Pourquoi le féminisme libéral refuse-t-il de prioriser la lutte contre la violence masculine à l’égard des femmes ?

Par Raquel Rosario Sanchez, sur Feminist Current, le 18 décembre 2017

(Illustration: Käthe Kollwitz)

Partout dans le monde, les femmes se défendent contre la violence masculine à l’égard des femmes, mais vous ne le sauriez pas à lire les médias féministes destinés au grand public.

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Claudia Correa Torre (Photo : Cronica de Xalapa)

Le 10 décembre a marqué la fin des 16 jours d’activisme contre la violence sexiste. ONU Femmes, l’organisation des Nations Unies qui se consacre à la défense des droits des femmes, affirme que la campagne, lancée après la première rencontre du Women’s Global Leadership Institute en 1991, vise à « galvaniser les mesures prises pour mettre fin à la violence contre les femmes et les filles partout dans le monde ».

Dans mon enfance à Saint-Domingue, le 25 novembre — le premier des 16 jours d’activisme et de la Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes — a toujours été une journée importante, commémorée par les organismes publics, les médias et la société civile. Cette journée a été instituée en réponse aux meurtres brutaux de Patria, Minerva et Maria Teresa Mirabal, trois sœurs et militantes politiques dominicaines qui ont été assassinées par le dictateur dominicain Rafael Leonidas Trujillo, le 25 novembre 1960, pour complot en vue de renverser sa dictature.

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(Image : Archives de la famille Mirabal)

Le meurtre des sœurs Mirabal a provoqué des ondes de choc dans tout le pays, intensifiant la rébellion contre Trujillo, qui a été renversé peu après.

Quelques décennies plus tard, lors de la Première rencontre féministe latino-américaine et caribéenne à Bogota, en Colombie, plus de 200 féministes de la région ont choisi le 25 novembre comme journée où souligner la violence des hommes à l’égard des femmes. En 1993, l’ONU a voté la mise en œuvre de mesures visant à éradiquer les préjudices physiques, sexuels et psychologiques causés aux femmes et, en 1999, a approuvé, à son Assemblée générale, le projet de résolution instituant le 25 novembre comme Journée internationale pour l’élimination de la violence contre les femmes à l’Assemblée générale.

Selon l’Observatoire de l’égalité des sexes en Amérique latine et dans les Caraïbes (une division de l’ONU), l’Amérique latine et les Caraïbes présentent les taux les plus élevés de violence masculine contre les femmes en dehors des relations conjugales et les deuxièmes taux de violence dans le contexte de ces relations. De fait, cette région est actuellement la partie du monde la plus violente pour une femme ou une fille ; il est donc approprié que les femmes de cette région aient piloté la mobilisation pour faire du 25 novembre le jour symbolique de l’éradication de la violence masculine à l’égard des femmes.

Lors d’une récente manifestation contre le féminicide et l’impunité de la violence masculine, à Veracruz, au Mexique, Claudia Correa Torre, une femme dont la fille, Alondra Suarez Correa, a été assassinée le 10 septembre dernier, vraisemblablement par son ex-compagnon, a déclaré à l’agence Reuters : « En tant que femmes, nous sommes exposées à de grands dangers. » Correa Torre et son compagnon, Luis Gustavo Narcia Garcia, âgé de 19 ans, avaient parlé devant la maison de Suarez Correa tard dans la nuit. Le lendemain, le corps de la jeune femme de 21 ans a été retrouvé quelques maisons plus loin.

Quand les enquêteurs ont commencé à le chercher, Narcia Garcia s’était déjà enfui, a expliqué Mme Correa Torre :

« Les autorités ne font rien pour trouver ces tueurs et les tueurs se rendent compte qu’ils prennent tellement de temps qu’ils ont une chance de s’échapper. Et ils vont continuer à le faire si nous leur permettons de le faire. N’oubliez jamais ma fille. Cela peut arriver à n’importe quelle jeune femme. »

Malgré sa détresse, le fait que la violence masculine à l’égard des femmes fasse l’objet d’une discussion ouverte dans la sphère publique est en soi une victoire féministe, étant donné que le patriarcat tente depuis longtemps de perpétuer l’idée que l’oppression des femmes est une affaire privée.

