par Rebecca Reilly-Cooper, publié initialement le 28 juin 2016 sur Aeon
L’idée que « le genre s’échelonne sur un spectre » est censée nous libérer. Mais elle est à la fois illogique et politiquement problématique.
Qu’est-ce que le genre ? Cette question touche au cœur même de la théorie et de la pratique féministe, et joue un rôle central dans les débats entre activistes projustice sociale, en matière de classe, d’identité et de privilèges. Dans le langage de tous les jours, le mot « genre » est devenu synonyme de ce qu’il serait plus exact d’appeler le « sexe ». Cela peut être en raison d’une vague sensiblerie à proférer un mot qui décrit également les rapports sexuels, mais le mot genre est maintenant utilisé comme euphémisme pour désigner le fait biologique qu’une personne est une femme ou un homme. Cela nous épargne la situation légèrement embarrassante d’avoir à invoquer, aussi indirectement que ce soit, les organes et les processus corporels qu’implique cette bifurcation.
Le mot « genre » avait à l’origine un sens purement grammatical, dans les langues qui classifient leurs substantifs comme étant de genre masculin, féminin ou neutre. Mais depuis au moins les années 1960, le mot a pris un autre sens, ce qui nous permet de faire une distinction entre le sexe et le genre des êtres humains. Pour les féministes, cette distinction a été importante en nous permettant de reconnaître que certaines des différences entre les femmes et les hommes tiennent à la biologie, alors que d’autres ont leurs racines dans l’environnement, la culture et l’éducation — ce que les féministes appellent la « socialisation genrée ».
Du moins, c’est le rôle que le mot genre a joué traditionnellement dans la théorie féministe. Une idée féministe de base, fondamentale, a longtemps été que, si le sexe faisait référence à ce qui est biologique, et donc peut-être en quelque sorte « naturel », le genre référait, lui, à une construction sociale. Selon ce point de vue que, pour faire bref, nous pouvons appeler la perspective féministe radicale, le genre désigne l’ensemble des normes imposées de l’extérieur qui prescrivent et proscrivent aux individu.es des comportements souhaitables (ou non) en fonction de caractéristiques moralement arbitraires.
Ces normes sont non seulement extérieures à l’individu.e et imposées de façon coercitive, mais elles représentent également un système de castes binaire, ou hiérarchie, un régime de valeurs comportant deux positions : un statut masculin supérieur au statut féminin, une masculinité supérieure à la féminité. Les individus naissent avec la capacité d’exercer l’un de deux rôles en matière de reproduction : des rôles identifiés à la naissance, ou même avant, par les organes génitaux externes que possède le bébé. À partir de ce moment, les individus se verront inculquer l’appartenance à l’une des deux classes de la hiérarchie de genre : la classe supérieure si leurs organes génitaux sont convexes, la classe inférieure si ces organes sont concaves.
Dès la naissance, et l’identification d’appartenance à une classe de sexe qui a lieu à ce moment, la plupart des personnes de sexe féminin apprennent qu’elles doivent être passives, soumises, faibles et nourricières, alors que la plupart des gens de sexe masculin apprennent à être actifs, dominants, forts et agressifs. Ce système de valeurs et de processus d’inculcation et de socialisation est ce que désignent les féministes radicales par le mot « genre ». Dans cette optique, on voit bien en quoi le genre est critiquable et oppressif, puisqu’il limite les possibilités des gens, hommes comme femmes, et affirme d’emblée la supériorité des hommes sur les femmes. Ainsi, l’objectif de la féministe radicale est d’abolir complètement le système de genre, de cesser de caser les gens dans des boîtes roses et bleues. Elle voudra plutôt favoriser le développement de la personnalité et des goûts de chaque individu.e, sans égard à l’influence coercitive de ce système de valeurs socialement mis en place.
Toutefois, cette opinion sur la signification du genre est mal acceptée par ceux et celles qui le voient comme étant en quelque manière interne et inné, plutôt qu’entièrement construit socialement et imposé de l’extérieur. Ces personnes contestent non seulement le caractère construit du genre, mais elles rejettent aussi l’analyse féministe radicale de sa nature intrinsèquement hiérarchique et à deux niveaux. Selon ce point de vue — que je vais appeler, pour simplifier, la perspective féministe queer du genre — ce qui rend oppressif le fonctionnement du genre n’est pas qu’il est socialement construit et imposé de façon coercitive ; le problème serait plutôt l’idée qu’il n’existe que deux genres.
