par Jennie Ruby, dans la revue Off Our Backs, sept-oct. 2004
Il semble y avoir une sorte de dyslexie statistique que les gens ressentent lorsque les féministes commencent à parler de la violence masculine. L’affirmation « La plupart des crimes violents sont commis par des hommes » est souvent interprétée comme signifiant « la plupart des hommes sont violents », ou même, dans une sorte d’inversion de genre, comme suggérant que « les femmes ne sont jamais violentes ».
C’est pourquoi les féministes radicales se retrouvent engluées dans des échanges comme le suivant :
- « La plupart des violences commises dans le monde le sont par des hommes. »
- « Vous ne pouvez pas dire ça ! Mon ami Jim n’est pas violent ! »
- « Néanmoins, les statistiques du ministère de la Justice montrent que plus de 85 % des crimes violents commis aux Etats-Unis le sont par des hommes ».
- « Prétendez-vous que les femmes ne sont jamais violentes ? Parce que j’ai lu un article à propos d’une femme qui… »
- « Je suppose que son cas fait partie des 15 %… »
- « Certaines d’entre nous ne trouvent pas que les hommes sont si mauvais que ça, vous savez… »
La conversation s’arrête généralement là, coincée dans un amalgame de déni et d’accusations, lorsque la personne qui campe sur la défensive accuse la féministe radicale de détester les hommes, de les dénigrer, de les traiter injustement, et de vouloir aliéner la moitié de l’humanité. De telles conversations ne vont jamais jusqu’à explorer ce qui, chez les hommes, est à l’origine de la violence, sur ce que nous pourrions faire pour aider les hommes à mettre fin à leur violence, ou pour mener toute autre réflexion constructive.
Voulons-nous réellement mettre fin à la violence ?
Pourquoi est-ce que les hommes et les femmes évitent à ce point d’admettre l’existence de la violence de type masculin et de l’analyser ? Se pourrait-il que nous ne voulions pas réellement mettre fin à cette violence ? Avons-nous peur, en tant que société, que si nos hommes se détournent de la violence, nous devenions vulnérables à la violence d’autres hommes, d’autres cultures ? Les femmes trouvent-elles les hommes violents attirants ? Les hommes ont-ils peur que si on leur demande de mettre fin à leur violence, ils deviennent vulnérables à la violence d’autres hommes ? Ont-ils peur que sans la violence, ils perdent leur domination sur les femmes ? Ont-ils même peur que sans recours à la violence, les hommes perdent une partie de leur identité ?
Il se peut que nous devions tous examiner nos craintes afin de mettre au jour la résistance à une cessation de la violence. Et il se peut que nous devions examiner les façons dont notre économie, notre pays et notre mode de vie sont soutenus par la violence avant de pouvoir démanteler tous les mécanismes qui perpétuent la violence dans nos vies, que ce soit la glorification de la violence par les médias, notre industrie des jeux vidéo violents, notre amour des sports violents, ou la violence institutionnalisée de nos forces armées.
Cette réticence à parler de la violence des hommes est très répandue et semble presque l’équivalent d’un tabou. Les médias nous disent des choses comme « une femme a été violée », mais ne disent jamais « un homme a violé une femme ». Les analyses de la violence à l’école parlent d’« enfants qui tuent des enfants », en gardant sous silence le fait que ce sont presque exclusivement des garçons qui commettent cette violence. Des termes comme « violence domestique » ou même « conjugale » occultent la réalité que la plupart de ces violences sont commises par des hommes.
Et la violence faite aux femmes?
Les féministes et les organisations féministes s’inscrivent également dans ce schéma quand elles parlent de « violence faite aux femmes ». Cette formulation met l’accent sur les femmes en tant que victimes et maintient dans l’ombre les auteurs de cette violence. Si nous ne pouvons même pas dire qui sont les principaux responsables de la violence dans le monde, comment pouvons-nous espérer mettre fin à cette violence ?
