Extrait d’une anthologie de Dworkin, traduite par la collective TRADFEM, à paraître en novembre 2017 aux Éditions du remue-ménage et Syllepse.
La violence conjugale est le plus commun des crimes violents commis aux États-Unis, selon le FBI. Dans le New Hampshire, je parle à des femmes de dix-huit ans qui travaillent dans un centre d’hébergement d’urgence pour femmes battues. L’une d’elles parle de ce qu’elle ressent lorsque des femmes décident de rentrer à la maison et qu’elle doit les y conduire. À Toronto, je rencontre deux femmes qui sillonnent la campagne canadienne en plein hiver pour trouver et aider des femmes battues. Dans un projet qu’elle appelle « Hors des sentiers battus », Susan Faupel effectue une marche de 1000 kilomètres – de Chicago, Illinois, à Little Rock, Arkansas – en soutien aux femmes battues. Dans un État du Sud, une organisatrice de la manifestation où je viens de parler me conduit à l’aéroport ; la voiture fait des embardées alors qu’elle me dit qu’elle se fait frapper en ce moment. Je lui demande : « Quand cela ? » « Maintenant, maintenant », répond-elle ; elle couvre de fond de teint ses ecchymoses pour se rendre aux réunions de préparation des manifestations antipornographie. Dans le Sud surtout, je rencontre des lesbiennes, mariées avec enfants, qui sont battues par leurs maris – effrayées de partir parce qu’elles perdraient leurs enfants, battues parce qu’elles sont lesbiennes. À Seattle, je trouve des hébergements d’urgence, ignorés de la plupart des féministes, qui accueillent des femmes battues par leurs amantes. Dans de petites villes où il n’existe pas de refuges, en particulier dans le Nord et le Midwest, je trouve des maisons de transit organisées en réseau clandestin pour permettre aux femmes de fuir la violence conjugale.
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Linogravure de Dana Ayotte après avoir entendu Andrea Dworkin lors d’un rassemblement Take back the night à Vancouver (reproduit avec l’autorisation de l’artiste)
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Car j’ignorais si le pas suivant
Ne serait pas mon dernier.
Emily Dickinson
Dans quelques jours, j’aurai trente et un ans. Je suis à la fois remplie de fierté et d’angoisse.
La fierté vient de mes réalisations. J’ai fait de ma vie ce que je souhaitais en faire par-dessus tout. Je suis devenue écrivaine, j’ai publié deux livres intègres et de qualité. Je ne savais pas ce que ces deux livres me coûteraient, l’immense difficulté que j’éprouverais à les écrire, à survivre à l’opposition qu’ils rencontreraient. Je n’imaginais pas qu’ils allaient exiger de moi un dévouement implacable, une discipline spartiate, une privation matérielle continue, une anxiété viscérale quant aux rudiments de ma survie, une confiance en moi faite d’acier plus que d’innocence. J’ai aussi appris à vivre seule, à acquérir une indépendance affective rigoureuse, une volonté créatrice autonome et un engagement passionné envers mon propre sens du bien et du mal. J’ai dû apprendre non seulement à faire ces choses, mais à vouloir les faire. J’ai appris à ne pas me mentir à moi-même concernant ce qui compte pour moi – en art, en amour, en amitié. J’ai appris à assumer la responsabilité de mes propres convictions intenses et de mes limites réelles. J’ai appris à résister à la plupart des formes de contrainte et de flatterie qui me détourneraient de ma conscience. Je crois que, pour une femme, j’ai accompli beaucoup de choses.