Dans cette optique, les humains des deux sexes seraient libérés si nous reconnaissions que, tout en étant une facette interne, innée, essentielle de nos identités, le genre existe en davantage de configurations parmi lesquelles choisir que seulement celles de « femmes » et d’« hommes ». Et la prochaine étape sur la voie de la libération serait la reconnaissance d’une nouvelle gamme d’identités de genre : nous avons donc maintenant des gens qui se qualifient de « genderqueer » ou « non binaire », « pangenre », « polygenre », « agenre », « demigarçon », « demifille », « neutrois », « aporagenre », « lunagenre », « quantumgenre », et j’en passe… Un mantra souvent répété par les partisans de ce point de vue est que « le genre n’est pas binaire, mais bien un spectre ». Ce point de vue implique que nous n’avons pas besoin d’en finir avec les cases roses et bleues ; il nous faut simplement reconnaître qu’il existe beaucoup plus de cases que ces deux-là.
Au début, cela semble une idée séduisante. Mais elle comporte une foule de problèmes qui la rendent incohérente au plan interne et politiquement sans intérêt.
Une foule d’adeptes de l’optique queer du genre décrivent leur propre identité de genre comme « non binaire », et présentent ce statut en opposition à la grande majorité des personnes, dont l’identité de genre est présumée être binaire. Dès le premier abord, on constate une tension immédiate entre l’assertion que le genre n’est pas binaire mais un spectre, et celle voulant que seule une faible proportion d’individus puisse être décrite comme ayant une identité de genre non binaire. Si le genre était vraiment un spectre, cela n’impliquerait-il pas que chaque individu vivant est non binaire, par définition ? Si oui, utiliser l’appellation « non binaire » pour décrire une identité particulière de genre serait alors inutile, car cela ne permettrait pas de distinguer une catégorie spécifique de personnes.
Pour échapper à cette difficulté, les promoteurs du modèle du spectre doivent en fait tenir pour acquis que le genre est à la fois une réalité binaire et un spectre. Il est tout à fait possible pour une caractéristique d’être à la fois décrite de façons continue et binaire. Prenons la taille, par exemple : celle-ci s’échelonne manifestement sur un continuum, et les individus peuvent s’y situer n’importe où ; mais nous utilisons aussi les étiquettes binaires de « grand » et « petit ». Le genre fonctionnerait-il de manière similaire ?
Le facteur à noter à propos du tandem binaire grand/petit est que, lorsque nous évoquons ces concepts pour désigner des personnes, il s’agit de descriptions relatives ou comparatives. Comme la taille des gens est répartie sur un spectre ou continuum, aucun individu n’est grand ou petit dans l’absolu ; nous sommes toutes et tous plus grands que certaines personnes et plus petits que d’autres. Lorsque nous qualifions des personnes de « grandes », nous voulons dire qu’elles sont plus grandes que l’individu moyen dans un groupe dont nous considérons la taille. Ainsi, un garçon de six ans pourra être en même temps grand pour son âge, mais petit en regard de l’ensemble des personnes de sexe masculin. Donc, l’attribution des étiquettes binaires « grand » et « petit » doit être comparative ; elle fait référence à une moyenne. On pourrait même envisager que des personnes dont la taille est proche de cette moyenne veuillent s’attribuer une « taille non binaire ».
Cependant, il semble peu probable que cette interprétation du modèle de spectre puisse satisfaire les gens qui se décrivent eux-mêmes comme étant de genre non binaire. Si le genre, comme la taille, devait être compris comme un concept comparatif ou relatif, ce critère contredirait directement un autre principe selon lequel les individus doivent être les seuls arbitres de leur genre. Votre genre ferait plutôt référence à la répartition des identités de genre présentes dans le groupe où vous vous trouvez, et ne relèverait donc pas de votre propre décision. Ce ne serait pas à moi de décider que je suis non binaire ; cela ne pourrait être déterminé que par comparaison de mon identité de genre à la situation d’autres personnes, afin de constater ma place sur le spectre. Et bien que je puisse me considérer comme une femme, quelqu’un d’autre pourrait avoir une situation plus rapprochée que la mienne du pôle féminin du spectre, et serait donc « plus femme » que moi.