Cependant, à lire certains médias féministes, vous ne pourriez pas juger d’à quel point la lutte pour mettre fin à la violence masculine contre les femmes est devenue centrale pour le mouvement féministe mondial.

Non seulement le féminisme libéral ne priorise pas la violence contre les femmes, mais il efface les femmes, en tant que classe, du mouvement lui-même.

La dernière fois que le site web Feministing a parlé des 16 jours d’activisme, c’était il y a six ans. La dernière fois qu’ils ont parlé du 25 novembre, ce fut il y a huit ans, dans un entrefilet, classé sous la rubrique « Aujourd’hui dans l’histoire du féminisme ». Mais la lutte pour mettre fin à la violence à l’égard des femmes et des filles n’est pas de l’« histoire » ancienne — elle est actuelle, urgente et active.

Alors qu’un réveil féministe se produit dans le monde entier pour un nombre incalculable de femmes et de filles, la Ms. Foundation for Women affirme que le féminisme ne concerne pas du tout les femmes, mais « l’égalité sociale, politique et économique de tous les genres ».

Qu’est-ce que le #féminisme ? On nous informe que c’est le #MotDel’Année pour le dictionnaire @MerriamWebster ! Dites-nous à quoi ressemble votre féminisme, nous demande #MyFeminismIs pic.twitter.com/N92uQhyos1

Non seulement cette définition ressemble-t-elle exactement à l’égalitarisme, comme l’a fait remarquer une utilisatrice de Twitter, mais en effaçant les femmes de la définition de notre propre mouvement, la Ms.FoundationforWomen passe sous silence les efforts mondiaux visant à mettre la violence masculine envers les femmes au premier plan du féminisme.

Nos amies de Everyday Feminism vont encore plus loin en affirmant qu’il est violent de prioriser les femmes dans le féminisme. L’an dernier, dans une vidéo intitulée « Is Feminism a Movement Just for Women—Or Is It About All Forms of Oppression? », Celia Edell a soutenu qu’il existait deux féminismes : un qui « lutte pour mettre fin à toutes les oppressions » et un autre qui est « un féminisme centré sur la femme ». Cette deuxième version est incorrecte, selon elle, car elle est « blessante » et pourrait porter préjudice à des gens.

Edell explique :

« Le mot féminisme évoque ce mouvement centré sur les femmes qui lutte pour la libération des femmes de l’oppression patriarcale. Ce mouvement existe depuis plusieurs décennies et s’est concentré sur les inégalités juridiques, le suffrage des femmes, la réforme de l’éducation, les inégalités culturelles, les stéréotypes de genre, la féminité, etc.

… Cependant, ce genre de féminisme est aussi blessant et potentiellement nuisible. Elle nuit aux minorités de genre et aux hommes s’identifiant comme trans (transwomen), en se concentrant principalement sur l’oppression, ou seulement sur l’oppression et les expériences des “femmes cis”

… Certaines féministes s’identifient à la notion d’un féminisme axé sur la libération des femmes — le mouvement “women’s lib”. Et même si c’est techniquement vrai du féminisme, cela ne rend pas compte de toutes les façons dont différents types d’oppression affecteront des femmes. Ça ne rend pas compte de la façon dont ces oppressions affectent les gens qui ne sont pas des femmes… »

Elle conclut en affirmant que « le féminisme est en fin de compte un ensemble de mouvements qui reconnaissent l’oppression de toutes sortes qui touche un large éventail de personnes ».

Mettre fin à la violence masculine contre les femmes et les filles ne fait même pas partie des préoccupations qu’Edell énumère comme essentielles au « féminisme centré sur les femmes », même si ce combat y a été primordial. Le fait même qu’un mouvement politique centré sur les femmes soit considéré comme violent, simplement parce qu’il ne priorise pas les formes d’oppression qui touchent les hommes, est révélateur. C’est malhonnête et manipulateur, mais cela joue aussi sur le fait que les femmes sont socialisées à ne jamais s’accorder la priorité ou défendre leurs droits, mais bien à donner la priorité à la masculinité et aux expériences masculines plutôt qu’aux leurs.

