dit EKOS. Je vois des gens dire que Doug Ford « fait un malheur » sur Twitter, et un récent éditorial du Toronto Star a salué le premier ministre de l’Ontario comme « le leader improbable dont sa province a besoin ».

Parle-t-on vraiment du type qui a laminé le réseau des soins de santé de Toronto et éliminé 52 millions de dollars de politiques et de recherches dans le domaine de la santé ? Le type qui a dit aux familles ontariennes de « partir s’amuser » pendant les vacances de mars, une journée avant que le gouvernement fédéral n’annule tous les voyages non essentiels ? Est-ce vraiment lui qui « fait un malheur » ?! Le voici propulsé au rang de héros simplement pour avoir félicité le premier ministre Trudeau pour son leadership, mais refusé de discuter de choix politiques avant que la crise ne soit terminée ? La barre est-elle vraiment placée aussi bas ? Oui, elle l’est.

Je m’apprête à dire quelque chose qui va déplaire à bien des Québécois·es, présentement en adulation devant notre premier ministre. François Legault mérite bon nombre des éloges qu’il a reçus jusqu’à présent et qu’il continuera probablement à recevoir dans les semaines et les mois à venir. Oui, il s’est bien comporté. Mais il ne doit pas être à l’abri de toute critique, et nous ne devons pas perdre de vue la saine et nécessaire capacité d’interpeller nos décideurs simplement parce que nous vivons une profonde incertitude et des dangers sans précédent.

Si le numéro souvent paternaliste de François Legault dans son rôle de bon père de famille m’a toujours un peu déçue et si je ne suis pas fanatique de lois imposées par la CAQ comme la loi 21 et la loi 9 qui ont marginalisé et lésé des minorités, je peux facilement constater son attrait en période de crise grave. Les gens ont besoin de stabilité et de réconfort lorsqu’ils sont profondément angoissés. Ils ont besoin que quelqu’un agisse comme s’il maîtrisait la situation et assurait leurs arrières.

François Legault et son équipe ont très bien réussi à transmettre le genre de message rassurant que « nous sommes tous dans le même bateau » et à conserver le bon ton pour que ce message oscille toujours entre l’empathie d’une part, mais aussi la détermination et la fermeté d’autre part. Ce n’est pas un mince exploit.

Lors de ses conférences quotidiennes, François Legault est régulièrement entouré du médecin-chef du Québec, Horacio Arruda, coqueluche des médias et perpétuel générateur de mèmes, et de la toujours calme et stoïque Danielle McCann, ministre de la Santé et des Services sociaux. Ce sont le yin et le yang de l’image de bon père de famille que beaucoup de Québécois apprécient — aujourd’hui plus que jamais.

On voit même les petites expressions de « boomer » de Legault et les remarques impromptues qui lui ont déjà causé des ennuis être maintenant perçues comme attachantes et charmantes.

Lorsque les journalistes lui ont demandé pourquoi les points de vente de la SAQ resteraient ouverts et considérés comme des « services essentiels » pendant une pandémie, Legault a expliqué qu’il ne voulait pas voir de chaos dans les épiceries et que certaines personnes avaient encore besoin d’alcool pour tenir bon. Il a ensuite ajouté, l’œil pétillant, que « les gens devraient pratiquer la marche pour réduire leur stress, mais que boire un verre de vin pouvait également être utile ».

Évidemment, cette réponse lui a tout de suite rapporté un succès viral dans les médias sociaux. Y a-t-il quelque chose de plus convivial, de plus socialement acceptable pour beaucoup d’entre nous qu’un verre de vin pour se détendre ? Surtout quand le monde semble s’embraser ?

Selon un sondage Léger Marketing publié dans Le Devoir à la mi-mars, un impressionnant pourcentage de 93 % des Québécois de plus de 55 ans approuvaient alors François Legault. Le récent sondage EKOS évalue à 95 % cet indice de popularité. Comme me l’a dit un ami, ce sont des chiffres propres à un dictateur.

Un autre élément qui a nourri derechef son soutien par la population est la décision de Legault de s’adresser directement aux anglophones durant cette crise — même si ces propos se limitent toujours à un paragraphe préparé de trois lignes. Cette décision n’est pas passée inaperçue et a été accueillie avec une immense gratitude par les anglophones du Québec.

Mais les gens ont si désespérément besoin d’être rassurés qu’il semble exister une détermination à ne pas remettre en question les figures d’autorité, de peur que ne se fissure ce vernis de confiance. Il n’y a cependant pas de mal à reconnaître que les choses ne vont pas si bien, que la machine gouvernementale a parfois été lente et bien peu transparente des données officielles, qu’elle a souffert de contradictions dans sa diffusion d’une information présentée de façon un peu trop optimiste, compte tenu du nombre croissant de cas de COVID-19. Nous pouvons louer notre gouvernement de faire de son mieux et néanmoins admettre qu’il lui reste énormément de lacunes à combler.

statue Jeanne-Mance

Monument à Jeanne-Mance créé par Louis-Philippe Hébert, Hôpital Hôtel-Dieu, Montréal