Pourquoi les hommes et les femmes évitent-ils de nommer la violence masculine ? L’une des raisons est que nous avons peur d’insulter, d’aliéner ou de mettre en colère nos parents et amis de sexe masculin — et le fait est que les hommes affichent souvent de l’irritation lorsque l’on parle de violence masculine. Les hommes sont notoirement réticents à accepter leur responsabilité ou à s’excuser de leurs gestes au plan individuel. Lorsqu’il s’agit d’assumer des responsabilités au niveau de la société, nous heurtons de front cet ego masculin réputé si fragile. Bien sûr, tous les hommes ne sont pas comme ça. Mais l’homme qui refuse systématiquement de reconnaître ses torts est un thème culturel omniprésent dont nous sommes toutes conscientes. Et il est assez souvent vrai, au niveau de notre vécu, que les femmes et les hommes savent qu’il faut éviter de déclencher cette posture défensive masculine. Lorsqu’il se sent accusé, un homme peut s’emporter en soulevant des contre-accusations, en brouillant les enjeux, en niant ses torts, en devenant sombre et renfermé, ou même, oserai-je le dire, en devenant violent (voir l’encadré de la page 24 (en bas) pour quelques stratégies courantes utilisées pour éviter toute discussion de la violence masculine).
Le masculin, cet inconnu
Une autre raison pour laquelle les hommes résistent à l’idée de nommer la violence masculine est que les hommes ont tendance à considérer l’homme comme l’être humain générique. Cela signifie qu’ils n’arrivent pas à identifier comme tels les schémas masculins — ils les voient simplement comme des schémas humains. Les chercheurs et les théoriciens masculins discourent donc souvent sur l’agression « humaine », les guerres « de l’humanité », etc. Mais pouvons-nous mettre fin à la violence « humaine » sans reconnaître et examiner le fait qu’elle est presque toujours commise par des hommes ? Je ne le pense pas. Par exemple, faire des recherches sur la violence chez les hommes et les femmes indistinctement, sans tenir compte des différences entre les sexes, aboutirait à des résultats faussés dans lesquels les différentes raisons pour lesquelles les femmes commettent des actes de violence et la propension réduite des femmes à la violence auraient pour effet de masquer les données propres aux hommes, ce qui réduirait les chances d’aboutir à des résultats significatifs et utilisables.
Nous devons cesser de débattre de la question de savoir si les hommes sont plus violents ou de chicaner sur le fait que les femmes pourraient être aussi violentes que les hommes si elles en avaient la possibilité, et faire un inventaire précis des éléments de preuve à cet égard. Par exemple, des statistiques assemblées par la Commission économique pour l’Europe des Nations unies montrent qu’aux États-Unis et en Europe, 85 à 100 % des personnes condamnées pour agression sont des hommes. Et 90 % des meurtres sont commis par des hommes. Les hommes sont de loin les principaux auteurs de viols, de guerres, de torture, d’inceste, d’agressions sexuelles, de meurtres sexualisés et de génocides. Nous devons enquêter sur ce qui, chez les hommes et dans la masculinité, favorise et nourrit un aussi large éventail de comportements violents.
Nous devons parler de la violence masculine. Plus vite nous cesserons de nier que les hommes sont ceux qui commettent le plus de violences et nous commencerons à examiner ce qui, chez les hommes, en est la cause, plus vite nous en viendrons à résoudre ce problème.
Violence de type masculin
Mais nous avons besoin d’une terminologie qui nous permette de bien cibler le problème en échappant au genre de dyslexie statistique et de résistance qui entourent le terme « violence masculine ». Je pense que nous aurions plus de succès avec une phrase qui ne pourrait pas être interprétée à tort comme signifiant « tous les hommes le font toujours ». Par exemple, la plupart des gens peuvent comprendre que la « calvitie de type masculin » est un problème masculin et que lorsque les femmes ont des cheveux clairsemés, le schéma et l’étiologie sont généralement différents. Si nous commencions à appeler la violence masculine « violence de type masculin », par opposition à une « violence de type féminin » ?
La « violence de type masculin » se caractérise donc surtout par sa prévalence mondiale, beaucoup plus élevée que la violence de type féminin. Beaucoup plus d’hommes commettent des actes de violence de type masculin que de femmes commettent des violences de type masculin ou féminin. La violence de type masculin a également une étiologie différente de la violence de type féminin. Celle de type masculin est souvent caractérisée par des motivations d’agression, de vengeance, de concurrence pour la domination, de concurrence avec d’autres hommes (par exemple dans les agressions liées au trafic de drogue ou aux gangs), ou de sentiments de propriété ou de droits acquis (entitlement) envers les femmes. La violence de type masculin comprend la violence sexuelle, y compris la violence sexuelle à l’égard de leurs propres enfants. On note parmi les formes les plus courantes de violence de type masculin l’agression/le meurtre d’une femme qui les rejette ou qui tente de quitter une relation avec eux, le meurtre des enfants, de la femme et le suicide par tendance à considérer leur femme et leurs enfants comme une simple extension d’eux-mêmes, le meurtre d’autres hommes qui sont en concurrence économique avec eux, le meurtre pour déshonneur, le meurtre pour la satisfaction sexuelle et le meurtre dans une colère jalouse. La violence de type masculin s’étend de ces crimes individuels jusqu’à la guerre à grande échelle et au génocide.