L’angoisse vient des souvenirs. Les souvenirs de terreur et de douleur insupportable peuvent s’emparer du présent, à n’importe quel moment, et y jeter des ombres si denses que l’esprit vacille, privé de lumière, et que le corps tremble, incapable de trouver une assise. Le passé nous rattrape littéralement, nous saisit, nous immobilise d’angoisse. Chaque année, à l’approche de mon anniversaire, je me souviens, involontairement, qu’à vingt-cinq ans, j’étais encore une femme battue, une femme dont la vie entière n’était que désespoir muet. À vingt-six ans, je demeurais une femme terrorisée. Le mari que j’avais quitté pouvait toujours survenir à l’improviste, me battre, me bourrer de coups de poing ou de coups de pied, et disparaître. Un fantôme au poing dressé, un éclair suivi d’une douleur lancinante. Il n’existait aucune protection ou sécurité. J’étais déchirée intérieurement. Mon esprit restait à l’orée de sa destruction. L’anxiété étouffante, les cauchemars éveillés, les sueurs froides, les sanglots suffocants étaient mon lot quotidien. Je ne respirais pas : j’essayais d’avaler suffisamment d’air chaque minute pour survivre à un coup qui pouvait surgir à chaque instant. Mais j’avais franchi le premier pas : il devait me retrouver, je n’étais plus à l’attendre à la maison. À mon vingt-cinquième anniversaire, après avoir vécu un quart de siècle, j’étais presque morte, quasi catatonique, sans volonté de vivre. À mon vingt-sixième anniversaire, je voulais par-dessus tout vivre. J’avais un an, enfant née d’un cadavre, encore porteuse de l’odeur de la mort, mais détestant la mort. Cette année, j’ai maintenant six ans et l’angoisse de ma longue et atroce agonie revient me hanter. Mais cette année, pour la première fois, je ne fais pas que trembler de cette peur que soulève même le souvenir, je ne fais pas que pleurer. Cette année, je suis assise à mon bureau et j’écris.
Le viol est vraiment terrible. J’ai été violée et j’ai parlé avec des centaines de femmes qui ont été violées. Le viol est une expérience qui nous pollue la vie. Mais c’est une expérience qui reste en deçà des limites de notre vie. En définitive, notre vie est plus vaste.
L’agression par un étranger ou au sein d’un couple est une chose terrible. On est blessée, sapée, diminuée, intimidée. Mais notre vie est plus vaste
Mais la vie d’une femme battue est moins vaste que la terreur qui détruit cette femme jour après jour.
Le mariage délimite sa vie. La loi, les conventions sociales et la nécessité économique l’encerclent. Elle est cernée. Sa fierté exige qu’elle se dise satisfaite de sa condition aux yeux de la famille et des amies. Sa fierté exige qu’elle croie que son mari lui est dévoué et, lorsqu’elle n’y arrive plus, à en convaincre tout de même les autres.
La violence du mari à son égard contredit tout ce qu’on lui a inculqué sur la vie, le mariage, l’amour et le caractère sacré de la famille. Quelles que soient les circonstances dans lesquelles elle a grandi, on lui a appris à vénérer l’amour romantique et la perfection essentielle de la vie conjugale. Son échec est personnel. Les individus échouent à cause de leurs défauts. Les difficultés des individus, aussi omniprésentes soient-elles, ne discréditent en rien l’institution du mariage, ni ne remettent en question la croyance de l’épouse en un happy end, partout promis comme la résolution du conflit homme-femme. Le mariage est intrinsèquement bon. Le mariage est le but qui convient à la femme. La violence conjugale ne figure pas sur la carte du monde d’une femme quand elle se marie. Cette violence dépasse, littéralement, son imagination. Comme elle ne croit pas que cela a pu arriver, que lui a pu lui faire cela à elle, elle ne peut pas croire que cela se reproduira. Il est son mari. Non, ce n’est pas arrivé. Et quand cela arrive de nouveau, elle continue à le nier. C’était un accident, une erreur. Et quand cela arrive de nouveau, elle le met sur le compte des difficultés qu’il rencontre dans sa vie hors de la maison. Il vit là des affronts et des frustrations terribles. C’est l’explication des mauvais traitements qu’il lui inflige. Elle va trouver une façon de le réconforter, de se faire pardonner par lui. Et quand cela arrive de nouveau, elle s’incrimine. Elle sera meilleure, plus généreuse, plus silencieuse, plus tout ce qu’il aime, moins tout ce qui lui déplaît. Et quand cela arrive de nouveau, et encore de nouveau, et encore de nouveau, elle apprend qu’elle n’a nulle part où aller, personne vers qui se tourner, personne qui va la croire, personne qui va l’aider, personne qui va la protéger. Si elle part, elle va revenir. Elle va partir et revenir, et partir et revenir. Elle découvrira que sa famille, le médecin, la police, sa meilleure amie, ses voisins de palier, du dessus et d’à côté, que tous ces gens méprisent la femme qui n’arrive pas à bien gérer son foyer, à garder ses blessures cachées, à taire son désespoir, et à continuer à sourire, aimable et convaincante. Elle découvrira que la société chérit son mensonge fondateur – que le mariage est synonyme de bonheur – et qu’elle déteste la femme qui cesse un jour de répéter ce mensonge, même pour sauver sa vie.