Il est facile de critiquer le féminisme de la troisième vague parce qu’il se refuse à défendre les femmes et qu’il capitule devant le patriarcat et le capitalisme, mais ce défaut est également un échec et un thème particulièrement révélateur du féminisme libéral. En rendant invisible la pandémie de violence masculine à l’encontre des femmes et des filles, le féminisme libéral normalise l’idée que nos luttes en tant que femmes sont moins ardues qu’elles ne le sont vraiment, et que nous pouvons donc mettre l’accent sur des projets comme « se réapproprier des concepts misogynes comme l’objectification sexuelle, ou ce terme omniprésent mais vide de sens  d’“égalité des sexes » ou ces pathétiques « Marches des salopes ». Entre-temps, la violence masculine à l’égard des femmes demeure le dénominateur commun entre les femmes. La violence masculine, dans toutes ses différentes manifestations, est présente dans toutes les intersections imaginables des oppressions basées sur l’âge, la race, la classe sociale, l’orientation sexuelle et toutes les autres conditions sociales. C’est une oppression qui touche toutes les femmes et les filles du monde entier.

C’est pourquoi la résistance à la violence masculine est notre outil le plus puissant pour élaborer des stratégies et démanteler le patriarcat en tant que système. Pourquoi, alors, le féminisme libéral se défile-t-il face à ce problème ?

Partout dans le monde, le travail de plaidoyer et le militantisme des femmes ont forcé les gouvernements et les institutions à mettre en place des mesures pour contrer la violence masculine. Par exemple, le 25 novembre dernier, le gouvernement français a dévoilé un plan national de lutte contre la violence faite aux femmes et aux filles. Les mesures incluent notamment permettre aux femmes de prendre les autobus « sur demande » la nuit (ce qui signifie que les femmes pourront signaler les autobus n’importe où, pas seulement aux arrêts d’autobus désignés) ; conscientiser les élèves du secondaire au sujet de la pornographie ; un projet de loi qui criminaliserait le harcèlement de rue ; et permettre aux victimes de viol et d’agression sexuelle de déposer leur plainte initiale en ligne.

Cette année, le 25 novembre, des milliers de femmes et de filles de tous les horizons, partout dans le monde, sont descendues dans la rue pour protester contre la violence que nous subissons aux mains des hommes, simplement parce que nous sommes nées femmes. C’est surtout grâce au travail de nos camarades féministes que les médias ont été forcés de parler de du problème de la violence masculine contre les femmes et les filles. Des quotidiens et les journaux télévisés du monde entier, de la Zambie au Pakistan en passant par les îles Salomon, ont présenté des entrevues avec des organismes de femmes spécialistes de cet enjeu.

La visibilité accrue du militantisme et des manifestations contre la violence à l’égard des femmes est le résultat des efforts d’innombrables femmes, depuis des générations et partout dans le monde, qui ont consacré leur vie à placer cette question au premier plan. Si vous pensez à l’ampleur du patriarcat, cela a exigé un effort gigantesque.

Reconnaissons le militantisme et la défense des droits des femmes qui luttent, depuis des décennies, pour rendre visible et publique la violence masculine à l’égard des femmes. N’oublions pas non plus que l’élimination de la violence masculine à l’égard des femmes est notre préoccupation la plus urgente en tant que mouvement de femmes.

Nous devons à celles qui nous ont précédées, à chacune d’entre nous aujourd’hui et aux femmes qui viendront après nous, de ne jamais permettre que la violence masculine commise contre nous et contre nos sœurs du monde entier soit repoussée dans l’obscurité.

 

Raquel Rosario Sanchez

photo raquel rosario sanchez dans médaillon

Raquel Rosario Sanchez est une écrivaine de la République dominicaine. Sa priorité absolue dans son travail et en tant que féministe est de mettre fin à la violence faite aux filles et aux femmes. Son travail a été relayé dans plusieurs publications imprimées et numériques, en anglais, en espagnol et en français, notamment : Feminist Current, TRADFEM, El Grillo, La Replica, Tribuna Feminista, El Caribe et La Marea. Vous pouvez la suivre SUR Twitter à @8rosariosanchez où elle divague sur le féminisme, la politique et la poésie.

Traduit par TRADFEM. Tous droits réservés à RR Sanchez.

Version originale : https://www.feministcurrent.com/2017/12/18/liberal-feminism-refuse-center-fight-male-violence-women/

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