Sous le patriarcat, les femmes ont été conditionnées à un état perpétuel de tolérance ; aujourd’hui, cette prétendue « tolérance » a été adoptée par certaines féministes, ce qui rend impossible la définition d’un ensemble de valeurs collectives ou l’affirmation d’objectifs communs.
Le 30 mars 2018, par MAY MUNDT-LEACH

« Vous êtes tellement jolies… Vous devriez sourire! »
« Nous sommes devenues réticentes à être étiquetées comme menant une croisade morale à une époque où le concept du potentiel humain a dégénéré en impératif de « faire tout ce qui nous plaît ». Nous sommes aujourd’hui conditionnées à accueillir avec des observations fades et des blagues cyniques certaines obscénités qui ont lieu à une échelle nationale et une perversité d’ampleur universelle. Nous sommes engourdies au point que la cruauté et le désespoir nous sont aujourd’hui familiers. » — Hilde Hein, 1982
Dans son livre de 1986, A passion for friends : toward a philosophy of female affection (Une passion pour les amies : Vers une philosophie de l’affection féminine), Janice Raymond cite Hilde Hein pour décrire un phénomène curieux qui se glissait dans certaines parties du mouvement féministe à cette époque. « La tyrannie de la tolérance, soutient-elle, dissuade les femmes de réfléchir de façon exigeante, d’assumer la responsabilité de leur désaccord avec d’autres et d’avoir la volonté d’agir. Pire, cela permet à des valeurs oppressives d’émerger sans être réfutées. »
L’observation de Raymond est pleine d’une perspicacité qui peut (plus facilement qu’elle ne le devrait) s’appliquer au féminisme contemporain. La règle totalitaire du patriarcat a imposé un a priori particulièrement néfaste aux jeunes femmes : aucun jugement de valeur ne doit être porté sur quoi que ce soit ou qui que ce soit. La morale est pour les prudes, et l’engagement critique est considéré comme « excluant » de divers groupes ou individus. Bien des gens se plaisent à parler du « patriarcat » comme si ce n’était qu’un objet étrange qui tombe occasionnellement du ciel, constamment mentionné au passage, mais jamais tout à fait avec la profondeur d’analyse que requiert ce concept.
Le mot « tolérance » vient du latin tolerare, qui signifie « endurer, soutenir, souffrir » et, littéralement, « supporter ». Dans le patriarcat, les femmes ont été longuement conditionnées à un état perpétuel de tolérance. La tolérance des coutumes des hommes, de leurs cultures, de leurs comportements et de leur sexualité a toujours été imposée aux femmes par les lois édictées par les dieux mâles, les états masculins et les hommes de leurs familles. De la « chasse aux sorcières », où des centaines de milliers de femmes ont été publiquement torturées et tuées pour avoir refusé de s’incliner face à l’autorité de l’Église, jusqu’aux formes souvent brutales d’anti-lesbianisme envers les femmes qui choisissent d’avoir des relations sexuelles avec des femmes plutôt qu’avec les hommes, la persécution est apparemment inévitable pour les femmes qui refusent de se montrer tolérantes de l’autorité masculine. Aujourd’hui, la formation à la tolérance commence très tôt : on apprend aux fillettes à supporter les garçons qui les humilient dans la cour de récréation, à détourner le regard de la pornographie en ligne et à se fermer les oreilles à la misogynie qu’elles entendent partout autour d’elles.
Janice Raymond décrit la tolérance comme une position passive. Elle y voit un facteur d’inaction, d’apathie et de sensibilité réprimée aux injustices infligées par les hommes aux femmes. En d’autres termes, conditionner les femmes et les filles à la « tolérance » n’est en rien dû au hasard.
Il n’est donc pas totalement surprenant que les femmes – et en particulier les jeunes femmes – hésitent à former leur propre sens du bien et du mal, à discerner les valeurs qui peuvent être considérées féministes et les autres, non, et à déterminer ce qui doit changer si les femmes veulent un jour vivre libres de la domination masculine.
Cette tyrannie de la tolérance est plus évidente dans ce qu’on appelle aujourd’hui le « féminisme intersectionnel » et c’est l’idéologie dominante dans beaucoup d’universités occidentales. L’utilisation abusive du sens donné à l’intersectionnalité par la créatrice de ce concept, Kimberle Crenshaw, signifie que cette sorte de « féminisme » reflète plus un certain type d’individualisme libéral, qui adhère au dogme masculin sous l’apparence de la progressivité et de la justice sociale. Ce n’est pas une coïncidence si les choix que cette idéologie présente comme « féministes » illustrent, jusqu’à la dernière touche de rimmel, les outils utilisés par les hommes pour coloniser les femmes.
La prostitution, maintenant qualifiée de « travail du sexe » par de nombreux militants étudiants et chercheurs universitaires, est présentée avec défiance dans ce cadre théorique comme le résultat d’un choix personnel et autonomisé de la femme, malgré le fait que la plupart des femmes en prostitution y sont par absence de choix. L’industrie multimilliardaire de la pornographie enregistre des actes sadiques de misogynie, ainsi que de pédophilie, d’homophobie et de racisme, pour les diffuser à des millions d’hommes et de garçons partout au monde. Pourtant elle le fait sous couvert d’être « sexe-positive », et certains n’hésitent pas à commercialiser comme « féministes » ces étalages de violence, tandis que les femmes qui critiquent cette industrie sont diabolisées comme « anti-sexe » ou « putophobes ».