Une autre caractéristique de l’analogie avec la taille est que, par rapport à l’ensemble de la population, seule une faible minorité de personnes peuvent être décrites avec exactitude comme étant grandes ou petites. Comme la taille corporelle est réellement un spectre et que les étiquettes binaires sont attribuées par comparaison, seule la poignée de personnes située à chaque extrémité du spectre peut vraiment être étiquetée grande ou petite. Nous, les autres, réparties sur tous les points entre ces deux pôles, sommes des personnes de hauteur non binaire, et nous sommes typiques des êtres humains. En fait, ce sont les gens binaires grands et petits qui sont exceptionnels. Et si nous étendons cette analogie au genre, nous voyons qu’être de genre non binaire est la norme, et non l’exception.
En ce sens, se qualifier de non binaire équivaut à créer une nouvelle fausse opposition binaire.
Si le genre est un spectre, cela signifie que c’est un continuum entre deux extrêmes, et que tout un chacun se situe quelque part sur ce continuum. Je tiens pour acquis que les deux extrémités du spectre sont la masculinité et la féminité. Pourrait-il en être autrement ? Une fois cela compris, il est clair que tout le monde est non binaire, car absolument personne n’incarne la masculinité pure ou la féminité pure. Bien sûr, certaines personnes seront plus près d’une extrémité du spectre, tandis que d’autres seront plus ambigües et flotteront autour du centre. Mais même la personne la plus classiquement féminine présentera certaines caractéristiques que nous associons à la masculinité, et vice versa.
Je serais heureuse de cette implication, parce que, même si je possède la biologie féminine et que je me qualifie de femme, je ne me considère pas comme un stéréotype de genre. Je ne suis pas une manifestation idéale de l’essence féminine, ce qui me rend non binaire. Comme tout le monde. Cependant, ceux qui se décrivent comme non binaires sont peu susceptibles de se satisfaire de cette conclusion, puisque leur identité en tant que « personne non binaire » dépend de l’existence d’un groupe beaucoup plus nombreux de personnes qualifiées de « cisgenres » binaires, présumées incapables de vivre en dehors des genres arbitraires masculin et féminin que leur dicte la société.
Il y a d’ailleurs un certain paradoxe à voir certaines personnes insister sur leur non-binarité et sur celle d’une poignée de leurs collègues révolutionnaires du genre. Ce faisant, elles créent une fausse opposition binaire entre celles qui se conforment aux normes de genre associées à leur sexe, et celles qui ne le font pas. En réalité, tout le monde est non binaire. Nous participons tous activement à certaines normes de genre, nous acquiesçons passivement à d’autres, et nous tenons obstinément tête à d’autres encore. Donc, se qualifier de non binaire consiste en fait à créer une nouvelle fausse opposition binaire. En outre, cela semble souvent impliquer, au moins implicitement, le choix de se situer du côté le plus complexe et intéressant de cette opposition binaire, en permettant à la personne qui se dit non binaire de se prétendre à la fois incomprise et politiquement opprimée par les cisgenres binaires.
Si, par contre, vous vous identifiez comme « pangenre », s’agit-il de prétendre que vous représentez tous les points possibles sur le spectre ? Tous simultanément ? Comment cela pourrait-il être possible étant donné que les positions extrêmes représentent a priori des opposés incompatibles ? La féminité pure est passivité, faiblesse et soumission, alors que la masculinité pure est agression, force et domination. Il est tout simplement impossible d’être toutes ces choses en même temps. Si vous disconvenez de ces définitions de la masculinité et de la féminité, en n’acceptant pas que la masculinité soit définie en termes de domination et la féminité en termes de soumission, vous êtes la ou le bienvenu.e pour en proposer d’autres définitions. Mais, quelles que soient vos conclusions, elles se présenteront en termes d’opposition réciproque.
Par ailleurs, une autre poignée d’individus sont apparemment autorisés à se retirer tout de go du spectre en se déclarant « agenre », affirmant ne se sentir ni masculin ni féminin, et n’avoir aucune expérience intérieure du genre. On ne nous offre aucune explication quant à la raison pour laquelle certains individus peuvent refuser de définir leur personnalité en termes genrés tandis que les autres n’y arrivent pas. Mais une chose est claire à propos de l’autodésignation comme « agenre » : nous ne pouvons pas tous y avoir recours, pour les mêmes raisons que nous ne pouvons pas tous nous appeler « non binaires ». En effet, si nous devions tous nier que nous avons une identité de genre innée, essentielle, alors l’étiquette « agenre » deviendrait redondante, puisque l’absence de genre serait un trait universel. Le qualificatif d’« agenre » ne peut être défini que contre des identités de genre. Les personnes qui se définissent elles-mêmes par une absence de genre manifestent donc la conviction que la plupart des gens possèdent un genre inné, essentiel, mais que, pour une raison quelconque, ce n’est pas leur cas.