En contrepartie, la violence de type féminin implique plus souvent un geste d’autodéfense, une réaction à des violences commises de longue date par un mari, l’infanticide par incapacité de s’occuper correctement d’enfants en bas âge et une participation à des actes de violence initiés et contrôlés par des hommes, allant du crime à la guerre (par exemple, la présence de femmes dans les forces armées).
Je trouve que l’expression « violence de type masculin » permet d’éluder la réplique « certains hommes ne sont pas violents », car il est évident qu’elle désigne un schéma qui a surtout cours chez les hommes, mais qui peut aussi se produire chez les femmes. Il faut également bien comprendre qu’elle ne signifie aucunement que tous les hommes se livrent à de la violence de type masculin (pas plus que tous les hommes ne présentent une calvitie de type masculin), mais que lorsque cela se produit, cela résulte d’une tendance liée spécifiquement à la masculinité. Ainsi, une femme qui commet des actes de violence de type masculin suit un schéma que l’on retrouve principalement chez les hommes, mais qui peut apparaître chez certaines femmes. Une fois la violence de type masculin identifiée chez les hommes, nous pouvons voir si ces mêmes causes sont présentes chez une femme violente — avait-elle le sentiment d’avoir des droits acquis, s’est-elle livrée à un accès de colère jalouse, et ainsi de suite.
Encadré de la page 24
Certains font déjà ce travail. Le film Tough Guise, produit par Jackson Katz, montre qu’en arrivant à dépasser notre déni de ce schéma masculin, nous pouvons explorer les aspects de la masculinité — définis dans les familles, à l’école et dans la culture populaire — qui encouragent et excusent la violence de type masculin. Le livre Men’s Work, de Paul Kivel, et l’ouvrage Refuser d’être un Homme, de John Stoltenberg, examinent également le lien social entre la masculinité et la violence.
Mais avant qu’un changement social ait lieu, il nous faut plus que quelques livres. Nous avons besoin d’une campagne de sensibilisation collective. Nous devons tous discuter chaque jour de solutions à ce problème. Nous devons parler aux hommes de notre famille et à nos collègues masculins, de manière à leur montrer le vrai problème. Nous devons élever des fils qui ne perpétuent pas la violence. Nous avons besoin que nos journaux et autres médias contribuent à attirer l’attention sur les causes de la violence, plutôt que de simplement en désigner les victimes. Ces éléments sont nécessaires pour un changement social, pour que les hommes changent.
Sans un discours transparent sur la vérité de la violence masculine, nous restons dans la confusion. Nous constatons une augmentation de la violence chez des femmes. Et nous voyons la violence masculine se poursuivre et même s’intensifier dans le monde entier alors que les sociétés semblent simplement l’accepter comme inévitable.
Tant que nous ne pourrons pas aborder ouvertement et honnêtement le problème avec ceux qui la commettent, nous resterons aux prises avec la violence de type masculin.
Ce que vous pouvez faire :
- Remplacer l’expression « violence à l’égard des femmes », partout où vous ou vos organisations féministes l’utilisez actuellement, par l’expression « violence masculine à l’égard des femmes » ou éventuellement « violence de type masculin à l’égard des femmes ».
- Nommer spécifiquement le type de violence domestique le plus répandu comme étant « la violence domestique de type masculin ».
- Lorsque vous écrivez et parlez de la violence de type masculin, désignez explicitement l’auteur ou du moins le sexe de l’auteur : par exemple, « Un homme a violé une femme. » Débarrassez-vous d’expressions comme « une femme a été violée », « son violeur » et tout type de formulation qui met l’accent sur le viol en tant que problème n’impliquant que des femmes.