Prenons notre système de soins de santé, par exemple. François Legault ne cesse de qualifier les infirmières québécoises d’« anges gardiens », mais qu’en est-il de la frustration et de l’épuisement qui sont le lot de cette main-d’œuvre majoritairement féminine, surmenée et sous-payée depuis des années ? Appeler les infirmières des « anges gardiens » est peut-être bien venu, mais pourquoi ces « anges » ne sont-ils pas mieux traités par leur gouvernement ? Tout ce que j’ai constaté, ce sont des heures supplémentaires imposées, des conditions de travail contestables et des conventions collectives qui les laissent toujours en quête de meilleures conditions. Certes, les coupes budgétaires imposées par les libéraux n’ont pas aidé notre système de santé à se préparer à cette crise, mais la fixation du CAQ sur des politiques identitaires depuis son arrivée au pouvoir — au lieu de s’attaquer à des besoins urgents — ne nous a pas rendu service non plus.

Jetez un coup d’œil à la plateforme « Je dénonce », créée afin de permettre aux infirmières et à d’autres professionnel·le·s en soins du Québec de signaler des situations mortifères durant la pandémie actuelle. Vous y trouverez une foule de témoignages relatant le manque d’équipements de protection et de pratiques de sécurité, lacunes qui les mettent en danger, elles et leurs patient·e·s.

Et s’il est parfaitement compréhensible qu’une crise sans précédent puisse nécessiter des mesures drastiques, la suspension de la convention collective des infirmières et l’octroi aux employeurs du secteur de la santé de pouvoirs exceptionnels — comme ceux d’augmenter les journées de travail à 12 heures ou de suspendre le droit de grève si des conditions s’avèrent inacceptables — sont des décisions fort discutables. Ces infirmières ne devraient-elles pas avoir le droit de protéger leur santé et celle de leurs patients, simplement parce qu’il y a une crise ?

Il y a aussi le problème de femmes enceintes qui se voient refuser le droit d’accoucher en compagnie de leur partenaire à l’Hôpital général juif. François Legault a par la suite garanti ce droit dans tous les autres hôpitaux, en suggérant que les patientes de l’Hôpital juif changent simplement d’hôpital. D’une part, cela n’avait rien de réaliste pour des femmes en fin de grossesse. Et pourquoi ces deux poids deux mesures ?

Une autre chose qui me dérange : au cours de la période précédant le 1er avril, j’ai observé patiemment les breffages quotidiens du gouvernement. Chaque jour, une journaliste posait des questions précises sur les locataires incapables de payer leur loyer, et chaque jour, François Legault parait ces questions en les renvoyant au programme d’aide du gouvernement fédéral.

Legault s’est contenté d’exhorter les propriétaires à être « compréhensifs » et « patients » avec les locataires incapables de payer. Il compte essentiellement sur la bonne volonté des proprios pour ne pas harceler ou exiger le paiement de personnes qui sont actuellement coincées chez elles en isolement — la plupart d’entre elles ayant perdu leur emploi et étant privées de revenus. Vous ne pouvez pas demander au Québec de faire une pause si vous n’êtes pas prêt à faire en sorte que les Québécois puissent le faire sans nuire gravement à leurs moyens de subsistance. Il n’y a rien de mal à continuer à presser nos gouvernements fédéral et provinciaux pour qu’ils fassent davantage pour nous aider. Il s’agit d’une crise d’une ampleur sans précédent et il n’est ni antipatriotique ni mesquin de veiller à ce que personne ne soit laissé pour compte. Être laissé au bon vouloir des propriétaires, des employeurs ou — pire encore — des banques et des sociétés de cartes de crédit est une recette assurée pour un désastre.

Comme je l’ai écrit dans un récent article du média Ricochet, « En Italie, le gouvernement a annulé les paiements hypothécaires. L’Espagne a nationalisé tous ses hôpitaux et prestataires de soins de santé. Au Salvador, le gouvernement a annulé tous les loyers, les factures d’électricité, d’eau, de téléphone et d’internet pour une durée de trois mois. En France, toutes les taxes, les loyers et les comptes d’électricité ont été annulés pour certaines entreprises ». Bref, il est encore possible de faire plus.

Cet engouement public à l’égard de nos représentants ne durera pas longtemps. C’est une émotion humaine temporaire et parfaitement compréhensible face à une angoisse passagère. Lorsque les choses reviendront à un semblant de normalité, la lune de miel prendra fin : nous commencerons à voir publiées davantage de critiques à l’égard de nos élus et je suis convaincu qu’absolument personne ne « fera un malheur » dans les sondages.

Mais en attendant, les journalistes ne peuvent pas se permettre d’arrêter de poser les questions difficiles, et le public doit rester informé des faits — même de ceux qui nous font peur. Nous sommes en situation de crise, mais encore en démocratie. ■

photo toula1Toula Drimonis est une journaliste pigiste montréalaise. Vous pouvez lire d’autres éditoriaux d’elle en anglais ici, et en français, ici.

Pour des informations du gouvernement du Canada sur la maladie à coronavirus/COVID-19, cliquez ici.

Pour télécharger le plus récent numéro de Cult MTL, cliquez ici.

Traduction : TRADFEM

@Toula Drimonis, avril 2020.

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