Si nous affirmons que le problème posé par le genre est que nous n’en reconnaissons actuellement que deux, la question évidente qui se pose est la suivante : combien de genres devrions-nous reconnaître pour n’opprimer personne ? Combien y a-t-il d’identités de genre possibles, exactement ?
La seule réponse cohérente à cette question est : à peu près 7 milliards. Il y a autant d’identités de genre possibles qu’il existe d’êtres humains sur la planète. Selon Nonbinary.org, l’un des principaux sites internet de référence pour des informations sur les genres non binaires, votre genre peut correspondre au frimas ou au soleil ou à la musique, l’océan, Jupiter ou l’obscurité. Votre genre peut être la pizza.
Mais si tel est le cas, on ne voit pas très bien en quoi il ferait sens d’appeler l’un ou l’autre de tous ces trucs « genre », plutôt que simplement parler de « personnalité » ou de « trucs qui me plaisent », ni ce que cela apporterait de plus à notre compréhension. Le mot genre n’est pas réductible à une façon sophistiquée de désigner nos caractéristiques et nos goûts. Ce n’est pas une simple étiquette à adopter pour décrire d’une manière originale à quel point notre groupe d’appartenance est nombreux et intéressant. Le genre est le système de valeurs qui lie des comportements et des caractéristiques souhaitables (et parfois indésirables) à la fonction reproductive. Une fois que nous avons découplé ces comportements et caractéristiques de la fonction reproductive — et nous devrions le faire — et que nous avons rejeté l’idée qu’il n’y a que deux types de personnalité et que l’un est supérieur à l’autre — et nous devrions le faire —, quel sens peut bien avoir le fait de continuer à appeler tout cela « le genre » ? Quel sens a ici le mot « genre » que le terme « personnalité » ne saurait capturer ?
Sur Nonbinary.org, votre genre peut apparemment se décliner selon des configurations comme celles-ci :
(Nom)genre : « Un genre dont la meilleure description est votre propre nom : c’est une bonne solution pour les personnes qui ne sont pas encore certaines de ce à quoi elles s’identifient, mais qui savent de toute évidence qu’elles ne sont pas cisgenres… on peut l’utiliser comme expression universelle ou avec un identifiant spécifique, par exemple, paulgenre, jeannegenre, (votre nom ici)genre, etc. »
Cet exemple de « (nom)genre » démontre très bien comment fonctionnent les identités non binaires de genre, et le rôle qu’elles jouent. Elles sont destinées aux gens qui ne sont pas certains de ce à quoi ils s’identifient, mais savent qu’ils ne sont pas cisgenres. Vraisemblablement parce qu’ils sont beaucoup trop intéressants et révolutionnaires et transgressifs pour être quelque chose d’aussi ordinaire et classique que cisgenre.
La solution au dilemme n’est pas d’essayer de s’échapper entre les barreaux de la cage, tout en laissant la cage intacte et le reste des femmes piégées à l’intérieur.
Ce souhait de ne pas être cisgenre est rationnel et parfaitement logique, surtout si vous êtes de sexe féminin. Je crois moi aussi que mes pensées, mes émotions, mes aptitudes et mes dispositions sont beaucoup trop intéressantes, développées et complexes pour être ceux d’une simple « femme cis ». Moi aussi, je voudrais transcender les stéréotypes socialement construits au sujet de mon corps féminin et les préjugés qu’ont les autres à mon égard en raison de ce corps. Moi aussi, je voudrais passer pour plus qu’une simple mère/domestique/source de gratification sexuelle. Moi aussi, je voudrais être considérée comme un être humain, une personne ayant une riche et profonde vie intérieure bien à moi, et la possibilité d’être plus que ce que notre société assigne actuellement comme place aux femmes.
Cependant, la solution à ce souhait n’est pas de me qualifier d’« agenre » pour essayer de m’échapper entre les barreaux de la cage, tout en laissant la cage intacte et le reste des femmes piégées à l’intérieur. C’est particulièrement vrai parce qu’il est impossible de se glisser entre ces barreaux. J’aurais beau me qualifier d’« agenre », cela n’empêchera pas le monde de me voir comme une femme et de me traiter en conséquence. Je peux me présenter comme « agenre » et insister sur ma propre gamme de néo-pronoms au moment où je postule un emploi, mais cela n’empêchera pas l’intervieweur de me voir comme à risque de devenir mère et d’accorder le poste à un candidat masculin moins qualifié, mais moins compromis par les aléas de la reproduction.
