Par Meghan Murphy, initialement publié le 10/02/16 sur Feminist Current
Bon je présume que je vais parler de ce dont tout le monde parle, est toujours en train de parler, et ne s’arrête jamais de parler : Beyoncé.
Je sais que je suis supposée la fermer à son propos, mais disons juste qu’il ne s’agit pas vraiment de Beyoncé et commençons, d’ac ?
Donc, la vidéo. Vous l’avez vue. Elle est bonne. Tellement bonne. Quoi d’autre ?
Et bien, pour commencer, on nous montre un paquet d’images puissantes, politiques et radicales qui célèbrent la culture noire et qui s’opposent à la violence policière raciste. Bien. Le message de Beyoncé, à la fois dans cette vidéo et sur scène lors du Super Bowl, a réussi à faire chier un paquet de Blanc.he.s qui aiment les flics et ont peur que des Noir.e.s se révoltent contre la suprématie blanche. C’est bien aussi. Et pourtant, il y a un problème.
Une façon d’exprimer ce problème est de dire, comme l’a fait Jeff Guo, « ‘Formation’ [le titre du morceau] est un fantasme à propos du Black Power, de la « black beauty » et du « black success ». C’est politique, mais Beyoncé n’est pas une politicienne. »
Une autre approche est de dire, comme l’a fait Dianca London, que « considérer la réussite financière comme l’expression du pouvoir n’est pas seulement un refrain familier (et déficient) de son style artistique, c’est aussi une formule capitaliste prévisible pour définir la puissance d’agir des individus. »
Ce que je veux dire, c’est que l’Amérique a remplacé les activistes, révolutionnaires et théoricien.ne.s par de richissimes célébrités. Et le résultat est déroutant, pour dire le moins.
Ce n’est pas que je pense que les acteurs/trices ou les musicien.ne.s devraient nécessairement la fermer quand on parle de politique – ce n’est pas une mauvaise chose d’utiliser sa tribune à une fin juste. Il y a aussi la question de savoir si nous préférerions que nos pop stars restent silencieuses sur le plan politique ou qu’elles s’en tiennent à reprendre les hymnes des partis politiques. Je veux dire, nous voulons assurément que tout le monde s’informe et s’exprime contre les injustices, y compris les célébrités. Et ce que fait Beyoncé est bien plus politique et bien plus pertinent que la majorité de ce qu’on entend de la part d’artistes de son calibre. Mais quand nous transformons des chanteurs/euses pop, des acteurs/trices et des stars de téléréalité en leaders politiques, en les encourageant à orienter les échanges sur les mouvements radicaux, on corrompt inévitablement ces mouvements.
Il n’y a pas que l’hypocrisie d’écouter des millionnaires prêcher le capitalisme en évoquant des images de la classe laborieuse souffrante, il y a aussi le simple fait que nous ne devrions pas traiter en idoles les célébrités. Nous ne devrions même pas idéaliser les véritables militant.e.s radicales. C’est dangereux.
Mais l’Amérique nous a donné une culture qui se prosterne face à l’autel de la célébrité et nous offre des idoles plutôt que des intellectuel.le.s. Le succès ultime, aux États-Unis, n’est pas de changer le monde ou d’anéantir les systèmes et institutions d’oppression, mais de devenir célèbre, de n’importe quelle façon – que ce soit via Instagram, une chaîne Youtube, une « sex tape », ou en vous humiliant dans une émission de téléréalité. La meilleure chose que l’on puisse devenir aux États-Unis, c’est riche et célèbre.
Ce n’est donc pas vraiment une surprise que le message politique de Bey’ soit indissociable d’un message capitaliste. Le chroniqueur radio Jesse Wente l’a, sans le vouloir, parfaitement résumé quand il a dit à la radio publique canadienne CBC : « Rarement une artiste aura aussi bien combiné une habile autopromotion – le sens des affaires – avec l’affirmation artistique la plus politique de sa carrière. » Il faisait référence à la performance de Beyoncé pour la mi-temps du Super Bowl, qui mettait en scène le morceau « Formation » dans un style Black Panther, affirmait le mouvement #BlackLivesMatter [La vie des Noir.e.s compte], et qui fut immédiatement suivie par une publicité pour sa prochaine tournée.
Je veux dire, c’est l’argument qu’on nous rabâche inlassablement, comme façon de célébrer tous les bons capitalistes. De Kim Kardashian à Madonna en passant par Donald Trump et Steve Jobs, on nous offre « le sens des affaires » comme la chose qui devrait nous impressionner le plus (et souvent comme une excuse face à un manque d’éthique et/ou d’intelligence). « Mais vous devez le reconnaître, c’est une femme d’affaires vraiment intelligente » semble être notre réponse collective à toute critique, comme si le désir d’être riche était une sorte de compétence importante que nous aurions tous et toutes l’obligation de respecter.
