Natasha Chart : La plus sexy des oppressions

Par Natasha Chart, texte initialement publié sur le site Feminist Current.

Illustration - Image du film « Cinquante nuances de Grey »

Image du film « Cinquante nuances de Grey »

 

Le journal britannique The Mirror affiche en gros titre « Femme de 91 ans asphyxiée lors d’un jeu sexuel avec un voisin marié ».

Le meurtrier de cette femme l’a laissée étendue dans des draps ensanglantés, avec des ecchymoses sur le visage et ce que l’article décrit comme des « blessures génitales graves ». Le juge a libéré sous caution un voisin identifié par des tests d’ADN, puisque l’on « croit » que la femme est morte accidentellement. Qui croit cela et pourquoi ?

Un homme tue sa voisine et s’enfuit. Quand il est identifié par des traces de son ADN, il invente une histoire que d’autres croient et répètent de façon acritique selon laquelle toute l’affaire n’est qu’un accident malencontreux survenu au cours d’un « jeu sexuel ».

C’est ainsi qu’on associe un incident d’oppression à un tabou excitant pour éviter qu’il soit pris au sérieux. C’est ainsi qu’on associe des menaces à la santé et à la sécurité publiques – comme le viol, la torture et l’assassinat – en une « affaire de sexe ». C’est-à-dire en une affaire privée.

Parler publiquement de sexe relève de l’obscénité. Donc, parler de la façon dont les femmes sont menacées et physiquement violentées devient de l’obscénité et, ainsi, du « sexe ». En conséquence, tout ce qui concerne le corps et l’oppression des femmes est transformé en obscénité privée, qui ne peut être discutée comme tout autre sujet.

Les photos prises dans la prison d’Abou Ghraib dépeignaient, elles, la torture d’hommes. Personne ne croirait que des hommes souhaitaient être traités de cette façon. Il est évident pour tout le monde qu’il s’agissait de torture. Mais qu’en est-il pour une femme de 91 ans, qui n’est plus en vie pour raconter sa version de l’incident ? Cet assassinat devient « du sexe » aux yeux des médias, tout comme il s’agissait de « sexe » pour le jury qui a acquitté l’homme qui a poignardé au vagin Cindy Gladue et a ensuite convaincu le tribunal qu’il s’agissait d’un acte auquel elle avait consenti parce qu’il la payait pour du sexe.

Que devez-vous d’abord croire pour pouvoir conclure qu’une femme aurait consenti à son propre assassinat, quand tout ce dont vous disposez est la parole de son assassin ? Peut-être qu’il suffit d’une exposition culturelle systématique et de longue date à des images sexualisées de femmes dépeintes dans ce que ma mère aurait appelé de « mauvaises situations ».

Un homme enchaîné est opprimé. Une femme enchaînée est « du sexe ».

Un homme humilié en public est violenté. Une femme humiliée en public est sexy.

On dit d’un homme harcelé par un autre homme qu’il est provoqué. On dit d’une femme harcelée par un homme qu’elle est complimentée par une avance sexuelle.

Un adulte ayant des rapports sexuels avec un garçon mineur, que ce dernier ait été ou non progressivement amené à « aimer » cela, est décrit comme un pédophile agressant un enfant. Mais quand un homme adulte a des rapports sexuels avec une fille mineure, ils sont tous, des juges aux journalistes, prêts à décrire ce qui est arrivé comme « du sexe » et à discuter si la jeune a aimé, encouragé, ou « consenti » à cela.

Et au fond, d’où viennent ces représentations ? L’idée que ce puisse être « du sexe » quand une femme est agressée, voire tuée, par un homme ?

Quand, petite, j’allais à l’église, on me disait toujours que le viol, c’est quand un étranger agresse une femme et qu’elle hurle et se défend autant qu’elle le peut, mais qu’il a raison d’elle en définitive. C’est exactement le message de la Bible. On me disait aussi que nous les femmes ne devions pas nous mettre dans de mauvaises situations ; que nous ne devions pas nous rendre à des fêtes non surveillées, ou sortir seules, ou sortir tard sans être accompagnées, ou d’une manière générale être sans surveillance. Dans le mariage, il était entendu que c’était un devoir spirituel important pour les épouses d’être sexuellement disponibles à leur mari, afin qu’il ne soit pas tenté et ne s’égare pas de sa foi.

Tout ce que les féministes associent aujourd’hui à la « culture du viol » aurait très bien pu trouver place dans les sermons ou échanges informels de ma communauté ou d’autres milieux religieux conservateurs de l’époque.

C’est un trait omniprésent des enseignements religieux à prédominance masculine que si la femme ne se bat pas et ne crie pas très fort pour résister au viol, elle est dévergondée, immorale et spirituellement sans valeur du fait de ne pas avoir attendu le mariage. La condamnation est carrément adressée à la femme « déchue », qui est redéfinie comme le vecteur d’une tentation et d’un vice surnaturels. Il n’y a aucune échappatoire à cette règle, même si la soumission a été obtenue par contrainte.