Ceci nous amène à la tension cruciale qui est au cœur de la politique de l’identité de genre, une tension que la plupart de ses partisans n’ont pas remarquée, ou qu’ils ont choisi de négliger parce qu’elle ne peut être résolue qu’en rejetant certains des principes clés de leur doctrine.
Beaucoup de gens supposent, raisonnablement, que le mot « transgenre » est synonyme de « transsexuel », qu’il désigne quelque chose comme une souffrance dysphorique et une détresse à propos de son corps sexué, et un désir de modifier ce corps pour le faire ressembler plus étroitement au corps de l’autre sexe. Mais, selon la terminologie actuelle de la politique de l’identité de genre, être transgenre n’a rien à voir avec un désir de changer son corps sexué. Le sens donné au concept de transgenre est simplement que votre identité innée de genre ne correspond pas au genre qui vous a été attribué à la naissance. Cela pourrait être le cas même si vous êtes parfaitement heureux et satisfait dans le corps que vous avez. Vous êtes transgenre simplement si vous vous identifiez à un sexe, mais avez subi la perception sociale que vous appartenez à l’autre sexe.
Un principe clé de cette doctrine est que l’immense majorité des gens peut être décrite comme « cisgenre », ce qui signifie que leur identité de genre innée correspond à celle qui leur a été attribuée à la naissance. Mais comme nous l’avons vu, si l’identité de genre est un spectre, alors nous sommes tous non binaires, parce qu’aucun d’entre nous n’occupe les points situés aux extrémités de ce spectre. Chacun d’entre nous occupera un point unique sur ce spectre, déterminé par la nature individuelle et idiosyncrasique de notre identité particulière et par notre propre expérience subjective du genre. Compte tenu de cette réalité, on voit mal comment quiconque pourrait éventuellement être cisgenre. En effet, aucun d’entre nous ne s’est vu assigner la bonne identité de genre à la naissance, car comment aurait-ce été possible ? Au moment de ma naissance, comment quiconque aurait-il pu savoir que je découvrirais plus tard, par exemple, que mon identité de genre est « frimasgenre », une identité qui serait apparemment « très froide et neigeuse » ?
Une fois que nous reconnaissons que le nombre d’identités de genre est potentiellement infini, nous devons admettre qu’au fond, personne n’est réellement cisgenre, puisque personne ne peut se voir attribuer sa véritable identité de genre à la naissance. En réalité, personne ne reçoit d’identité de genre à la naissance. Nous sommes placés dans l’une de deux classes de sexe sur la base de notre éventuelle fonction reproductrice, désignée par nos organes génitaux externes. Nous sommes ensuite élevés en conformité avec les normes de genre socialement prescrites pour les personnes de ce sexe. Nous sommes tous éduqués dans l’un de deux rôles, et celui-ci nous est inculqué bien avant que nous soyons en mesure d’exprimer nos croyances sur notre identité de genre innée, ou de déterminer pour nous-mêmes le point précis où nous sommes situés sur le continuum de genre. Donc, le fait de définir les personnes transgenres comme celles à qui on n’a pas assigné à la naissance le bon endroit sur le spectre de genre implique que chacun d’entre nous est transgenre ; personne n’est réellement cisgenre.
La conclusion logique de tout ceci est la suivante : si le genre est un spectre et non une opposition binaire, alors tout le monde est trans. Ou, autre hypothèse, il n’existe pas de personnes trans. Dans les deux cas, cette conclusion est profondément insatisfaisante : elle a pour effet d’occulter la réalité de l’oppression des femmes, ainsi que d’effacer et d’invalider les vécus des personnes transsexuelles.
La manière d’éviter une telle conclusion est de reconnaître que le genre n’est pas un spectre. Il n’est pas un spectre parce qu’il ne correspond pas à une essence ou une propriété innée, interne. Le genre n’est pas une donnée concernant les personnes que nous devons considérer comme fixe et essentielle, pour ensuite bâtir nos institutions sociales en fonction d’elle. Le genre relève entièrement d’une construction sociale ; c’est une hiérarchie imposée de l’extérieur, qui crée deux classes de gens, occupant deux positions dans l’échelle des valeurs : celle des hommes l’emportant sur celle des femmes, le masculin primant le féminin, la virilité primant la féminité.