Mais d’accord, tant qu’à être là, parlons un moment de Bey’ : je n’ai aucun doute qu’elle soit sensible aux discriminations racistes, au Black Power et à la révolte contre la violence policière. Ce n’est pas une personne mauvaise, une personne stupide ou une personne dénuée de talent. Elle est, plutôt, une personne très largement adorée – qui, pour des millions de personnes à travers le monde, ne peut jamais rien faire de mal. Alors quand elle dit « Reste toujours gracieuse, la meilleure vengeance c’est ta thune », en message de conclusion d’une vidéo (et de son passage au Super Bowl) par ailleurs politiquement engagée et critique du pouvoir masculin blanc, elle offre un message contradictoire. Un message qui sera adopté par des millions de personnes – de jeunes femmes, en particulier – et qui est, probablement, plutôt dangereux…
Comme nombre d’écrivain.e.s l’ont déjà montré, le capitalisme n‘est pas la solution à la marginalisation. Naturellement, nous participons tous et toutes de ce système et personne ne peut échapper aux besoins de survivre ou d’être consommateur – on ne nous offre pas vraiment d’autres solutions. Quand on est pauvre, la réussite financière est certainement ressentie comme le seul moyen de s’en sortir, et les personnes comme Beyoncé sont le fantasme qu’on nous offre en réconfort – c’est-à-dire l’idée d’une célébrité qui « nous ressemble » et l’idée qu’un jour, nous aussi, nous pourrions passer nos jours de congé sur un yacht avec Jay Z. La raison pour laquelle la culture de la célébrité est si écrasante aux États-Unis est parce qu’elle sert à nous distraire de la réalité déprimante de notre monde injuste, mais aussi à nous vendre le « rêve américain » – l’idée que nous sommes tous et toutes capables de réaliser la version capitaliste du « succès » si nous y travaillons simplement assez fort.
Mais nous ne sommes ni comme les célébrités ni comme les riches. Nous n’accomplirons rien qui ressemble à la libération ou à l’autonomisation dans ce système, même si nous devenons une espèce de Bill Gates. Parce que tant que le capitalisme existera, il y aura une classe laborieuse et il y aura une minorité de personnes très riches qui s’échangeront ce privilège..
Donc tout ça n’a pas vraiment grand-chose à voir avec Beyoncé ou avec n’importe quelle célébrité. Le fait que nous nous tournons vers les pop stars pour trouver des issues politiques est un problème de la culture américaine, et l’idée que la voie vers l’autonomie personnelle est de s’enrichir n’a pas été inventée par Bey’. Et, en réalité, elle mérite nos éloges pour avoir porté à la lumière, depuis sa tribune, ce monde injuste duquel on tente de nous distraire.
Il vaut la peine, toutefois, de critiquer le message qu’elle nous projette, parce que c’est un message dangereusement trompeur.
« Rester gracieuse » face à l’injustice offre une approche particulièrement féminisée du changement réel – comme si se révolter contre des systèmes d’oppression violents devait être fait poliment, en travaillant non pas contre le système, mais avec lui. Et la « meilleure vengeance » n’est que la « thune » si tu te moques de laisser tout le monde derrière toi, une fois que tu as gagné la tienne.
Aucune de ces idées n’est radicale, et aucune d’elles ne fonctionne. Et nos politiques doivent venir de personnes qui comprennent cela.
J’adore Beyoncé, j’adore la vidéo – c’est dur de ne pas l’aimer – mais gardez à l’esprit que ce qu’elle vend n’est pas la solution.
Meghan Murphy est écrivaine et journaliste indépendante, secrétaire de rédaction du soir pour le site rabble.ca, et fondatrice et directrice du site Feminist Current. Elle a obtenu une maîtrise au département d’Études sur les femmes, le genre et la sexualité de l’Université Simon Fraser en 2012. Elle travaille actuellement à un livre qui invite à un retour vers un féminisme plus radical, rappelant la deuxième vague et ancré dans la sororité.
Meghan a commencé sa carrière radiophonique en 2007, dans une caravane installée au milieu d’un champ de moutons. Son émission s’appelait « The F Word » et était diffusée à partir d’une toute petite île au large des côtes de la Colombie-Britannique. Elle a pleinement profité de la liberté que lui laissait cette radio pirate : buvant de la bière à l’antenne, lisant des passages d’Andrea Dworkin, et passant du Biggie Smalls. Elle est revenue à Vancouver, où elle a rejoint l’émission de radio nommée, coïncidence, elle aussi « The F Word », qu’elle a produite et animée jusqu’en 2012. Le podcast de Feminist Current est le projet « radio » actuel de Meghan, une façon de communiquer une analyse critique féministe progressiste à quiconque s’y intéresse. Feminist Current est une émission syndiquée à Pacifica Radio et hébergée par le réseau de podcasts Rabble.
Meghan blogue sur le féminisme depuis 2010. Elle n’hésite pas à penser à contre-courant et a été la première à publier une critique des défilés Slutwalk, en 2011. C’est l’une des rares blogueuses populaires à développer en public une critique à la fois féministe radicale et socialiste de l’industrie du sexe. Les critiques adressées par Meghan au #twitterfeminism, à la mode du burlesque, à l’auto-objectivation des selfies, et au féminisme du libre choix lui ont valu une foule d’éloges et d’attaques, mais surtout une reconnaissance comme écrivaine qui n’a pas peur de dire quelque chose de différent, en dépit de ce que le féminisme populaire et les grands médias décrètent comme ligne du parti.
Vous pouvez trouver ses écrits en version originale dans les médias Truthdig, The Globe and Mail, Georgia Straight, Al Jazeera,Ms. Magazine, AlterNet, Herizons, The Tyee, Megaphone Magazine, Good, National Post, Verily Magazine, Ravishly, rabble.ca,xoJane, Vice, The Vancouver Observer et New Statesman. Meghan a également participé à l’anthologie Freedom Fallacy : The Limits of Liberal Feminism.
Meghan a été interviewée par Radio-Canada, Sun News, The Big Picture avec Thom Hartmann, BBC Radio 5, et Al Jazeera, ainsi que dans de nombreux autres médias.
Isabelle Alonso a publié une interview d’elle sur son blog.
Vous pouvez la suivre sur Twitter @MeghanEMurphy.
Traduction : Tradfem
Original : http://www.feministcurrent.com/2016/02/10/beware-of-the-pop-star-as-activist-beyonce/
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