Le souvenir de la douleur physique est vague. Je me souviens, bien sûr, que j’ai été frappée, que j’ai reçu des coups de pied. Je ne me souviens pas quand ni à quelle fréquence. C’est brouillé. Je me souviens de lui me cognant la tête contre le sol jusqu’à ce que je perde conscience. Je me souviens des coups de pied dans l’estomac. Je me souviens d’avoir été frappée encore et encore, les coups s’abattant sur différentes parties de mon corps alors que j’essayais de le fuir. Je me souviens d’une blessure terrible à la jambe à la suite d’une série de coups de pied. Je me souviens de mes pleurs et je me souviens de mes cris et de mes supplications. Je me souviens de ses coups de poing sur mes seins. On peut se souvenir d’avoir éprouvé une horrible douleur physique, mais ce souvenir ne ramène pas la douleur au corps. Heureusement, l’esprit peut se souvenir de ces événements sans que le corps les revive. Si l’on survit sans blessures permanentes, la douleur physique diminue, s’éloigne, prend fin. Elle lâche prise.
La peur ne lâche pas prise. La peur est le legs éternel. Au début, la peur imprègne chaque minute de chaque jour. On ne dort pas. On ne peut pas supporter d’être seule. La peur loge au creux de la poitrine. Elle prospère comme des poux sur la peau. Elle bloque les jambes, accélère les battements du cœur. Elle verrouille la mâchoire. Les mains tremblent. La gorge est nouée. La peur nous rend entièrement désespérée. A l’intérieur, on reste chamboulée, s’accrochant à toute personne qui affiche la moindre bonté, s’écrasant face à la moindre menace. Avec les années, la peur s’estompe, mais elle ne lâche pas prise. Elle ne lâche jamais prise. Et quand l’esprit se souvient de la peur, il lui redonne vie. La victime d’une telle violence se voit emprisonnée avec la peur réelle et le souvenir de la peur, toujours en elle. Ensemble, ils déferlent sur elle, et si elle n’apprend pas à nager dans cette mer terrible, elle sombre.
Et puis, il y a le fait que, durant ces semaines qui deviennent des années quand on est une femme battue, notre esprit est lentement fracassé au fil du temps, brisé en mille morceaux. L’esprit s’enfonce lentement dans le chaos et le désespoir, enterré, brisé et quasi éteint dans un tombeau impénétrable d’isolement. Cet isolement est si absolu, si meurtrier, si morbide, si destructeur et dévorant que plus rien d’autre n’existe dans notre vie. On se retrouve entièrement enveloppée par une solitude qu’aucun tremblement de terre ne pourrait rompre. Au fil des siècles, les hommes se sont penchés sur une question qui, entre leurs mains, devient paradoxalement abstraite : « Qu’est-ce que la réalité ? » Ils ont écrit des ouvrages compliqués sur cette question. La femme qui a été une femme battue et qui s’est échappée connaît la réponse : la réalité, c’est quand quelque chose vous arrive et vous le savez et vous pouvez le dire et quand vous le dites, d’autres personnes comprennent ce que vous voulez dire et vous croient. C’est cela la réalité, et la femme battue, emprisonnée seule dans un cauchemar qui déferle sur elle, a perdu cette réalité et ne peut la trouver nulle part.