- Dans la mesure du possible, présentez les statistiques sur la violence de manière à indiquer clairement le sexe de l’auteur, et pas seulement celui de la victime. Par exemple, au lieu de dire « Une femme est violée toutes les 15 minutes », ce qui fait passer le viol pour un problème féminin, essayez de dire « Un homme viole une femme toutes les 15 minutes ». Ou mieux encore : « Toutes les 15 minutes, un homme commet un viol. »
- Confrontez les gens à propos de l’attitude défensive qui les aide à ne pas reconnaître la violence masculine. Surveillez les défenses classiques (voir Façons dont les gens nient la violence masculine) et désignez-les.
- Informez-vous sur les statistiques et citez-les souvent.
- Parlez ouvertement et constamment de la violence de type masculin. Assurez-vous que toutes les personnes que vous connaissez sont conscientes de ce problème particulièrement masculin. Discutez-en avec vos enfants. Discutez-en avec vos amis masculins. Discutez-en aussi avec des amies. Discutez-en en classe, lors de réunions informelles et dans les bars.
- Étudiez le phénomène. Examinez comment la construction de la masculinité encourage les hommes à être violents. Lisez ce que découvrent des chercheurs tels que James Gilligan sur les raisons pour lesquelles les hommes deviennent violents.
- Encouragez les hommes à explorer et à remettre en question le culte de la masculinité. Si vous êtes un homme, confrontez d’autres hommes à propos de leur acceptation irréfléchie de la masculinité dominante.
- N’acceptez pas la violence masculine. Faites-la cesser.
Jennie Ruby, dans la revue Off Our Backs, sept.-oct. 2004, vol. 34, no 9/10, pp. 20-25. https://www.jstor.org/journal/offourbacks
Traduction : TRADFEM
Tous droits réservés à Jennie Ruby et la collective OFF OUR BACKS.
hélas !! comment changer les choses???
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A reblogué ceci sur Caroline Huenset a ajouté:
« Pourquoi les hommes et les femmes évitent-ils de nommer la violence masculine ? L’une des raisons est que nous avons peur d’insulter, d’aliéner ou de mettre en colère nos parents et amis de sexe masculin — et le fait est que les hommes affichent souvent de l’irritation lorsque l’on parle de violence masculine. Les hommes sont notoirement réticents à accepter leur responsabilité ou à s’excuser de leurs gestes au plan individuel. Lorsqu’il s’agit d’assumer des responsabilités au niveau de la société, nous heurtons de front cet ego masculin réputé si fragile. Bien sûr, tous les hommes ne sont pas comme ça. Mais l’homme qui refuse systématiquement de reconnaître ses torts est un thème culturel omniprésent dont nous sommes toutes conscientes. Et il est assez souvent vrai, au niveau de notre vécu, que les femmes et les hommes savent qu’il faut éviter de déclencher cette posture défensive masculine. Lorsqu’il se sent accusé, un homme peut s’emporter en soulevant des contre-accusations, en brouillant les enjeux, en niant ses torts, en devenant sombre et renfermé, ou même, oserai-je le dire, en devenant violent (voir l’encadré de la page 24 pour quelques stratégies courantes utilisées pour éviter toute discussion de la violence masculine). »
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Pingback: Jennie Ruby : La violence de type masculin (« Male-Pattern Violence ») – Le blog de Christine Delphy
Merci je fais suivre à ma fille direct
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Tellement d’accord ! Merci 100 fois pour cet article qui réintroduit un peu de finesse dans la pensée et dans l’action.
Radfem sorority upon you.
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Par ailleurs, peut-on SVP avoir le lien plus précisément vers « l’encadré indiqué de la p24 » ?
De quelle page 24 s’agit-il ? Où est-elle référencée ou reproduite ?
L’idéal serait d’updater l’article en incluant cette adjonction dans les notes afin de la rendre accessible aux lectrices.
Merci beaucoup par avance.
Salutations pour le travail déjà accompli.
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L’encadré de la page 24 de ce numéro d’aout-sept. 2004 de la revue OFF OUR BACKS a pour titre « Ways People Deny Male Violence ».
Nous en avons apposé la photo au bas de notre traduction; merci de cette suggestion et de votre soutien enthousiaste à notre travail.
On peut consulter tout l’article – et même toute la collection d’OOB – en accès libre sur une banque de données comme JSTOR: https://www.jstor.org/ à https://bit.ly/3hBjWWc
En raison de la pandémie actuelle, JSTOR est en accès libre jusqu’à la fin décembre 2020.
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Merci beaucoup !
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