Quand j’ai grandi et quitté cette église et ma famille, je me suis retrouvée avec une série de partenaires violents. Il m’a fallu des années pour réaliser que cela avait été un viol la fois où j’ai dit non, et continué à dire non, même si je m’étais placée dans une « mauvaise situation » en étant ivre et seule à l’intérieur d’une maison avec quelqu’un que je fréquentais. Je me sentais mal avec ce qu’il m’avait fait, mais je ne savais pas pourquoi – les mots sont importants.

Les idées rétrogrades d’un autre partenaire sur sa place prétendument naturelle comme chef de notre ménage m’ont semblé parfaitement normales, compte tenu de mon éducation. Il aimait la pornographie littéraire, les romans vieillots de science-fiction ou de fantasy où les femmes étaient toutes des damoiselles en détresse, ou même les esclaves sexuelles de leurs supérieurs masculins. Quand il en est venu à me frapper, il n’a fait qu’exagérer légèrement ce qui était autrement un pouvoir total sur ma vie.

Et puis, il y a le porno généralisé, celui qui est devenu la norme pour les gens, avec des photos ou des vidéos d’actes sexuels, plutôt que de simples images de femmes nues, comme celles qui assuraient la vente du magazine Playboy. À la moindre erreur de terme de recherche, vous pouvez trouver sur Twitter des collections d’images, de récits et de vidéos sans restriction de « salopes » qui « en veulent » et d’« adolescentes » giflées, ligotées pour des viols collectifs, torturées jusqu’aux larmes, droguées pour faciliter leur viol, tous leurs « orifices détruits ».

On prétend que les participantes adorent cela. Je ne connais aucune adolescente qui rêve d’un prolapsus anal pour ses 20 ans, et cela ne me semble pas très sexy. Mais si les hommes sont divertis par l’idée de détruire les corps des femmes, alors je suppose que cela ne devrait pas être une surprise quand des hommes détruisent des corps de femmes.

Une des photos que j’ai vues sur un site de porno – et ce sur un compte Twitter public – était celle d’une femme couchée à plat ventre sur un lit, accroupie devrait-on dire – où l’on ne voyait d’elle qu’une mare de sang entre ses fesses écartées. C’était censé être une image sexy. Un divertissement. Des hommes se masturbent face à cette image, où une femme en chair et en os a été abusée sexuellement jusqu’au sang et quelqu’un qui a participé à son agression continue à diffuser cette image dans un but lucratif.

Une autre scène était une brève séquence .gif – sur ce même compte public Twitter – où un homme blanc essuyait ce qui était décrit comme son « cul en sueur » sur le visage d’une femme noire à genoux. On nous invite à en déduire, à partir du contexte pornographique de l’image, que cette femme a consenti à et aimé voir son visage utilisé comme du papier hygiénique pour le confort et la commodité d’un homme blanc. On nous amène à en déduire qu’elle a consenti à ce que cette vidéo soit diffusée sur Internet à l’intention de n’importe quel membre de notre société blanche et raciste. Cette image comptait parmi les moins explicites, mais les plus obsédantes, de ces photos de « sexe », accessibles facilement et sans frais.

Il y a des hommes qui sont divertis et contentés par ces images. Des millions d’hommes. C’est terrifiant.

Le fait de voir présentée comme divertissement sexuel une photo produite commercialement d’une femme, visiblement effrayée et contrainte par un poignard contre son visage, incite à déduire l’existence d’un public agréablement excité par ce scénario. J’espère ne pas connaître de tels hommes, ne jamais en rencontrer, et que jamais les personnes auxquelles je tiens ne croiseront le chemin de tels hommes. Mais comment voulez-vous les reconnaître ? Il n’existe pas un « type » d’homme qui viole et agresse – de tels hommes sont partout, ils ressemblent à tout le monde. Aucune femme n’a la moindre raison d’accorder à un homme qui aime l’image d’une femme violentée le bénéfice d’un doute à propos du fait qu’il ne voudrait pas personnellement vivre cette expérience, qu’il ne voudrait pas provoquer lui-même cette terreur.

Cette dynamique explique en partie comment la frayeur d’une femme devient autre chose qu’une preuve de son intimidation, ce qui serait normal, comment notre peur devient aux yeux des hommes un indice de sexe, de romance et même d’amour. Un homme peut craindre pour sa vie et tuer un étranger en légitime défense dès une première rencontre. Une femme peut craindre pour sa vie à cause d’une longue histoire de menaces ou de violences, et si elle reste ou se soumet, ou même si elle se défend, ses actions seront interprétées par le biais d’une idéologie qui fait de la crainte un élément normal d’une relation sexuelle, présumée consentante de la part des femmes. On lui imputera en partie la responsabilité de toute blessure que l’homme lui inflige, y voyant un simple élément de leur relation.

Trop d’hommes voient dans la torture et la maltraitance des femmes un type de plaisir particulièrement sexy. Trop de femmes, craignant d’être qualifiées de « sexe-négatives », tentent d’être de bonnes joueuses et de se plier à ce traitement. Certaines femmes qui disent aimer leur rôle dans la pornographie, ou dans la soumission religieuse forcée, sont vues dans la politique à tendance masculiniste comme les seules voix féminines qui comptent ; personne n’est censé se soucier des femmes qui ont vécu ces cultures comme une longue série de violences dont elles ne pouvaient pas s’extirper à l’époque ; personne n’est censé s’inquiéter des autres femmes qui doivent composer avec les comportements des hommes après pareil endoctrinement.