Il est clair que pour être acceptée dans la nouvelle chapelle féministe, il faut se montrer tolérante de tous les systèmes dans lesquels des femmes peuvent (en théorie) manifester un choix, quel que soit le but de ce système. La promotion dans certains cercles féministes contemporains de ce que Janice Raymond décrit comme « la liberté des valeurs » – ou comme le dit Hein, « faire tout ce qui vous plaît » – rend presque impossible de définir un ensemble de valeurs collectives ou d’affirmer des objectifs partagés, vu le désir de paraître sensible et « respectueuse » des opinions de chaque femme du groupe. Conserver du respect envers les autres femmes est bien sûr important, mais cela ne doit pas nécessairement se faire au prix d’une incapacité totale d’exprimer le moindre désaccord sur un point de vue particulier ou une position politique. En outre, s’il peut être relativement facile de s’opposer à des valeurs manifestement patriarcales, la difficulté consiste à s’exprimer au sujet de celles qui sont moins évidentes.
Dans la conception devenue dominante du « féminisme intersectionnel », les femmes se font accuser d’avoir péché en possédant ce que l’on appelle le privilège « cisgenre ». Cette notion qualifie de position privilégiée le fait d’être née femme et de continuer à se qualifier de femme. Surtout, on prétend que les femmes qui possèdent ce privilège cisgenre ont la capacité d’opprimer les hommes, si ceux-ci ont décidé qu’ils préféreraient ne pas être identifiés comme tels.
Dans le monde occidental de la politique identitaire, l’image adulée de la féministe « trans-inclusive » est devenue un marqueur qui détermine si une femme s’excuse suffisamment de son corps féminin – suffisamment pour le rendre insignifiant – et, en dépit de son exploitation historique, de sa chosification et de sa domination par les hommes, pour en venir à le voir plutôt comme une marque de privilège. Être une féministe tolérante aujourd’hui, c’est se repentir publiquement et sans fin de ses présumés péchés — le pire de tous étant, selon certains, la possession d’un corps féminin.
L’année dernière, 136 femmes ont été tuées par des hommes au Royaume-Uni, soit en moyenne une femme tous les 2,6 jours. En Inde, où la pratique de l’infanticide féminin est particulièrement répandue, la population des filles âgées de zéro à six ans a baissé d’environ 79 millions en 2001 à 75 millions en 2011. Le mois dernier, le Danemark a ouvert son premier bordel de poupées sexuelles. Il se présente comme « l’endroit où tous les messieurs sont les bienvenus et où les filles ne disent jamais non ». En Angleterre et au pays de Galles seulement, 85 000 femmes sont violées chaque année. Cela signifie qu’aujourd’hui, en moyenne, 10 femmes y sont violées chaque heure.
Les femmes doivent reconsidérer ce qu’elles tolèrent et ce qu’elles ne tolèrent pas. Bien que les femmes intolérantes soient qualifiées d’« excluantes », de « phobiques » ou de « haineuses », les hommes oppriment systématiquement les femmes depuis des siècles, tout en restant tolérés par la majorité d’entre nous. En tant que femmes, nous devons commencer à nous doter de ce que l’écrivaine Andrea Dworkin appelle, dans Les femmes de droite, « une intelligence morale », une capacité à construire notre propre système de valeurs et d’éthique centré sur les femmes. Si l’on considère les traces de violence, de colonisation et de mort laissées par les hommes à travers le monde, il n’y a aucune raison que les femmes soient tolérantes du dogme patriarcal, peu importe la forme qu’il prend.
May Mundt-Leach est étudiante universitaire au Royaume-Uni et membre de l’organisation féministe radicale Kvinnorum, qui s’efforce d’offrir aux femmes des espaces et des rassemblements non mixtes. Les opinions exprimées ici ne sont représentatives que des siennes.
Version originale : http://www.feministcurrent.com/2018/03/30/tolerance-taken-feminism-threatens-destroy-movement/
Traduction : TRADFEM
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Pourquoi ne pas aussi soulevé l’oppression que les religions exercent sur les femmes? Les femmes du 3e âge en savent quelque chose; malheureusement, certaines oensent que cela est terminé.
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Parcequ’on peut pas parler de tout en même temps et la c’est un texte sur l’idéologie de la tolérance. La tolérance c’est pas vraiment un truc de religion, sauf pour les cathos qui tolèrent tres bien les pedo-viols tant que les agresseurs sont leurs curées chéris. Les cathos tolèrent les viols tant qu’ils sont commis par des prêtres, des moines, des pères ou/et des epoux, dans ses cas là ils pardonnent. Par contre pour les femmes qui ne veulent pas enfanté la y a pas de pardon, resultat au Salvador une femme est resté 10ans en prison pour crime de fausse-couche. Un crime que les catholiques via leur autorité ne pardonne pas. Je parle des cathos parceque je les connais bien mais toutes les religions sont aussî putrides, y compris les religions polythéistes (hindouisme) ou animistes (shintô) ou athées (certaines formes de bouddhisme n’ont pas de dieux mais restent affreusement misogynes). Lè fait que les religions servent a l’oppression des femmes est un sujet bien connu, par contre les problemes pose par les ultra libéraux êt extremes-centristes est assez nouveau et peu étudié. D’où l’intérêt de ce texte.
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