Je me souviens de l’isolement comme de la pire angoisse que j’ai connue dans ma vie. Je me souviens de la folie pure et envahissante d’être invisible et irréelle, et de chaque coup qui me rendait plus invisible et plus irréelle ; je m’en souviens comme du pire désespoir que j’ai connu. Je me souviens de ceux qui se détournaient de moi, feignant de ne pas voir les blessures – ma famille, oh mon Dieu, surtout ma famille ; ma plus proche amie, une voisine, étouffant de son côté dans un mariage empoisonné par la violence psychologique, plutôt que physique ; le médecin si protocolaire et distant ; les femmes du quartier qui entendaient tous les cris ; les hommes du quartier qui souriaient, oui, de façon lubrique, moitié en détournant le regard, moitié en me regardant, quand ils me croisaient ; la famille de mon mari, surtout ma belle-mère, que j’adorais, mes belles-sœurs, que j’adorais. Je me souviens des muscles crispés de mon sourire lorsque je donnais au sujet de ces blessures de fausses explications que personne ne voulait entendre de toute façon. Je me souviens de mes efforts pour me conformer scrupuleusement à chaque convention sociale susceptible de prouver que j’étais une « bonne épouse », de convaincre les autres que j’étais heureuse dans le mariage. Et quand le poids des conventions sociales devint insupportable, je me souviens m’être graduellement retirée au plus profond de ce tombeau ouvert où tant de femmes se cachent dans l’attente de la mort – le domicile conjugal. J’allais faire des courses seulement quand je devais le faire, je promenais mes chiens ; quand j’avais la force de m’échapper, je m’enfuyais en criant, cherchant de l’aide et un abri, sans argent, souvent sans manteau, avec rien d’autre que ma terreur et mes larmes. Je ne rencontrais que des coups d’œil dérobés, des regards froids, et l’agression sexuelle vulgaire d’hommes seuls et rigolards qui me renvoyaient à la maison, vers un danger qui était, au moins, familier et familial. Ma maison, la mienne et aussi la sienne. La maison, le seul endroit que j’avais. Finalement, tout s’est effondré en moi. J’ai cédé. Je m’asseyais, les yeux dans le vide, j’attendais, passive et paralysée, ne parlant à personne, répondant à mes besoins primaires et à ceux de mes animaux, alors que mon mari partait pour de plus en plus longues périodes, rentrant seulement pour frapper et repartir. La femme qui disparaît ne manque à personne. Personne n’enquête sur sa disparition. Après un certain temps, les gens arrêtent de se demander où elle est, surtout s’ils ont déjà refusé de faire face à ce qui lui arrivait. Les épouses, après tout, sont faites pour la maison. Rien de la réalité extérieure ne dépend d’elles. C’est une leçon amère, et la femme battue l’apprend de la façon la plus amère.
La colère de la survivante est meurtrière, plus dangereuse pour elle que pour celui qui lui a fait mal. La survivante ne croit pas au meurtre, même pour sauver sa vie. Elle n’y croit pas, même si ce serait un châtiment plus clément que ce qu’il mérite. Elle veut sa mort mais ne le tuera pas. Elle n’abandonne jamais ce désir de le voir mort.
La clairvoyance de la victime est effrayante. Une fois échappée de la prison de terreur et de violence qui l’a presque détruite, un processus qui lui prend des années, il est très difficile de lui mentir ou de la manipuler. Elle devine les stratégies sociales qui l’ont contrôlée en tant que femme, les stratégies sexuelles qui l’ont réduite à n’être que l’ombre de ses possibles de naissance. Elle sait que pour continuer à vivre, elle ne doit plus jamais être bernée par l’illusion romantique ou l’hallucination sexuelle.
L’intransigeance affective de la survivante apparaît aux autres, même les plus proches d’elle, comme froide et inflexible, impitoyable dans son intensité. Elle en sait trop sur la souffrance pour tenter de la mesurer quand elle est présente, mais elle méprise l’apitoiement sur soi. Elle est sur la défensive, non par arrogance, mais parce qu’elle a été démolie par sa propre fragilité. Comme Anya, la survivante des camps de concentration nazis dans le beau roman éponyme de Susan Fromberg Schaeffer, elle pourrait dire : « Alors, qu’est-ce que j’ai appris ? J’ai appris à ne pas croire en la souffrance. C’est une forme de mort. Si elle est très forte, c’est un poison ; elle tue les émotions. » Elle sait que certaines de ses propres émotions ont été tuées et elle se méfie des gens avides de souffrance, comme si c’était une source de vie, et pas de mort.
Dans son cœur, elle vit le deuil de celles qui n’ont pas survécu.
Dans son âme, elle combat pour celles qui sont aujourd’hui ce qu’elle était alors.
Dans sa vie, elle célèbre et démontre la capacité et la volonté des femmes à survivre, à grandir, à agir, à se changer, soi et la société. Et chaque année elle est plus forte, et elles sont plus nombreuses.
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« A battered wife survives » a d’abord été publié sous le titre « The bruise that doesn’t heal » dans la revue Mother Jones, vol. 3, n°6, en juillet 1978, puis dans l’anthologie « Letters from a War Zone » (New York : Lawrence Hill Books, 1989).
La citation d’Emily Dickinson est tirée de Menus abîmes, éditions Orizons (p. 138).
Version originale anglaise du texte disponible ici : http://www.nostatusquo.com/ACLU/dworkin/WarZoneChaptIIIB.html
Traduction : TRADFEM