La jouissance et l’acculturation sexuelle des hommes ont pour effet de naturaliser la violence et la domination comme étant « du sexe » ou un « jeu ».

Qui nous a dit que « le sexe » devait être affaire de domination ? Qui nous a dit que « le sexe » était quelque chose dont chaque homme « a besoin » ou possède un droit accordé par Dieu d’« obtenir » d’une femme qui est vulnérable ou en mauvaise situation ? Qui a suggéré qu’il était barbant d’être aimant, tendre et respectueux ?

Il n’existe aucune partie de la culture patriarcale qui ne prétend pas que les femmes doivent du sexe aux hommes, ce qui signifie habituellement que la femme leur doit soumission sexuelle et excitation face à leur usage de la force ou de la coercition. Les enseignements de la pornographie et de l’église sont simplement les principaux vecteurs de cette opinion, quasi universelle.

Les femmes en viennent souvent elles-mêmes à croire ces récits masculins à propos de la sexualité. Mais non, ce ne sont pas des compliments que l’on vous criait dans la rue – vous savez bien à quelle vitesse ils auraient pu se transformer en insultes et menaces. Non, ce n’était pas du sexe après qu’il ait gueulé, boudé et se soit plaint pendant des heures jusqu’à ce que vous cédiez – c’était de la coercition, c’était du viol.

Bien sûr, quand un homme agresse une femme, c’est de sa propre faute et il devrait en être tenu entièrement responsable. Mais comme il le reconnaîtra rarement et cherchera plutôt une excuse pour éviter ce blâme, c’est à nous de lui attribuer cette responsabilité. Comment allons-nous faire ? Si elle est morte quand il en a fini avec elle et qu’elle ne peut plus parler en son propre nom, allons-nous le croire, lui, quand il parle d’un « jeu sexuel » qui a mal tourné, ou allons-nous regarder au-delà des stéréotypes, si pratiques pour les hommes, sur les femmes « déchues », ou celles qui « aiment ce genre de choses », et comprendre qu’un cadavre meurtri avec de graves lésions génitales devrait être tenu pour preuve qu’un être humain a été torturé à mort ?

Il se peut que cet homme aurait torturé sa voisine de 91 ans même en l’absence de toute influence culturelle extérieure. Personne ne peut le savoir avec certitude. Mais on peut déduire beaucoup de choses du fait que le tueur a offert cette justification particulière, dans l’espoir apparent que cela minimiserait la gravité de son crime aux yeux des autres. À en juger par la réaction du tribunal à ce jour, et par le fait que le Mirror a fait sa manchette de l’alibi de cet homme, au-dessus d’un cliché-type de personnes âgées en étreinte intime, il avait vu juste.

Le fait de craindre pour sa vie est, pour un homme, une raison suffisante de tuer un étranger désarmé. Pour une femme, craindre pour sa vie est considéré comme « du sexe ». Et beaucoup trop d’hommes sont trop occupés à prendre leur pied avec ça pour y voir un problème.

Natasha Chart

Natasha Chart est une organisatrice en ligne et une féministe vivant aux États-Unis.
Original : http://www.feministcurrent.com/2015/12/09/the-sexiest-oppression/
Traduction : TRADFEM.

4 réflexions sur “Natasha Chart : La plus sexy des oppressions

  1. Pingback: Natasha Chart : La plus sexy des oppressions | Entre les lignes entre les mots

  2. Cet article démontre par A+B que tant la société patriarcat ne se femmiseras pas politiquement, culturellement, religieusement et surtout économiquement et socialement, les femmes seront toujours les victimes des violences des hommes quelques se soient physique, mentale ,verbale à travers la prostitution, la pornographie, la pédophilie ( la haine de la femme adulte qu’aurait pu devenir leur victime), les viols et autres violences masculines.

    Car la plupart des hommes possèdent une grave déficience intellectuelle et mentale envers la plupart des femmes de ce monde qu’on peut analyser à travers les cultures et religions masculines, comme ceux-ci possèdent une grave névrose obsessionnelle et mentale que leur sexualité et leur naissance dépend du bon vouloir des femmes.

    À lire les écrits psychiatrique d’Alexander Lowen pour comprendre et analyser que cette femme de 90 ans n’était pas du tout consentante sexuellement envers prédateur sexuel, comme de graves blocages de la plupart de ses chacras à travers de grave chocs émotionnels qu’elle a subi face à des viols ou autres violences masculines qu’elle n’a jamais pu faire son deuil.. Le chacras de la gorge siège de sa propre volonté est totalement bloqué.

    J’aime

  3. Pingback: Annuaire de liens féministes – Féminisme radical – Radfem Résistance 2

  4. Pingback: Pornographie | Pearltrees

Répondre à Bouyssel Annuler la réponse.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.