Ce qu’il y a de vrai dans l’analogie avec un spectre tient au fait que la conformité de chacun à sa position dans cette hiérarchie, et aux rôles qu’elle assigne aux gens, variera d’une personne à l’autre. Certaines personnes trouvent relativement plus facile et plus indolore de se conformer aux normes de genre associées à leur sexe, tandis que d’autres trouvent les rôles de genre liés à leur sexe tellement oppressifs et contraignants qu’elles ne peuvent tolérer de s’y soumettre et choisissent de subir une transition pour vivre conformément au rôle assigné au sexe opposé.
Le genre comme hiérarchie perpétue la subordination des personnes de sexe féminin aux personnes de sexe masculin et limite le développement des deux sexes.
Heureusement, ce qui relève réellement d’un spectre, c’est la personnalité humaine, dans toute sa diversité et sa complexité. (En fait, ce n’est même pas un spectre unique parce qu’elle ne se résume pas à un continuum entre deux extrêmes. Elle ressemble plus à une grosse boule de caractéristiques humaines élastiques et en mouvement.) Le genre est le système de valeurs affirmant qu’il n’existe que deux types de personnalité, déterminés par les organes reproducteurs avec lesquels vous êtes né. L’une des premières étapes pour libérer les gens de la cage qu’est le genre est de contester les normes de genre établies, d’en jouer et d’explorer l’expression et la représentation que vous donnez de votre genre. Personne, et certainement aucune féministe radicale, ne souhaite empêcher quiconque de se définir d’une manière qui fait sens pour la personne concernée, ou d’exprimer sa personnalité de manières qu’elle ou il trouve agréables et libératrices.
Donc, si vous souhaitez vous qualifier de « femme » « genderqueer » qui se présente comme « demifille », allez-y. Exprimez cette identité comme vous en avez envie. Amusez-vous avec. Un problème surgit uniquement lorsque vous commencez à émettre des revendications politiques sur la base de cette étiquette, lorsque vous commencez à réclamer que d’autres soient vus comme cisgenres, parce que vous avez besoin d’un tas de gens cis binaires conventionnels contre qui vous définir. Il en est de même si vous affirmez que les personnes cis ont sur vous un avantage structurel et un privilège politique, parce qu’ils et elles ont une image sociale de gens binaires conformes aux normes, alors que personne ne comprend réellement le caractère complexe, lumineux, exceptionnel et à facettes multiples de votre propre identité de genre. Vous qualifier de non binaire ou de « genre-fluide » tout en exigeant que les autres se qualifient de cisgenres équivaut à soutenir que la grande majorité des êtres humains doivent rester dans leurs cases, parce que vous vous identifiez comme étant sans case.
La solution ne consiste pas à réifier le genre en insistant sur toujours plus de catégories de genre qui définissent la complexité de la personnalité humaine de façon rigide et essentialiste. La solution consiste à abolir le genre tout à fait. Nous n’avons pas besoin du genre. Nous serions mieux sans lui. Le genre comme hiérarchie entre deux positions a pour effet de faire paraître naturelle et de perpétuer la subordination des personnes de sexe féminin aux personnes de sexe masculin, et limite le développement des individus des deux sexes. Reconceptualiser le genre comme un spectre identitaire ne constitue en rien une amélioration.
Nul besoin d’avoir une expérience profonde, interne et essentielle du genre pour être libre de vous habiller comme vous le souhaitez, de vous comporter comme vous le voulez, de travailler comme il vous plaît et d’aimer qui vous aimez. Nul besoin de démontrer que votre personnalité est de genre féminin pour qu’il soit acceptable pour vous de prendre plaisir aux produits cosmétiques, à la cuisine et à l’artisanat. Nul besoin de devenir « genderqueer » pour « queerer » le genre. La solution à un système oppressif qui met les gens dans des cases roses et bleues ne consiste pas à créer de plus en plus de boîtes d’une foule d’autres couleurs sauf le rose ou le bleu. La solution consiste à se débarrasser complètement de ces cases.
Version originale : https://aeon.co/essays/the-idea-that-gender-is-a-spectrum-is-a-new-gender-prison
Version espagnole: https://malditaradfem.wordpress.com/2017/03/28/la-idea-de-que-el-genero-es-un-espectro-es-una-nueva-carcel/
On peut lire d’autres textes de Rebecca Reilly-Cooper en anglais sur son blog : https://rebeccarc.com/, par exemple « Am I Cisgender? » (2014).
Lire aussi « Coming out as non-binary throws other women under the bus », de Susan Cox : http://www.feministcurrent.com/2016/08/10/coming-non-binary-throws-women-bus/
Traduction : TRADFEM
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